Adapté du roman néerlandais éponyme de Heere Heeresma, A Day at the Beach est un film rare. Tourné en 1969, il est demeuré longtemps invisible ; tombé dans l’oubli avant sa redécouverte par la Paramount en 1992, il ne sera réédité aux États-Unis qu’en 2009, avec ce sous-titre révélateur : « le chef-d’œuvre perdu de Roman Polanski ». Scénarisé par ce dernier – qui portait initialement le projet et en sera le coproducteur – la réalisation a été finalement confiée au débutant Simon Hesera après le drame de l’assassinat de Sharon Tate. Troublant écho tragique à la mort de cette femme et de l’enfant qu’elle portait, A day at the beach livre un récit glaçant sur la cellule familiale et l’incidence des souffrances psychiques sur la parentalité.

Bernie (un Mark Burns haut en couleurs), emmène en virée sur une plage danoise sa petite nièce pour la journée, Winnie, une jeune fillette blonde (bouleversante Beatie Edney) fascinée par son oncle malgré les nombreuses scènes de désœuvrement auxquelles elle est exposée et les doutes qu’il laisse planer quant à leur possible lien filial. Entre fuite enchantée, profondément mélancolique et tragique et tentative désespérée de reconnexion paternelle, le film prend des tournures aux accents faulkiens pour conter les dérives d’un anti-héros alcoolique en déliquescence, dépeignant la misère existentielle d’un homme qui s’enfonce dans ses travers.

D’un personnage sympathique soliloquant avec panache contre la société, Bernie se meut en paria, à mesure qu’il s’acoquine avec des inconnus ou un vieil ami dans un bar – inlassablement attiré par la boisson, leitmotiv du récit – héros de tragédie shakespearien plus grotesque que sublime s’enfonçant dans sa catabase existentielle. Ces dérives alcoolisées et nihilistes s’illustrent dans des scènes au naturel parfois éprouvant, régulièrement filmées à hauteur d’enfant, observateur sans jugement du délitement de l’oncle-père : la vision innocente à laquelle nous sommes soumis se teinte d’une amertume et d’un malaise croissant tandis que nous subissons les comportements marginaux et asociaux d’un Bernie-poète qui délaisse complètement sa nièce.

© Powerhouse

C’est en ce sens un récit très polanskien : figure de l’errance, dérive psychologique et existentielle, ambiguïté des rapports adultes et enfants. Le pessimisme global imprègne des scènes entre réalisme cru et échappées illusoires, noirceur et poésie figurant cette mise en scène du héros et de ses névroses. De ses échanges avec Winnie découle une tendresse maladroite – car c’est là le cœur de l’intrigue – dans laquelle on ne peut que constater le malaise croissant qui s’installe et parasite la relation, entre amour, non-dits et abandon. Dans son délire poétique qui caresse l’absurde, Bernie entame avec cette enfant une véritable rébellion : marginal rejeté, il ne parvient jamais vraiment à créer du lien social, ni avec ses amis, ni avec les inconnus rencontrés, tous plus atypiques les uns que les autres et victimes tour à tour de son attitude désabusée et cynique, et surtout pas avec cette potentielle fille biologique que, irresponsable, il délaisse progressivement pour aller vers la boisson.

La photographie, signée Gilbert Taylor (à qui l’on doit aussi celle de Cul-de-sac et Répulsion), joue véritablement sur l’atmosphère poisseuse qui règne en maître : tons grisâtres, images saturées, lumière blafarde, immensités de plages désertes sous la pluie ; les décors nous renvoient sans cesse à l’errance, plans larges de panoramas pluvieux saturés de boue ou bas-fonds de bars et d’intérieurs miteux où les personnages se perdent, tout convoque et rappelle visuellement désespoir et mélancolie. Seul véritable écrin lumineux porteur d’espoir, le manteau ciré de l’enfant est un motif récurrent de la palette visuelle, se détachant de la misère et du cynisme global. Le travail sonore est lui aussi remarquable : l’ambiance joue sur les éléments naturels, le vent, la pluie, les bruits de pas dans la boue, amplifiant les sons pour proposer une immersion sensorielle totale figurant le désœuvrement ambiant, contribuant à cette atmosphère oppressante et mélancolique où la nature catalyse la métaphore globale dans un décorum désespéré.

© Powerhouse

A Day at the Beach, récit profondément mélancolique, peut ainsi être vu comme une pièce manquante de l’œuvre du cinéaste franco-polonais, un fragment fantôme dans la filmographie d’un réalisateur hanté par des drames personnels et une vision pessimiste des rapports sociaux. Cette chronique d’une journée ordinaire et d’un bonheur illusoire, d’une douceur tragique, prend peu à peu des allures de fin du monde pour un anti-héros qui ne parvient pas à y exister vraiment et fuit ses responsabilités.

 

Suppléments

  • deux présentations du film, une version de 82 minutes nouvellement restaurée et une autre de 84 minutes incluant des images uniques, provenant d’un master en définition standard au format 1,33:1
  • A Country Girl(2025, 6 mins): L’actrice Fiona Lewis évoque son entrée dans le cinéma et sa collaboration avec Polanski
  • Dancing Before the Enemy: How a Teenage Boy Fooled the Nazis and Lived(2015, 64 mins): portrait du producteur Gene Gutowski par son fils Adam Bardach relatant sa jeunesse en Pologne durant la seconde guerre mondiale
  • The Word of an Alcoholic(2025, 15 mins): Présentation par Michael Brooke de l’amitié de 44 ans entre Polanski and Marek Hłasko, auteur d’une des grandes études polonaises sur l’alcoolisme ;
  • Behind the Camera: Gil Taylor(1999, 13 mins): documentaire d’archives par Richard Blanshard contenant des interviews de Taylor, Polanski et du réalisateur Anthony Minghella ;
  • Une édition limitée exclusive de trente-six pages avec un nouvel essai de Michał Oleszczyk, une compilation d’articles de revues spécialisées sur le film, des extraits d’entretiens avec le réalisateur Simon Hesera lors de sa ressortie en 1993, un aperçu des critiques et le générique complet du film.

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A propos de Alyssande DAURIAC

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