Jonás Trueba – « Pour moi, faire du cinéma, c’est un mélange de documentaire et de fiction, de réalité et de fiction »

Avec Venez voir, Jonas Truba confirme son statut d’auteur phare du cinéma d’espagnol et poursuit son œuvre singulière, faite d’expérimentations narratives et d’hybridation entre réel et fiction. Lors de notre rencontre avec lui, il est nous apparu tel que l’on pouvait se l’imaginer : pensif, courtois et empreint de simplicité. Dans un excellent français, il nous a exposé le processus créatif de son dernier film et la conception qu’il se fait de son cinéma.

Comment vous est venue l’idée de ce film et comment s’est déroulé l’écriture ?

Je ne sais pas quoi dire… C’est un film très intuitif, je dirais. C’est un film que j’ai fait avec l’idée très forte de faire un film très simple, avec très peu d’éléments, de choses. La première idée, c’est ça, c’est de faire un film un peu vide. Pourquoi pas, non ? Avec très peu d’éléments, avec mes amis. C’est un film qui est né de manière plus forte pour moi pendant le confinement car j’ai dû me demander comment faire un film dans cette situation. Car, pour moi, la manière de faire du cinéma, c’est être toujours conscient de cette situation, de ces circonstances. Donc c’est un film de circonstances. Et il y aussi la musique que j’écoutais pendant le confinement qui m’a beaucoup aidé pour faire la structure du film, que ce soit l’ouverture ou les autres pièces qui sont écoutées dans le film. Ils sont dans ma tête avant toute chose. Donc j’écris le film avec cette musique.

Justement, il s’agit d’un des premiers films dont la narration découle en quelque sorte du Covid et des confinements. Était-ce une volonté de votre de part de faire un film sur le confinement ?

Pas un film sur le confinement parce que je ne crois pas que ce soit ça exactement. Mais oui, il s’agissait de ne pas cacher la réalité. Pour moi, ce serait très étrange si tous les cinéastes, tous les écrivains évitaient les cicatrices du confinement comme, par exemple, les masques. Je n’aime pas les masques mais c’est étrange l’idée d’un cinéma de 2021, 2022 sans cette espèce de cicatrice, de marque, de trace, de blessure qui a impacté le monde.

Comment travaillez-vous avec les acteurs ? Est-ce que vous leur laissez une part d’improvisation ou doivent-ils respecter les dialogues ?

Non, pas d’improvisation car je crois que l’improvisation conduit toujours à quelque chose de trop simple. Donc je préfère faire une écriture avec les acteurs, qui est une écriture plus proche du tournage. Mais nous faisons aussi beaucoup de conversations avant cela. Nous sommes amis donc c’est plus facile pour moi de m’adapter à eux, à leurs manières, à leur gestuelle. C’est à nouveau l’idée d’être conscient de la situation, des personnes avec lesquels je vais travailler.

Vos récits se caractérisent souvent par une absence de dramaturgie, au sens de péripéties, ou, du moins, par une dramaturgie sommaire, ouverte sur plusieurs possibilités. Comment caractériseriez-vous la narration de vos films ?

Je peux dire que j’essaie de ne pas mettre le point, la lumière sur les faits narratifs, les faits spectaculaires, dramaturgiques. J’évite un peu ça, d’une manière intuitive. Bien sûr, j’aime beaucoup l’idée du scénario classique, chez les autres cinéastes, mais je crois que ma mission, ma petite mission, c’est de me concentrer sur les autres aspects, moins narratifs, avec l’idée d’être dans le cinéma et de penser les films comme des petits espaces pour me sentir bien, dans cet espace qu’est le film. Ce n’est pas une chose que j’ai décidé de manière très consciente, c’est un chemin que j’ai emprunté.

Pourquoi avez-vous choisi de filmer dans ce format resserré ?

Peut-être parce que… C’est la première fois que j’utilise ce format que j’aime beaucoup. Je sentais qu’il serait bien pour ce film car c’est un film petit, très concentré sur les visages. Fondamental, je crois que c’est pour cela. Et oui, j’aime beaucoup cadrer de cette manière plus stricte. Finalement, c’est un film de couple et je suis toujours avec les personnages. Donc je crois que c’est bien comme ça. C’est modeste aussi. C’est bien pour l’échelle du film, qui est petit, qui est concentré, qui est court. Et je crois que c’est un format qui, pour moi, me semble plus modeste que le format panoramique.

Et est-ce que ce format n’accentue pas aussi la distance qui existe entre les deux couples ?

Oui, oui, il y a un peu de cela aussi. C’est un format qui me fait penser aussi au cinéma classique que j’aime beaucoup, au cinéma de Howard Hawks par exemple, qui est un cinéma de personnages, de la confrontation entre les personnages, d’une manière très limpide.

Copyright Itsaso Arana/Vito Sanz/losilusos films

Pour la réalisation de Qui à part nous, vous vous êtes inspirés du concept de mise en situation théorisé par José Luis Guerin : « faire réagir les protagonistes à des situations qui ne se présenteraient sûrement pas de cette manière dans leur vie ». Vous êtes-vous à nouveau inspiré de ce concept ?

Je crois que c’est un concept qui m’aide toujours beaucoup. Mais je crois qu’ici c’est un peu différent parce que dans Qui à part nous, il n’y avait rien d’écrit avant le tournage. L’écriture, c’était pendant le tournage avec les ados et tout ça. Et ici, c’est autre chose. Je crois que c’est un film un peu plus réfléchi, réflexif également. Donc j’ai fait un premier traitement et ensuite j’ai fait des petits dialogues, après la conversation avec les comédiens. Donc je crois que je suis revenu à une sorte de mise en scène classique.

Et quelle différence établissez-vous entre la fiction et le documentaire ?

Pour moi, c’est toujours un peu la même chose dans mes films. Je crois que je ne fais pas beaucoup la différence. Pour moi, faire du cinéma, c’est un mélange de documentaire et de fiction, de réalité et de fiction. Je m’intéresse beaucoup à la réalité pour travailler la fiction, la possibilité de la fiction. L’idée de voir des humains comme des personnages de fiction, c’est ça qui est le plus fort pour moi dans chaque film.

Cela se ressent dans vos films puisque dans Qui à part nous, il y a une dimension un petit peu romanesque, un petit peu fictionnel alors qu’ici, dans un film de fiction, il y a un ancrage dans le réel.

Il y a ici aussi un côté documentaire très fort. Oui, j’aime ce que tu dis sur le fait que c’est un petit plus romanesque. Je crois qu’ici, dans Venez voir, c’est une idée du cinéma un peu plus… Comment je peux dire ? C’est comme pour le bloc-notes, c’est comme lorsque tu prends des petites notes. C’est plus proche d’une certaine idée de l’essai, de la poésie, sans dire ça de manière prétentieuse. Mais oui, j’ai lu des petits poèmes qui parlent de cette sensation d’irréalité et c’est cela qui m’a conduit à faire le film. J’aime beaucoup l’idée que l’on peut faire des films sans beaucoup d’action, sans beaucoup de narration, avec des petits morceaux de vie.

Justement, l’autre point commun entre vos deux derniers films, c’est le fait qu’il y a beaucoup d’éléments qui sont suggérés et non pas montrés. En ce sens, ils peuvent tous deux se concevoir comme des fragments d’un récit plus large. Comment choisissez-vous ce qui doit être montré et ce qui doit rester hors-champ ?

Bonne question… Je ne sais pas vraiment. J’imagine que cela relève de l’intuition. Mais c’est vrai que pour faire du cinéma, l’idée qui est importante, c’est toutes les choses que finalement tu ne montres pas. C’est peut-être plus important que n’importe quelle autre chose. L’idée d’être sélectif. J’aime beaucoup ça, le fait de filmer des moments qui normalement ne se montrent pas dans beaucoup d’autres films. Ce sont des moments plus fragiles, moins spectaculaires.

La fin du film donne l’impression qu’il n’est pas vraiment terminé, qu’il n’est qu’un épisode parmi d’autres. Pourquoi ce choix ?

C’est une autre chose que j’ai senti de manière claire. J’avais envie de faire ça, de faire un film un peu non-conclu, sans final, qui s’arrête de manière brusque. Je ne sais pas l’expliquer de manière rationnelle. C’est quelque chose dont j’avais envie, peut-être aussi pour contredire cette idée de fermeture, de perfection du récit, car je ne crois pas beaucoup en cette idée. Et oui, je cherchais pour la fin un petit sentiment… une petite émotion très subtile… un peu fragile… C’était l’idée de finir le film avec une espèce de petite émotion sur le personnage qui se passe très vite. Et c’est un peu ça. L’idée, c’était que l’on se demande : qu’est-ce c’est que cela ? Cette idée que le spectateur, au cinéma, s’interroge : « Qu’est-ce que j’ai vu ? Qu’est-ce que c’est que cela ? C’est un film ? » J’aime beaucoup cela, ce questionnement. Qu’est-ce que c’est qu’un film narratif d’une salle de cinéma ?

Et est-ce que cette fin brusque n’accentue pas aussi la fragilité de l’instant présent ?

Peut-être oui. Cette idée dont j’avais envie vient peut-être de cela, vient peut-être de cette fragilité de l’ambiance de la réalité.

Copyright Itsaso Arana/Vito Sanz/losilusos films

D’une certaine manière, en dépit de ce format qui se rapproche du classicisme, votre façon de faire va à l’encontre du classicisme.

Peut-être oui. Oui, mais qu’est-ce que le classicisme ? J’aime beaucoup ce cinéma, qui est toujours l’un de mes préférés, le cinéma de Hawks, d’Ophuls, etc. Pour moi, ce sont des classiques. Mais, d’un autre côté, au niveau la forme, j’aime aussi beaucoup ces créateurs qui travaillent avec cette espèce de vide.

Et à l’intérieur du cinéma espagnol, est-ce que vous vous sentez proche de certains auteurs ou de certains courants ?

Oui, je me sens très fier d’appartenir à une génération qui est très diverse, je crois, et peut-être plus que jamais. Il y a beaucoup de cinéastes que j’aime, par exemple Fernando Franco, Isaki Lacuesta, et bien d’autres encore. Par exemple, j’aime beaucoup le film de Pilar Palomero, La Maternal, qui est sorti en Espagne cette année. J’aime bien sa manière de filmer. Javier Rebollo aussi, qui est un cinéaste très important pour moi. Il est moins connu maintenant mais c’est très important pour moi, il est un petit peu plus âgé que moi. (…) Il y en a beaucoup d’autres. Ils sont tous en train de faire du cinéma d’une manière très personnelle et j’aime cela. Mais il y a aussi les autres qui travaillent de manière plus mainstream comme Javier Ruiz Caldera qui fait des comédies très commerciales mais c’est très bien et j’aime cela. J’aime beaucoup l’idée d’un cinéma espagnol plus ouvert, plus divers, plus généreux.

Etes-vous d’accord pour dire que la jeunesse et, plus précisément, le passage entre la jeunesse et l’âge adulte est un thème récurrent de votre filmographie ?

Oui, peut-être… (rires). Oui, peut-être que Qui à part nous c’était le dernier film que je pouvais faire de manière naturelle, avec l’énergie la plus juvénile. Après ça, je fais ce film qui est un peu comme mon premier film qui montre l’âge adulte, d’une manière plus nette. Oui, je vais essayer de grandir avec mes films, avec les personnages aussi. Donc ce passage que tu évoques… J’espère qu’on peut conserver d’une certaine manière cette énergie juvénile toute la vie. Et de montrer cela dans les films, c’est important pour moi.

Est-ce que, justement, il n’y a pas dans l’opposition entre les deux couples une forme de rapport différent à l’âge adulte ?

Oui, oui, c’est un peu ça, oui. Le couple de Susana et Daniel, ils sont peut-être un peu plus fatigués mais ils ont aussi une conscience plus précise du moment dans lequel ils se situent. L’autre couple, ils sont encore dans une forme un peu plus juvénile.

Copyright Itsaso Arana/Vito Sanz/losilusos films

Vos deux derniers films montrent aussi comment le temps redéfinit non seulement les personnages mais aussi et surtout les liens entre les personnages. Était-ce une volonté consciente de votre part, de montrer comment le temps affecte les relations entre les personnages ?

Oui, on peut dire ça… Je ne sais pas vraiment car je crois que, oui, on travaille le temps mais, pour moi, la question du temps, c’est bien quand je regarde cela en tant que spectateur dans les autres films. J’aime beaucoup cette sensation du temps qui fait une espèce de résonance, qui résonne en quelque sorte dans les personnages. Lorsque je ressens cela en tant que spectateur dans les autres films, j’aime beaucoup. J’aime beaucoup cette espèce de résonance du temps dans les personnages. Peut-être plus que la sensation du passage du temps qui est une autre chose.

Au sujet de cette importance du temps et de sa relation avec les personnages, j’y ai vu un lien avec Richard Linklater. S’agit-il d’une influence pour votre cinéma ?

Hmm, oui bien sûr. Pour moi, c’est un cinéaste qui compte beaucoup, que j’adore depuis toutes ces années. L’autre jour, justement, j’ai vu son dernier film, Apollo 10 ½, que j’ai adoré. Il me surprend toujours avec son énergie, avec sa vitalité, avec son humanité. Pour moi, c’est le meilleur peintre d’une certaine idée des Etats-Unis. J’aime beaucoup parce qu’il est très classique d’une certaine manière et, en même temps, il est dans le moment précis, dans le contemporain avec chaque film. Son avant-dernier film, Bernadette, est également très surprenant et bien sûr Boyhood… Mais peut-être Boyhood est un film que je dois revoir parce que j’aime mais, pour moi, ce n’est pas le plus intéressant.

Qu’est-ce qui est, selon vous, le plus intéressant ?

J’aime beaucoup son premier long-métrage, Slacker¸ et j’aime beaucoup aussi son côté plus comique, Everybody Wants Some !! par exemple. Ça, c’est génial. C’est renoirien, pour moi, ce film. Il y a un côté renoirien mais appliqué aux Etats-Unis avec l’humour américain et tout ça. Et, bien sûr, la trilogie des Before.

Et, justement, quelles seraient vos influences, vos inspirations pour votre cinéma ?

Il y a beaucoup d’autres influences bien sûr. Mais dans ce film, les inspirations sont dans le film, tu peux les voir, tu peux les écouter. Ce sont les chansons, la poésie d’Olvido Garcia Valdés, la lecture du livre de Sloterdjik. J’ai fait l’effort d’introduire dans la mise en scène toutes les choses qui m’ont aidé pour faire ce film. C’est drôle car normalement les cinéastes ont tendance à cacher leurs influences mais j’ai l’effort contraire de mettre dans le film ce que j’écoute. C’est la conversation. L’influence la plus forte pour moi, c’est la conversation. Les choses que j’écoute, la musique, les conversations avec les amis, les choses que j’ai vues, les situations.

Quel est votre prochain projet ?

J’avais un projet qui devait se passer à Grenade mais finalement non. Donc je suis en train de réfléchir sur un nouveau film que je vais peut-être tourner l’automne prochain.

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A propos de Hugo Jordan

1 comment

  1. Gameiro delteil

    Bonjour. Je suis Agnès Gameiro delteil, coordinatrice du projet MAISON ROHMER À TULLE. Nous cherchons à joindre en assez grande urgence JONAS TRUEBA. Pourriez vous nous aider par un Mel ou tout autre contact.
    Bien amicalement
    Agnès Gameiro delteil 0683195608- Agnesgameirodelteil@gmail.com

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