D’un documentaire fleuve de trois heures quarante à une fiction d’une heure dix : tel est le grand écart opéré par Jonas Trueba entre ses deux derniers films. Mais loin d’être opposés, comme on pourrait le croire de prime d’abord, ils se rejoignent sur un certain nombre de points, notamment à travers cette hybridation singulière entre ancrage dans une réalité brute et « mise en situation », que l’on pourrait qualifier de docufiction. Si cet alliage singulier était assumé dès l’ouverture dans Qui à part nous (2021), à travers l’explication et les consignes données par le réalisateur à ses acteurs, il est ici suggéré en toute fin de parcours par la présence des caméras et des appareils de prises de sons qui viennent rappeler la part d’artificialité qui préside à toute représentation du réel. En dépit de leurs durées diamétralement opposées, ces deux opus apparaissent également sous une forme finalement similaire : celle du fragment, comme si ce qui nous était donné à voir n’était que l’infime partie d’un tout autrement plus important, d’un vaste ensemble que ces petits segments parviennent à éclairer. Qu’ils s’agissent des nombreuses ellipses, de la multiplicité des personnages, de l’amplitude temporelle qui structuraient Qui à part nous ou du choix singulier de limiter Venez voir à deux seules réunions entre amis, ces différents procédés témoignent de la volonté du cinéaste de ne conserver qu’une partie de son matériau, pour mieux laisser au spectateur le soin de prolonger ces récits qui ne sont qu’esquissés. Cette dimension parcellaire est également une affaire de pudeur car l’auteur, toujours soucieux de trouver la juste mesure avec son sujet, s’installe dans l’intimité de ses protagonistes avant de se détourner au moment où son geste menace de devenir intrusif.

Plutôt que les faits ou les événements de la narration, le cinéaste privilégie la représentation des émotions qui se dessinent chez les individus qu’il filme, au gré de ses mises en situation, et c’est à partir de ces instantanés, de ces presque-rien que se dévoile une image plus large, celle de cette jeunesse incertaine, à la fois enthousiaste et inquiète, qui traverse sa filmographie. La cohérence du cinéma Jonas Trueba s’affine dans la permanence du cadre spatial à chaque nouvel opus : Madrid et sa banlieue. Au sein de ce même décor, ne varient que les âges : alors que Qui à part nous (2021) se concentrait sur l’adolescence et ses derniers soubresauts, Venez voir se situe plus de dix ans après, au moment d’une autre crise, celle de la trentaine, renouant ainsi avec les tribulations d’Eva en août (2020). S’il peut s’avérer déconcertant et imparfait, comme victime de son inachèvement revendiqué, il n’en constitue pas moins une nouvelle réussite dans l’œuvre de ce jeune réalisateur espagnol.

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Dans un bar, deux couples d’amis, venus assister à un concert de piano, se retrouvent après presque un an et se promettent de se revoir rapidement. Mais très vite, une fois passée l’émotion du récital qui ouvre le récit, un profond sentiment de malaise s’insinue dans cette conversation peuplée de silences en forme de non-dits. Comme ce sera le cas pour la deuxième réunion entre les quatre amis six mois plus tard, la mise en scène, à travers une série de champs-contrechamps, divise le cadre en deux espaces distincts à l’intérieur desquels se retranche chacun des deux couples. En accentuant l’étroitesse de l’image, le format resserré contribue également à cette esthétique de la distance qui structure cette introduction. Fruit de leurs évolutions respectives, cette dichotomie entre deux paires de personnages renvoie plus largement à deux conceptions distinctes de la vie adulte : d’une part le prolongement – et la préservation – de la jeunesse et, de l’autre, la rupture avec les années qui précèdent. Au couple de madrilènes amoureux de leur ville s’oppose donc celui parti s’installer en banlieue et désireux d’élever des enfants. Sans aller jusqu’à prendre position, Trueba accorde néanmoins davantage de temps et d’intimité au premier, nous faisant partager leur regard critique sur ce mode de vie bourgeois. Lorsque Guillermo laisse entendre sa désapprobation à l’égard du choix des amis, se disant nullement intéressé par ce monde, Elena, sa copine, lui répond qu’il ne s’agit finalement que du réel, rappelant par-là qu’il s’agit malgré tout d’une norme dont il est bien difficile de s’affranchir. De la même manière, la présentation, six mois plus tard, de la vie dans la maison de banlieue tend à déconstruire légèrement le tableau idyllique de ce nouveau mode d’existence, rendant encore plus net le point de vue critique du cinéaste sur les codes de l’âge adulte.

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Mais ces questionnements, ô combien contemporains, et dont le cinéma d’aujourd’hui se fait bien souvent l’écho, restent ici bien trop sommaires pour être traités en profondeur et l’on mesure alors les limites de l’œuvre fragmentaire du réalisateur. Ils permettent néanmoins à ce dernier de nourrir le projet central de son récit : observer la manière dont le temps qui passe redéfinit les relations entre les personnages. « On s’était habitués à ne plus les voir » dira notamment Guillermo au sujet de leurs amis. Reposant sur une succession de temps morts et sur une somme de discussions plus ou moins banales, la narration se concentre sur les brèves évocations, sur les propos prononcés à demi-mots et, surtout, sur les hésitations, pour révéler à quel point il peut être difficile de préserver le naturel et la complicité des liens altérés par les changements. Se dévoile alors une angoisse sourde que l’on retrouve au creux de chacun des opus de Trueba mais qui est toujours adoucie par la délicatesse et le regard empathique que ce dernier porte sur ces personnages. Là où la trame initiale de l’intrigue aurait conduit d’autres auteurs vers le règlement de comptes entre amis, prétexte à la révélation faussement étonnante des bassesses humaines, n’apparaît ici qu’une longue discussion contrastée, empreinte de moqueries, de critiques, de désaccords mais qui se résout autour d’une partie de ping-pong dans une atmosphère douce-amère, où la sérénité offerte par l’amitié prime sur l’éloignement qui la menace. On saisit alors toute la pertinence de ce film qui parvient à rendre la beauté de ces moments anodins où l’on mesure sans crainte les années écoulées pour mieux admirer le charme de l’instant.

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