Cannes 2025 (Compétition) – Die, My Love – Lynne Ramsay

Die, My Love de Lynne Ramsay : le vacillement incandescent des sens

 

Présenté en compétition officielle au Festival de Cannes 2025, Die, My Love est un film-choc, âpre et sensoriel, signé Lynne Ramsay. Adapté du roman d’Ariana Harwicz, ce cinquième long-métrage de la réalisatrice écossaise nous plonge dans la psyché dévastée d’une jeune mère en proie à une dépression post-partum dans un Montana aussi sublime qu’hostile. C’est un film d’égarement mental, où l’image, le son, le rythme et la couleur conspirent à refléter la chute lente et violente d’une conscience.

Jennifer Lawrence incarne Grace, une mère dont la santé mentale vacille après la naissance de son enfant. Isolée dans une maison éloignée, face à un mari impuissant (Robert Pattinson) et un voisin ambigu (LaKeith Stanfield), Grace perd peu à peu pied. Son monde se désagrège à la manière de son esprit, et Die, My Love fait le choix de s’abandonner avec elle à l’irréel.

La mise en scène de Ramsay est sensorielle, charnelle, déstabilisante. Aucune distance n’est conservée. Tout est éprouvé de l’intérieur, du point de vue d’une subjectivité qui s’effondre. La narration se fragmente, les ellipses abondent, les lignes de temps se brouillent, les visions hallucinées s’imposent sans transition.

Tourné en 35 mm au format 1,33:1 par Seamus McGarvey, le film convoque les fantômes de Polanski, notamment Répulsion et Rosemary’s Baby. Le cadre est étouffant, les lignes droites et l’immobilité des intérieurs ou des extérieurs de campagne deviennent menaçants, les visages se noient dans les ombres. La nature sauvage du Montana, filmée dans des teintes bleutées et crayeuses, incarne un espace d’oppression plutôt que de fuite.

© Black Label Media

Le motif visuel du motard casqué, énigmatique, revient comme une figure de désir et de fuite. La caméra traque Grace plus qu’elle ne la suit, elle-même montrant tour à tour des visages divers : impassibles, animaux, réservés, abîmés, écorchés. Certaines scènes s’interrompent brutalement, d’autres remontent le temps sans avertir. L’image elle-même déraille.

Le son, signé Paul Davies, est un des piliers du film. Il n’accompagne pas le récit, il le distord, l’enveloppe, le contredit parfois. Le crépitement d’un tourne-disque, les parasites auditifs, les silences brutaux, les bourdonnements de mouches : tout participe à la construction d’un paysage acoustique paranoïaque.

Des morceaux pop étrangement insérés (« Mickey » de Toni Basil, entre autres) créent un contraste saisissant avec le désarroi sensoriel de Grace. Le traitement sonore renforce la sensation de décalage permanent entre perception et réalité. Ramsay fait du son une narration parallèle, un récit invisible qui nous rapproche encore davantage de la folie de son personnage.

Jennifer Lawrence livre ici l’une de ses performances les plus saisissantes. Elle ne cherche ni la beauté ni la sympathie : elle éprouve, vibre, s’effondre, sa folie lui confère une dimension mythologique, fantastique. Elle incarne une femme littéralement au bord du gouffre, dans un corps devenu le théâtre d’une guerre invisible. Sa folie n’est jamais démonstrative, à défaut d’être spectaculaire par la violence de son surgissement : elle se devine dans un regard, une respiration, une crispation musculaire. Chaque geste, chaque silence semble sur le point de faire basculer l’équilibre fragile de la scène. Le spectateur est pris en otage par cette tension : à chaque instant, tout peut exploser, tout peut sombrer. Ramsay joue avec cette peur-là — pas celle du monstre, mais celle de la perte de repères, de la dissolution du moi. Ce point de vue permet au spectateur d’être complètement dans la peau de Grace et de comprendre le mécanisme d’oppression mentale qui se met en place dans la folie. Mais il rend aussi cette folie infiniment belle et signifiante en comparaison de la platitude du monde environnant. C’est le tour de force magistral du film.

La scène de fin, d’une puissance esthétique inouïe, embrase littéralement l’écran. Dans une explosion visuelle de flammes et de lumière, Ramsay donne à la folie de Grace une forme incandescente, quasi mythologique. Le feu devient métaphore de l’embrasement intérieur, de la désintégration totale de toute barrière entre soi et le monde. La forêt flambe comme un dernier refuge consumé, le corps de Grace semble traversé de lueurs irréelles, et la caméra capte cette déréliction avec une beauté presque abstraite. C’est un moment de pur délire cinématographique, suspendu entre la grâce et l’horreur, qui clôt le film non sur une résolution, mais sur une sidération brûlante.

Die, My Love est un film d’expérience. Ce n’est pas une histoire qu’on suit, c’est une perception que l’on partage. Ramsay orchestre avec maîtrise la collision entre l’intime et le monstrueux, entre la mère et la bête en cage. Rarement la folie aura été aussi finement rendue à l’écran, aussi sensoriellement transmise.

Ovationné neuf minutes à Cannes, ce film ne laisse personne indemne. Pour nous, Jennifer Lawrence mérite un prix d’interprétation. Il s’inscrit dans la lignée des grandes œuvres sur la maternité souffrante, aux côtés de The Babadook, We Need to Talk About Kevin ou Cria Cuervos. Mais c’est surtout un Ramsay pur jus : elliptique, sensoriel, physique, déchirant. Un cri sourd dans un monde trop calme que la folie paradoxalement réveille et rend vibrant de beauté, comme le fit jadis en 1917 la célèbre et stupéfiante toile d’Edvard Munch, Le cri.

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A propos de Frédérique LAMBERT

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