Cannes 2025 (Compétition) « Bi Gan » – « Resurrection »

Resurrection de Bi Gan : époustouflante esthétique de la déréalisation pour rêve dissous

Avec Résurrection, présenté en compétition officielle au Festival de Cannes 2025, le cinéaste chinois Bi Gan signe une œuvre vertigineuse, fidèle à ses obsessions formelles et métaphysiques. Connu pour les stupéfiants Kaili Blues et Long Day’s Journey Into Night, il poursuit son exploration des limbes entre réalité et rêve, cette fois dans un futur où l’humanité a perdu la capacité de rêver — un postulat de science-fiction qui devient le point de départ d’un voyage sensoriel et poétique d’une beauté étrange éblouissante mais souvent décousue.

© Les films du Losange

Le récit, fragmentaire et fluide, suit le « Rêvoleur » (ou Fantasmer), interprété par Jackson Yee, seul être humain capable de rêver encore.  Ce néologisme poétique, formé sur les mots « voleur » et « rêver » désigne celui qui rêve, mais aussi celui qui dérobe des rêves ou qui les fait circuler dans un monde qui en est privé. Accompagné par une femme énigmatique, il traverse différentes époques de l’histoire chinoise, glissant d’une incarnation à l’autre à travers six chapitres symbolisant les cinq sens et l’esprit. Ce découpage donne au film sa structure éclatée : Résurrection ne se raconte pas, il se traverse comme un labyrinthe, avec ses chambres secrètes, ses fausses issues et ses retours en arrière. Il s’en dégage un sentiment de désorientation permanente, où le spectateur, tel un somnambule, doit accepter de perdre ses repères pour mieux percevoir les lignes de fuite du récit.

Visuellement, Bi Gan impose un langage propre, empruntant au cinéma expressionniste allemand (de Caligari à Nosferatu) ses angles obliques, ses contrastes marqués et ses décors stylisés. La photographie de Dong Jingsong excelle à faire surgir l’étrangeté du quotidien : couloirs vides, lumières instables, textures lisses et déroutantes construisent un espace à la fois mental et tangible, hanté par l’idée d’un monde vidé de son inconscient.

© Les films du Losange

Cette ambiance est sublimée par la bande-son atmosphérique de M83, dont les nappes électroniques prolongent l’impression d’un temps distendu. Le montage, volontairement discontinu, accentue cette impression de glissement incessant, comme si chaque séquence était un rêve fragmenté s’effaçant avant d’avoir livré tout son sens.

La conception des décors joue un rôle fondamental, non pas seulement en tant que cadre esthétique, mais comme véritable interface mentale et symbolique. Pensés par le chef décorateur Liu Qiang (collaborateur de longue date du réalisateur), les espaces sont construits comme des paysages psychiques, à la frontière du réel et du rêve, du souvenir et de la sensation.

Résurrection n’est pas un film d’intrigue mais une expérience immersive, conçue comme une interface sensorielle. Ses dialogues rares, son rythme méditatif et ses ruptures de ton déroutent autant qu’ils fascinent. On y trouve moins des réponses qu’une invitation à ressentir les strates du temps, les fantômes de l’histoire chinoise, et les creux de l’identité.

© Les films du Losange

Car la narration éclatée de Résurrection n’est pas simplement un obstacle — elle est la matière même du film. Plutôt que de raconter une histoire selon une logique linéaire, Bi Gan construit un espace mental, fait de réminiscences, de visions disjointes, de couches superposées. C’est déroutant, oui, parfois frustrant. Mais c’est aussi profondément cohérent avec le sujet du film : une humanité orpheline de ses rêves, où le réel lui-même se disloque.

Le vertige qui en découle est moins celui du chaos que celui d’un rêve lucide — vous savez que vous êtes en train de rêver, vous cherchez des signes, mais ils se dérobent. Ce sentiment est renforcé par la fragmentation des chapitres (cinq sens + esprit), par le flou temporel, et par l’effacement progressif des repères narratifs. À un moment, on ne sait plus si l’on suit un homme, une idée, un souvenir ou une forme de deuil.

© Les films du Losange

En ce sens, Résurrection ne se regarde pas avec l’œil du spectateur rationnel, mais avec celui du rêveur éveillé. Pour certains, cette esthétique de la dérive sera trop opaque. Pour d’autres, elle touchera juste. Bi Gan ne fait pas un film « écrit par une IA » — mais il filme comme si le rêve lui-même était devenu l’algorithme du récit, imprévisible, répétitif, fractal. Certains y verront un cinéma décousu, trop flottant ; d’autres une tentative radicale de représenter ce que signifie exister sans mémoire collective. Résurrection est une œuvre limite, aussi fascinante qu’exigeante, qui repousse les frontières du visible et de l’intelligible. Un poème sci-fi qui place le spectateur non devant une histoire, mais dans un rêve devenu orphelin de son rêveur.

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A propos de Frédérique LAMBERT

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