Tout le monde le sait : Le Velvet Underground a 50 ans. Pour cet anniversaire, CULTUROPOING s’associe aux éditions LE MOT ET LE RESTE qui éditent deux ouvrages essentiels pour saisir l’importance d’un mythe qui résonne encore et qui n’est pas près de s’éteindre.

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En avril 1966, Lou Reed, John Cale, Sterling Morrisson et Moe Tucker, accompagnés du mannequin Nico, s’enferment dans le studio de Scepter Records de New-York pour accoucher, sous le sceau d’un pacte faustien, d’un album devenu mythique.
Cinquante ans plus tard, malgré une aura sulfureuse mâtinée d’héroïne, le syndrome du « vieux beau » menace cette pièce maîtresse du rock contemporain au risque de séculariser la subversion qui l’anime et de standardiser la création qui l’habite. Pourtant, l’album à la banane résiste : il hante encore nos platines comme au premier jour et accompagne inlassablement les fins de soirées éthyliques. Objet séduisant et mystérieux, il élargit toujours davantage son influence et convertit toujours plus d’adorateurs.
D’une intensité qui semble inépuisable, l’expérience velvetienne reste une expérience intime et très intérieure, quelque chose à la fois d’évident et d’essentiel pour chaque auditeur dont la vivacité ne pourra nous être volée par les musées et la pipolisation.

« On ne devient pas un groupe comme le Velvet Underground sans s’adresser à toutes les dimensions de l’existence »
Richard Unterberger, « White light, white heat : le Velvet Undergroud au jour le jour » (Éditions Le mot et le reste, Réédition mars 2016).

« S’adresser à toutes les dimensions de l’existence » : il y a peut-être là une clé pour mieux comprendre l’éternelle jeunesse d’une expérience qui semble faire peau neuve à chaque audition, encore aujourd’hui et sûrement demain. Embrasser l’existence toute entière, c’est en visiter les moindre recoins et secrets, sonder ce qui l’anime en profondeur et qui parfois la dépasse. C’est oublier le fait, mettre de côté la petite histoire et les anecdotes pour s’approcher d’idées essentielles et fondatrices, oser s’emparer de concepts à l’inéluctable omniprésence : c’est côtoyer la vie comme la mort, explorer les tensions multiples entre moi et le monde. Des idées universelles qui soulèvent autant de questions essentielles dont l’auditeur est à la fois le centre et l’enjeu. A travers ses multiples formes, la littérature est déjà habitée par cette agitation métaphysique et sait mettre en jeu l’essentiel d’une vie. Privilège de l’âge : le rock, lui, est encore bien jeune et il n’est, en 1966, qu’un adolescent naïf et insouciant qui découvre son corps et sa sexualité. S’il a déjà connu ses premiers flirts et quelques belles érections, c’est en compagnie du Velvet Underground que le rock visitera les arcanes complexes de l’existence humaine, à la rencontre de quelque chose qui vient de loin, quelque chose de primitif et de profond qui la précède et lui survivra, quelque chose d’archaïque qui sommeille, en nous, dans le monde et au-delà.

Soi, le monde et l’au-delà : le premier album du Velvet Underground se choisit une nouvelle Trinité comme territoire d’exploration et fait entrer le rock et ses auditeurs dans un âge adulte qui est celui (osons le mot) de la métaphysique.

En un peu mois de 50 minutes et 11 titres, l’album embrasse une multitude d’émotions qui pourraient remplir ou résumer une existence : construit comme un parcours à la dialectique implacable, il invite l’auditeur à un voyage animé de forces contraires, fait de douleur et de douceur. Des titres primitifs et telluriques, parachevés par une production rudimentaire, dialoguent en permanence avec des titres lumineux et aériens. La légèreté élégiaque de Sunday Morning est interrompue par la frénésie et la compacité de Waiting for my man tandis que la dissonance de The black angel’s death song brise le confort ouaté de I’ll be your mirror. Fait de bruits comme de mélodies, sombrant dans l’obscurité des entrailles ou s’élevant vers une lumière solaire, l’album est dans un mouvement perpétuel entretenu avec malignité et dont l’auditeur est l’enjeu.
The Velvet Underground & Nico est donc une expérience transcendantale nourrie de forces antédiluviennes dont l’auditeur est le point de rencontre et de transit. Ce lien indéfectible entre les forces en jeu et l’auditeur, c’est la célèbre rythmique de Moe Tucker qui le tisse et le célèbre : singeant sa pulsation cardiaque, elle scelle au son de ses entrailles une relation viscérale avec un album dont il ne peut pas ignorer l’appel car il tient son cœur entre ses sillons. Inéluctablement, ces forces en jeu concernent l’auditeur : elles le traversent, l’habitent et l’animent. Presque piégé, l’auditeur s’abandonne à une expérience fondamentale proposée par un objet bien vivant : sonder le primitif en soi et avancer au gré des éclaircies.
Debout avec ses maillets et frappant parfois des poubelles, souvent livrée à elle-même, Moe Tucker est allée chercher dans ses souvenirs et dans les racines du rock cette pulsation fondatrice et originelle, ressuscitant le beat sauvage d’un artiste qui la passionne : Bo Diddley. Celui qui anime, par exemple, ce titre de mars 1955 :

« Le rock’n roll est en moi » Lou Reed

Fils de la classe moyenne américaine, Lou Reed n’a que la radio pour égayer une jeunesse morne et ennuyeuse qui se vit loin des métropoles. Il écoute les émissions d’Alan Reed et connaît la salvatrice découverte du rock’n’rol qui deviendra sa première passion, faite de trois accords et l’archaïsme du Rockabilly. Bien avant le Velvet Underground, il s’ y adonne déjà régulièrement pour le Label Pickwick : il y joue avec nonchalance « à la façon de… », accompagne différentes formations, dont l’une au titre prémonitoire : The Primitives.
En 1964, il compose et chante Cycle Annie avec les Beachnuts puis met au point une technique de jeu particulière sur le morceau The Ostrich qu’il jouera avec les Primitives : les six cordes de sa guitare sans frette sont accordées sur la même note puis se désaccordent lentement.
On pressent déjà le projet artistique de Lou Reed : entamer une lente déformation d’un rock primitif pour mieux célébrer sa décadence. Il l’incarnera à la perfection pendant les années 70, associant sa poésie vénéneuse à un son glam-rock érigé sur les restes d’un rock séminal, celui des pionniers de la fin des années 50. A contre-courant de la pop anglaise qui explore ses tendances baroques, Lou Reed offre à ce premier album quelques titres fait d’un rock sec aux mélodies archaïques que sa guitare Ostrich renouvelle subtilement. Titres presque anachroniques, Run, run, run et There she goes again témoignent de la résurrection de ce rock d’un autre âge. Hanté par de vieilles figures, ce premier album est animé par des forces d’outre-tombe, d’un autre temps, qui accompagnent désormais celles qui viennent d’ailleurs. Défiant désormais l’espace et le temps, The Velvet Underground & Nico semble invoquer une toute puissance pour mieux posséder un auditeur déjà dépassé.

« Nous ne voulions pas voir les gens. Nous voulions juste les cogner avec cette musique » John Cale

Ayant déjà activement participé, notamment avec son colocataire Tony Conrad, à l’aventure du Dream syndicate conduit par La Monte Young, John Cale est déjà, en ce début d’année 1966, un brillant musicologue et musicien. Correspondant de John Cage depuis 1960, c’est un esthète exigeant et reconnu, très réputé pour ses expériences avant-gardistes. Dès les premières compositions communes de l’été 1965 et depuis la formation du Velvet Underground en novembre 1965, il offre une boite crânienne à l’univers mental de Lou Reed. D’une façon radicale, John Cale densifie ses cauchemars psychiatriques et forge à même le métal – une chaise métallique et des assiettes pour European son, une chaîne de trombones entre les cordes de piano pour All tomorrow’s parties – la facette la plus primitive de l’album. John Cale est le grand architecte de l’album : tel Héphaïstos, il nous plonge au plus profond des entrailles de la terre, invoque des forces telluriques ancestrales, sauvages, presque effrayantes. Pour l’auditeur, c’est un cauchemar, une sorte retour à un état prénatal, à un « avant » indéterminé et régressif qui fait vibrer ses entrailles et débusque cette part primitive qui sommeille sous le vernis de la civilisation. Il y a là des forces d’un autre temps, quand la matière n’était que chaos et lave en fusion, quand la musique n’était que maelström désorganisé et bruitiste : une période qui plonge l’auditeur dans un « état altéré » et lui offre un voyage semblable à celui du professeur Edward Jessup (William Hurt) dans le film de Ken Russel, « Altered States » (1980).
Titre matriciel de ce primitivisme sauvage, le morceau Loop – attribué au Velvet Underground mais dont la paternité revient intégralement à John Cale – sort en décembre 1966 sur la face B d’un disque flexi qui accompagne le magazine Aspen d’Andy Warhol.

De façon assez simple, John Cale résume le projet : « Oublier les paroles, oublier les chansons pour ne retenir que le bruit. C’est cela notre son ». Il en sera pourtant tout autrement, ce qui pourrait expliquer la mise à l’écart de ce titre trop personnel dans le pressage définitif : si la démarche globale se veut radicale car avant-gardiste, l’objet du délit s’obligera a être plus séduisant. Car aux démons destructeurs de John Cale vont s’associer – tant bien que mal – les démons de Lou Reed : ceux du sexe, de la mort et de leurs multiples ambiguïtés. Quoiqu’il en soit, c’est bien Les Enfers qui sont aux commandes.

Pendant un court instant, pour contrebalancer avec cette effrayante facette autodestructrice et rétablir un hypothétique équilibre – geste salutaire quand notre cœur est entre ses mains là ! –, l’auditeur inquiet ira se réfugier dans la délicatesse ouatée de quelques titres aériens et solaires savamment égrenés comme autant d’indispensables respirations.

Seducere / Séduire : emmener à l’écart, tirer à soi, corrompre.
Tel est le mécanisme qui régit le piège mortifère pensé par Lou Reed : sous les oripeaux fallacieux de la bienveillance et de la mécanique respiratoire – quoi de plus vital? -, les rares refuges velvetiens dissimulent des chausse-trapes enduites d’un poison mortel, cachent des oubliettes programmées pour précipiter la chute de notre âme vers un univers de corruption et de vice.

« Sera-t-il charmant comme un petit garçon naïf ? Lou est très charmeur lorsqu’il le veut. Ou sera-t-il vicieux ? » Sterling Morrisson.

« Watch out the world’s behind you »
Rondeur confortable de la basse, légèreté du tambourin, violon mélodique : tout commence avec Sunday morning, merveilleux titre dont le caractère aérien et cristallin semble autoriser une indispensable respiration avant une longue apnée. Cette introduction de l’album est un temps suspendu que l’auditeur se garde et vole à l’album, un sursis de quelques minutes avant de sombrer l’univers interlope de la défonce new-yorkaise, enfer urbain aux mille tentations peuplé de marchands de mort tout de noir vêtus. Ce dimanche matin est pourtant, déjà, un « après » et l’auditeur est déjà mort : c’est un temps après la fête, après les utopies et après la vie. Dans cette chanson, le monde est derrière soi et toute une génération à la gueule de bois. Titre post-mortem, Sunday Morning est l’acte de naissance d’un album mort-né dont la délicieuse perversité travestit une comptine enfantine en glas et qui programme la lente noyade d’un auditeur qui tentera, en vain, de s’accrocher à un chant androgyne venu d’outre-tombe qui s’évapore dans l’écho, qui aura l’espoir de rattraper un chœur féminin trop lointain. En vain : Nico/Aglaophone et Lou Reed/Molpé sont les sirènes d’Hésiode et elles sont venues contempler sa mort lente.

Nico (Le Mot et le Reste)

« She’ll build you up to just put you down (…)
(…) She’s just a little tease »
Une rythmique indolente mais à la régularité métronomique, quelques cordes grattées en arpège, une guitare électrique discrètement saturée qui exécute une grappe de notes perlées pour devenir (selon la date et la qualité des pressages) un tapis sonore à la douceur envieuse : Femme fatale sait nous faire les yeux doux et nous accueille dans une ambiance cotonneuse aux charmes opiacés. Malgré qu’elle ait été demandée à Lou Reed par Andy Warhol qui pensait alors à sa superstar Edie Sedgwick, cette chanson emblématique aura finalement hanté Nico jusqu’à la fin de sa vie – elle sera obligée d’en ressasser les vers les plus célèbres jusqu’à son dernier concert, jusqu’à la fin, donc, de sa vie.
Qui est donc vraiment la Femme Fatale ? Que veux-t-elle ? Quelle message nous adresse-t-elle ?
L’ambiance musicale est une trop douce berceuse pour l’auditeur qui vient de se shooter en moins de 4 minutes 40 secondes pour 26 $ sur le rythme épileptique de Waiting for my man. D’une régularité qui mériterait d’être samplée, elle est un piège semblable aux fumeries d’opium : sa linéarité est comme une berceuse vicieuse qui nous prépare insidieusement au relâchement, au ralentissement inéluctable du cœur. Pour y résister, il faudra se réfugier au plus près de la voix douce et éthérée de Nico mise en avant grâce au mixage. Elle était sirène cruelle, elle devient, comme par miracle – croyons-nous aux miracles ? – mère prévenante et conseillère, presque couveuse.
Bob Dylan, Jim Morisson, Alain Delon, Frederico Fellini, Niko Papatakis (qui lui donnera son pseudonyme) : on ne compte plus les hommes qui ont traversé la vie de Nico, personnalité ambiguë qui se livre trop facilement au name-dropping pour combler les vides. Nico/Narcisse s’infiltre, louvoie, fascine et captive mais garde une obsession en tête : être « at the right time, at the right place ». C’est en femme fatale qu’elle se comporte au sein du Velvet Underground, s’alliant un jour avec Lou Reed et le lendemain avec le frère ennemi selon une stratégie simple : choisir celui qui possède le pouvoir.
Avons-nous confiance ? Le titre ne dissimulerait-il pas le portrait caché du mannequin à l’égocentrisme très sur et à la mythomanie évidente ?
Finalement, les chœurs narquois de Lou Reed et John Cale pourraient aussi bien s’adresser à elle qu’à Edie Sedgwick, superstar totalement absente du projet velvetien. Mais si notre duo toise de son sobriquet ce qu’il considère comme une présence imposée, c’est à une certaine distance comme pour mieux s’en protéger. Une précaution impossible à prendre pour un auditeur obligé de côtoyer, par le force du mixage, de très près et peut-être de trop près, une personnalité aux desseins troubles et aux facettes multiples. Mère, sirène ou femme fatale, le trouble persiste et ce très beau titre, malgré sa douceur, ne réconforte en rien : que ce soit en compagnie d’une femme ou des drogues, notre vie, ce truc si fragile, est menacée en permanence.

« Moi, j’étais le pauvre petit rocker, et voilà qu’arrivait cette déesse » Lou Reed.
« Je ne peux plus baiser avec des juifs » Nico s’adressant à Lou Reed.

Ambivalence des individus et usurpations identitaires, jeux de séduction et sexe manipulateur, non-dits : Femme Fatale cristallise idéalement les multiples ambiguïtés qui animent de façon latente le processus créatif de ce premier album. Des tensions font jour et distillent un trouble inconfortable, reconfigurent une rencontre d’acteurs créatifs en une guerre intestine et révèle un nouveau territoire , dangereusement miné mais extraordinairement fertile. Une fertilité qui irrigue un album très généreux pour un auditeur qui le découvre enfin à une échelle humaine après avoir essuyé les multiples secousses prodiguées par un album totémique recelant de pièges pervers, objet déifié par les incroyables forces métaphysiques qu’il a osé invoquer et dont il s’est nourri.

Avec I’ll be your mirror, on reste dans la mécanique perverse d’un Lou Reed encore éperdu qui se plaît à dissimuler le fiel de son écriture dérangée dans des mélodies simples et lumineuses. Mais le titre brille surtout par une magnifique interprétation de Nico à la fébrilité contenue mais palpable : il est l’intime confession, à hauteur d’auditeur, d’une déchirure humaine.
Derrière la ritournelle, c’est d’amour fou dont il s’agit mais aussi, plus douloureusement, d’image de soi. « Si je suis ton miroir, qui suis-je ? », « Ne suis-je que surface réfléchissante et modulable à l’infini ?» : des questions qui renvoient directement Nico à son passé de modèle et de mannequin. Ses premières photos professionnelles datent de janvier 1955 et inaugurent le début d’une belle carrière qui cache pourtant une plaie béante, un terrible sacrifice : celui d’une mère abandonnée sur l’île d’Ibiza qui sombrera dans la folie. Elle fréquente Saint-Germain-des-Prés, partage sa première dose d’héroïne avec Chet Baker, est photographiée par Jean-Loup Sieff puis illustre quelques pochettes de disques. Nico se construit une identité comme un personnage pour égayer une vie trop ennuyeuse qui ne comble pas ses ambitions.

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« C’est une vie tellement con d’être cover girl ! » Nico

Elle tente le cinéma et décroche quelques rôles discrets avant d’être repérée par Frederico Fellini qui la fait jouer dans La Dolce Vita. Dès lors, Nico commence à brouiller ses repères identitaires, naviguant comme un jeu entre la réalité et l’art, entre la vie et les films.
Il y aura quelques drames – un fils non reconnu avec Alain Delon, l’échec à l’audition de L’année dernière à Marienbad – qui la feront s’échouer en 1963 dans une comédie française ringarde, Striptease, pour laquelle elle aura néanmoins le privilège d’enregistrer un titre avec Serge Gainsbourg (Il lui préférera la version avec Juliette Gréco). Ses débuts de chanteuse à New-York sont difficiles : conspuée pour son lied particulier, elle est constamment harassée pour sa plastique avantageuse. Elle rentre à Paris et y rencontre Bob Dylan qui lui offre le titre I’ll keep it with mine dont il réalise un pressage acétate pour l’aider à se faire connaître. De retours aux États-Unis, elle forme un couple éphémère à la blondeur étincelante et à haute teneur en acidité avec Brian Jones puis rencontre Andy Warhol. Elle est enfin « at the right time, at the right place ».

Ce parcours rapide des débuts de Nico révèle à la fois une volonté farouche de réussir et une grande capacité d’adaptation. Prédatrice protéiforme, elle sait faire semblant et se joue aisément du monde et de ses contemporains au risque de la fragmentation. Talentueuse mythomane, elle dissimule ses origines et transforme ses souvenirs d’enfance qu’elle adapte selon les situations. En plus de son expérience du mannequinat, on devine comment I’ll be your mirror peut susciter chez elle un certain état d’âme, ouvrir une faille existentielle dans laquelle elle plongera intensément. Imposée par Andy Warhol, puis par Paul Morissey pour emmerder le jeune Lou Reed qu’il a pris en grippe, elle suscite un certain malaise que son lied approximatif et exaspérant parachève. Mais elle demeure indispensable : elle est la vedette du show velvetien et le visage d’un groupe qui, sur scène, joue dos au public. Question, encore une fois, de plastique. En mai 1966, la tension est palpable dans le studio TTG de Hollywood : c’est une dernière session pour Tom Wilson et il se bat encore avec Lou Reed pour qu’il cède le chant à Nico sur un dernier titre, I’ll be your mirror, le morceau « commercial »de l’album.
L’enregistrement est difficile et les membres du groupe s’acharnent sur le lied de Nico qui doit recommencer inlassablement. Rien à faire : son lied ne satisfait pas le groupe et l’atmosphère devient pesante. Et puis c’est l’éclatement et les larmes. Totalement épuisée, elle enregistre un dernière fois, noie le titre sous des sanglots retenus et l’enveloppe d’une voie fébrile habitée d’une vérité profonde. La prise est parfaite et prête à foudroyer l’auditeur en plein cœur, à condition d’être attentif : car c’est par les soupirs et les quelques trémolos en fin de phrases que I’ll be your mirror livre avec intensité son plus sombre secret : elle n’est plus une chanson d’amour, elle n’est que la plus bouleversante confession d’une béance. Cette béance a un nom : c’est la solitude, ce truc universel.
Terrassé par l’émotion brute du morceau, Andy Warhol imagine un tirage spécifique du disque qui permettrait, à partir d’une manipulation du sillon, de boucler à l’infini l’ultime I’ll be your mirror du titre. L’histoire ne dit pas pourquoi cette idée n’a pas été retenue mais nous savons déjà que la solitude s’est trouvée un territoire idéal pour tourner en rond : nos boites crâniennes.

« Notre Vietnam c’était l’héroïne » John Cale

Est-il possible d’échapper à la défonce en parlant du Velvet Underground dont l’un des titres phares est Héroïn ?
Tout a déjà été dit, écrit et montré : le public n’est pas avare de cette mythologie de tabloïd à grand renfort de sensationnalisme et de spectaculaire (Guy Debord, sauve nous!). Quelles drogues ? Comment et combien de fois par jour ? Tant que ça!? C’est dément ! Ça c’est rock’n’roll! Quelle classe ! Etc etc… Et patati et patata…
Face à ces histoires intimes – on a tendance à l’oublier – et un peu crapuleuses qui s’étalent parfois sans vergogne pour ne finalement rien dire ou révéler, la prudence est de mise. Partie prenante d’un chaos autodestructeur, la came participe d’une esthétique du noir, un black contingent qui définit assez bien le Velvet Underground et qui puise sa façon d’être dans une attitude camp nourrie de vie nocturne et d’importantes consommations d’amphétamines.
Surtout, la came permet de reconfigurer le rock du Velvet Underground sous une forme vicieuse et déviante, d’ignorer les aspirations baroques de la pop et les élévations du psychédélisme pour rester dans une réalité crasse de la rue, à hauteur d’homme : un rock maudit condamné à vivre rivé sur des trottoirs malfamés.
Avec Run, run, run – qui ressuscite à dessein une rythmique archaïque du rock – le Velvet Underground propose un voyage clandestin dans les bas-fond new-yorkais rythmé par une pulsation cardiaque qui s’accorde avec la nervosité urbaine. Le milieu urbain est un enfer qui se vit comme un parcours doloriste semé de seringues qui distribuent leur mort lente et lamentable. Les destins de Teenage Mary, Margarita Passion, Seasick Sarah et Beardless Harry semblent tragiquement scellés : « I sold my soul, must be saved ». Quand on se défonce, on voudrait être sauvé : c’est tragiquement simple et livré sans fard en 4 minutes et 22 secondes. Derrière les apparats d’un mythe fait de « sex, drugs & rock’n’roll  », le Velvet Underground ne pense qu’à une chose : fuir. En courant.
C’est cette même invitation à la fuite que propose Heroïn à travers son expérience sonore introspective. Tout le monde connaît l’histoire : la batterie sommaire de Moe Tucker est un rythme cardiaque et John Cale ruine les cordes électriques de son violon pour symboliser la circulation rapide de l’héroïne dans le circuit veineux. Rarement, pour l’auditeur, l’expérience de la douleur aura été aussi intense et partagée : Héroïn n’est pas un dialogue, c’est une affliction qui voudrait faire saigner les tympans de l’auditeur, un cauchemar autoritaire qui s’impose à son corps tout entier, une terrible expérience de mort lente et douloureuse. Une vocation qu’il serait parfois bon de rappeler aux quelques habituelles âmes saoules et esseulées qui titubent sur le titre en fin de soirée au milieu de salles des fêtes transformées en simulacre de piste de danse. Avec Heroïn, il n’y a ni trip, ni transe. Avec son titre à la fois court et définitif, Heroïn est sans promesse. Avec Heroïn, la fête est finie. Et l’auditeur aussi.

De l’enfer de la came, il faudra surtout retenir le caractère doloriste de l’expérience. C’est cette même aspiration qui anime l’écriture fielleuse de Lou Reed et qui habite, sous le sceau de la perversion, son univers sadomasochiste fait de seringues et de fouets.
Cette sensibilité particulière – qui participe pour beaucoup au caractère vénéneux de l’album – trouve sa source d’une expérience de jeunesse traumatique : en 1959, Lou Reed subit huit semaines d’électrochocs pour le guérir de ses tentations homosexuelles.
Très tôt, l’écriture fera office d’exutoire pour Lou Reed qui baigne ses textes pour les Primitives dans des ambiances sadomasochistes et perverses. En 1964, avec Cycle Annie, un titre écrit pour son groupe éphémère The Beachnuts, il invente un personnage de motarde dominatrice dont il s’inspirera sans doute pour se mettre en scène dans l’album Transformer de 1972, chef d’œuvre de décadence rock qui commence par un chanson au titre sans équivoque : Vicious.

Cœurs brisés, crises de manque, prostitutions, violences conjugales, enfer urbain, soleil dont la chaleur réconfortante reste trompeuse : l’univers de Lou Reed exhibe la mort sous toutes ses formes et vomit son flot de souffrances. Mais c’est surtout une littérature du mal qui trouve sa structure et ses formes particulières et qui se définit une rhétorique très personnelle : une poésie noire et singulière, des paroles de la nuit sauvage ou la chair est verbe. Lou Reed est un lettré exigeant et travailleur qui puise dans ses larges connaissances pour nourrir un projet artistique qui s’inscrit dans la filiation des auteurs décadents de la fin du XIXème.

« Shiny shiny, shiny boots of leather »
« Whiplash girlchild in the dark »

« Étendue dans un fauteuil, elle attisait un feu pétillant, dont les lueurs rosaient son pâle visage, et, de temps à autre, ses pieds mignons lorsqu’elle les en approchait. En dépit de son regard de statue, elle possédait une tête admirable, mais c’est tout ce que je vis d’elle. Son divin corps de marbre était enveloppé d’une immense pelisse de fourrure, dans laquelle elle s’était enroulée comme une chatte frileuse. »
La vénus à la fourrure de Sacher Masoch. (Autriche, 1870).

En adaptant très librement La Vénus à la fourrure de ce vieux fou de Sacher Masoch, Lou Reed plonge l’auditeur dans une fantasmagorie sadomasochiste qui prolongerait l’aventure charnelle d’un homme tombé entre les griffes de la femme fatale du titre précédent. Conte vicieux mais jouisseur, sa version de Venus in furs explore les pratiques sadomasochistes pour tenter de les légitimer par une fonction purificatrice. Rythmé comme une transe par Moe Tucker, le sadomasochisme est une pratique sacralisée qui soumet les instruments à sa volonté et utilise les stridences du violon de John Cale pour mettre la chair dans tous ses états. Cette mise en scène sabbatique n’est pas sans rappeler l’Exploding Plastic Inevitable, le spectacle d’Andy Warhol auquel le Velvet Underground participe activement.
Avec sa maîtresse aux bottes de cuir luisantes, Lou Reed invite la danse du fouet de Gerard Malanga et Marie Woronov : moulé dans son pantalon de cuir, Gerard Malanga virevolte avec son fouet puis s’agenouille pour baiser les bottes de cuir (Shiny shiny, shiny boots of leather) de Marie Woronov, belle brune sculpturale.
Pourtant, à la lecture du texte original de Sacher Masoch, on peut suggérer que c’est Nico que Lou Reed souhaitait inviter a cette danse dominatrice : le regard de statue, la pâleur du visage et le divin corps de marbre sont un parfait portrait de cette Walkyrie à la beauté étrange qui partage avec l’auteur des racines austro-germaniques.

Avec l’Exploding Plastic Inevitable, le Velvet Underground semble participer à un projet social et politique qui dépasse la prestation artistique : celui d’en finir avec l’optimisme et l’extase opiacée du flower power, travestis en dégénérescence par l’excès jusqu’à sa destruction. Le psychédélisme de l’Exploding Plastic Inevitable devient épileptique et le spectacle déjà multimédia de Warhol ne semble avoir qu’une seule raison d’être : faire du bruit pour en finir avec la mélodie pop – elle ressurgira dans l’album mais comme un cadavre – et transformer les hallucinés du LSD et des amphétamines en freaks inquiétants agités de spasmes qui défigurent et déforment. Habité de créatures primitives et d’ombres fantomatiques, le spectacle warholien se transforme en cauchemar éveillé dont le Velvet Underground est le bras armé. C’est peut-être au cœur de ces ténèbres, pendant ce sabbat cadencé par la prêtresse Moe Tucker, que le punk est mort-né, au-delà et dans l’au-delà de la pop et du rock.
La participation du Velvet Underground à l’Exploding Plastic Inevitable et, plus largement, à la sphère warholienne, permet de saisir les enjeux d’une expérience nouvelle et fondatrice qui résonne encore largement aujourd’hui, et plus encore : elle confronte démarche artistique et logique marchande, révèle les rapports complexes entre vocation avant-gardiste et vocation populaire, sous l’égide du grand spectacle, transgressif pour les artistes, scandaleux pour ses commerciaux. Le premier album du Velvet Underground, de sa pochette à sa logique de fabrication en passant par sa musique vénéneuse, cristallise à la perfection ces luttes qui sont encore d’aujourd’hui, se vit pour l’auditeur à la fois comme une leçon de liberté totale et comme un exemple de stratégie commerciale.
Lorsque Andy Warhol découvre le Velvet Underground en décembre 1965 au café Burlesque, il est très impressionné par la prestation du groupe et lui propose un forme de mécénat : en parfait connaisseur des mécanismes de séduction et des stratégies de communication, il impose au groupe une chanteuse ne sachant pas chanter mais à la plastique irréprochable. Nico, c’est avant tout une évidente valeur ajoutée, un objet de séduction qui sera la touche glamour du groupe. Andy Warhol ne touchera pas au projet musical velvetien, encourageant même Lou Reed à ne pas se censurer. Mais sur les racines transgressives du projet, il greffera l’aura et l’attrait du scandale.
Dès lors, Andy Warhol ose des mélanges incongrus pour mieux choquer la société civile et la mentalité bourgeoise : il programme le Velvet Underground en janvier 1966 à l’Hôtel Delmonico lors d’une convention de psychiatres. En mai 1966, le Velvet Underground assure une série de concerts qui font scandale sur Sunset Strip pendant lesquels l’artiste Cher déclare « Ce groupe ne remplacera jamais rien, sauf le suicide » : du pain béni pour Andy Warhol qui connaît le potentiel économique de cet indéfectible attrait du public pour les limites.
La campagne promotionnelle qu’il met en place se singularise par une communication provocante : tandis qu’une rumeur bienvenue annonce que certaines bananes warholiennes seraient imprégnées de LSD, un communiqué annonce que des étudiants fument des fils de bananes séchés et comparent l’effet à la marijuana.
Et puis il y a cette fameuse pochette légendaire, une œuvre forcément scandaleuse de l’artiste. Andy Warhol exploite une nouvelle fois le symbole provocateur et ouvertement phallique de la banane sur le même registre que son diptyque Mario Banana I et II qu’il a réalisé en 1964.

Le coup de génie, c’est que la pochette dépasse largement son opportuniste scandale pour rajouter une pierre essentielle au projet velvetien. De façon perverse, à la façon d’un Lou Reed, la délicatesse du fruit associée à une texture de velours dissimule une musique vouée à la dissonance et à la rugosité. C’est aussi, bien évidemment, un symbole phallique riche d’ambiguïtés qui a nourri les textes velvetiens de Lou Reed. Fruit aux multiples tentations, la pochette est un manifeste bisexuel mais aussi la pomme biblique du rock : lorsque le rock y goûtera, il en sera à jamais transformé. D’où la défiance des critiques à sa sortie en mars 1967 : « Une démarche très malsaine » écrira le magazine Rolling Stone.
Sans doute pas préparé, le public boudera l’album mais, selon la légende, « chaque auditeur de l’album fera un groupe de rock ». Et puis, il y a le terme « velvetien », pas encore au Larousse mais déjà entré dans le langage commun de la critique rock pour mesurer l’énorme influence d’une banane biblique sur la musique contemporaine.
En voilà quelques échantillons : la meilleure façon, finalement, de célébrer la vivacité hors-norme d’un monument de rock aussi essentiel que la métaphysique qui l’habite.

A lire aux éditions Le Mot et le reste (http://lemotetlereste.com/)

Nico (Le Mot et le Reste)
 » Nico  » par Serge Feray. 304 pages, 23 €.

Un livre exigeant et essentiel qui choisit de visiter la figure de Nico en restant au plus près des textes, dont la rhétorique est analysée avec érudition et finesse. Un parti-pris astucieux pour mieux révéler la plus belle facette de Nico : celle de poétesse du rock. Passionnant et salutaire.

White light white heat (Le Mot et le Reste)
 » White light, white heat : le Velvet Underground au jour le jour » par Richie Unterberger. 462 pages, 29€.

Un livre somme et imposant qui raconte au jour le jour l’aventure du Velvet Underground pour mieux révéler les multiples secrets d’une œuvre complexe aux innombrables ramifications. On ne peut pas faire plus complet que ce livre monumental de Richard Unterberger qui bénéficie aujourd’hui d’une très belle réédition. Un must… même si le mystère reste entier.

En complément :
Les articles très complets et passionnants d’Enrique Seknadje sur Culturopoing:
Lou Reed, « Berlin » (partie 1).
Lou Reed, « Berlin » (partie 2).
Lou Reed, « Transformer ».
Les Inrocks2 – The Velvet Underground. En vente sur le site des Inrocks.
L’album blême, un texte de Pacôme Thiellement sur le site Les mots sont importants.

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A propos de Benjamin Cocquenet

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