« Sœurs », m.e.s. Pascal Rambert

Soeurs de Pascal Rambert, KO debout

Dans Soeurs, Pascal Rambert, en flirtant avec le sublime dispositif qu’il avait mis en place dans Clôture de l’amour, réussit dans un tour de force spectaculaire, à nous convaincre, encore une fois, que de la profération peut naître la résilience.   

La scène est presque vide. Juste un tas de chaises d’école ou de salle des fêtes. Des bouteilles d’eau sur les côtés. Nous sommes devant un ring de boxe. Les combattantes entrent en scène. L’une traîne une valise, l’autre une rancœur infinie. Marina (Marina Hands) l’aînée, va demander à sa sœur Audrey (Audrey Bonnet) de partir, de ne pas la déranger avant ce que nous allons découvrir être une conférence sur l’accueil des migrants.

Audrey ne partira pas. Marina ne partira pas. Pas plus qu’elles ne vont s’écouter. Mais elles vont s’affronter dans une joute verbale cruelle et impitoyable. Elles vont tour à tour sans jamais s’interrompre poser des petites bombes sur leurs souvenirs inégalement partagés.

“Je ne retire rien toi-même tu ne retires jamais tu n’as jamais retiré jamais toutes les aiguilles que tu m’as balancées dans le corps pendant toutes nos années de jeunesse puis de jeunes femmes puis de femmes et maintenant d’ennemies”, Sœurs de Pascal Rambert (Editions des Solitaires Intempestifs).

© Pauline Roussille

Les comédiennes, qui se sont côtoyées au Conservatoire National Supérieur d’art dramatique, puis se sont succédé dans la même loge à la Comédie Française brûlent littéralement devant nous. Audrey Bonnet nous emporte, en propulsant les P et les T comme dans un numéro de lancer de couteaux, dans la même frénésie qu’elle nous délivrait dans Clôture de l’amour. Marina Hands est convaincante et majestueuse de bout en bout dans ce face à face harassant, cathartique.

Marina et Audrey sont moins des sœurs que des filles

Il est bien sûr question des liens de famille dans cette haine partagée “depuis plus de 30 ans”. La mort de la mère, tout d’abord, qui a déclenché ces retrouvailles. Puis l’éducation défaillante donnée par un père qui les a mises en concurrence dès leur prime enfance, les a incitées à devenir les meilleures dans un sport où il n’y a qu’un gagnant : la natation sportive. Il humiliera toujours la moins bonne. Et ça tombe souvent sur la cadette : Audrey. Ça lui tombe dessus longtemps et pendant longtemps. Ce n’est pas le bourreau qu’elle désignera comme ennemi, mais sa soeur. Elle ne parviendra pas à oublier ses brimades. Nombre de ses choix seront influencés par ses humiliations. Audrey se mariera à un nageur, tentera de se surpasser, de battre sa soeur. Et parce que le corps ne suffit pas, elle fera de longues études pour épater ce père autoritaire et exigeant.

“Papa employait beaucoup le mot malédiction quand il s’agissait de parler de ma présence au monde”, 

Sœurs de Pascal Rambert (Editions des Solitaires Intempestifs).

© Pauline Roussille

Malgré l’utilisation abondante du vocabulaire relatif à la sororité, Marina et Audrey sont moins des sœurs que des filles. Les filles d’un père défaillant, de ceux qui préfèrent opposer que rassembler, ceux qui aiment plus les combats que les étreintes, ceux qui règnent virilement sur leur foyer. Les filles de notre époque, libres de choisir leur trajectoire, leur pays et les personnes qui partagent — ou non — leur vie. Les filles qui doivent prouver toujours plus que les garçons. Les filles qui veulent être présentes aux funérailles de leur mère.   

Alors que toi ma chérie certes tu as de long bras mais tu seras toujours dans le bas du tableau c’est insupportable tu t’entraines autant qu’elle mais il y a quelque chose de désespérant à tant d’acharnement pour un résultat moyen”, Sœurs de Pascal Rambert (Editions des Solitaires Intempestifs).

Leurs deux pays ont définitivement une frontière infranchissable

Il n’y a plus beaucoup d’amour en elles (y en a-t-il jamais eu ?). Il n’y a aucune sororité, aucun point commun. Beaucoup de haine. Oh, bien sûr il y a de jolis souvenirs d’enfance mais l’amour n’est pas là. Elles ne s’écoutent pas. L’amour ne peut pas revenir. Alors dans une auto-catharsis spectaculaire elles vont vider leur sac pour se sentir mieux.

Avec une maîtrise impressionnante de la psychanalyse, Pascal Rambert transforme avec la même intensité (et peut être avec le même but que dans sa pièce Clôture de l’amour) l’autre en réceptacle et en vecteur de résilience plus qu’en interlocuteur. L’autre n’est ni un objet de pardon, ni un objet d’attention ; mais un simple mur de chair pensante.  

Pourquoi se haïssent-elles autant alors que l’univers les oblige à s’aimer ? Elles sont sœurs, leur amour ne devrait pas se négocier. Elles veulent comprendre. La haine est si violente lorsqu’elle supplante l’amour.

Elles déballent les choses pour faire place nette. Pour voir ce qui adviendra. Pour continuer à vivre. Elles se consolent, s’aident comme deux personnes blessées. Parfois elles se serrent les bras ou le corps, mais ces gestes sont ceux de deux adversaires, ceux de footballeurs qui se tendent la main pour se relever et continuer le match. Leurs deux pays ont définitivement une frontière infranchissable.  

Ceux qui y voient de l’amour ne sont pas des éternels optimistes mais peut-être des consciences conditionnées par une société qui voudrait que les sœurs ne se détestent point.

Nous sommes devant les horreurs et la complexité du monde

La grande force de Sœurs se situe également dans l’utilisation très intelligente de l’orage entre les deux sœurs comme un écrin électrique enveloppant un très beau message sur les abominables conditions de vie des migrants. Les deux violences virevoltent sous nos yeux, se répondent dans un fabuleux moment de théâtre et de lucidité. Nous sommes devant les horreurs et la complexité du monde. Pascal Rambert nous démontre avec subtilité que la souffrance et la rage naissent autant de l’intime que de l’inhospitalité de nos contemporains.

“Des vieilles qui ont perdus l’usage de la parole qui répètent des prénoms en boucle qui disent ma fille ma fille ma fille là mais là il n’y a rien elles montrent un coin vide et il n’y a rien des jeunes filles prostrées qui se tiennent le ventre qui crachent qui disent des noms en arabe en dari en haoussa des filles qui pleurent qui se tapent la tête contre les murs des garçons qui tournent en rond sans s’arrêter qui hurlent le nom de leur mère qui appellent leur mère qui se mutilent contre les grillages qui s’étouffent dans des sacs en plastique dans les toilettes qui sucent dans les toilettes pour acheter du lait en poudre à des gens qui leur donnent de la poudre de murs arrachée avec leurs ongles ”, Soeurs de Pascal Rambert (Editions des Solitaires Intempestifs).

 

Sœurs est une très grande pièce qui parvient, grâce à de délicats liens analytiques, à nous faire vibrer, pleurer et rire, à transformer une banale dispute de famille en appel grandiose et universel à la résilience.

 


Actuellement au théâtre des Bouffes du Nord à Paris jusqu’au 9 décembre 2018

Au Teatro Central de Séville sous le titre Hermanas (Barbara & Irene) du 14 au 16 décembre 2018

Au Panta Théâtre de Caen le 22 janvier 2019

Au El Pavon Teatro Kamikaze de Madrid sous le titre Hermanas (Barbara & Irene) du 10 janvier au 10 février 2019

Les citations sont extraites du texte Soeurs (Marina & Audrey) de Pascal Rambert publié aux éditions les solitaires intempestifs

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