« Gala », m.e.s. Jérôme Bel

Gala de Jérôme Bel, ou l’art de mettre l’artiste au niveau du spectateur.

Première partie, premières questions

Tout démarre assez vite en fait. Sur un écran immense défile toute une série de photographies représentant des théâtres ou plutôt des scènes de théâtre. Dès lors et sans véritable introduction, Jérôme Bel pose les premières questions : qu’est-ce que le théâtre ? Qu’est-ce qui définit une scène ? Qu’est-ce qui fait le spectacle : le lieu, l’espace où se produisent les artistes ou bien encore les spectateurs ? En alternant les représentations du théâtre comme lieu d’expression (du théâtre antique en passant par la scène d’une kermesse d’école ou bien encore celle d’un évènement dans un centre commercial), le danseur et chorégraphe questionne tout à la fois la place du spectateur et celle de l’artiste. De fait, il détruit la barrière qui les sépare, le fameux « Quatrième Mur », rendant poreuses les frontières. Après tout, deux chaises mises côté à côte, ne suffisent-elles pas à définir un théâtre ?

« Comme toujours, c’est la danse qui sert à dire quelque chose du monde. Ma question a toujours été : qu’est-ce que c’est que ce dispositif de représentation, celui du théâtre occidental ? Je suis assigné à cette question. Mais tout le monde n’est pas relié au monde du spectacle. Il faut un minimum de désir », Jérôme Bel à propos de Gala, propos recueillis par Gilles Amalvi.

(c) Herman Sorgeloos

(c) Herman Sorgeloos

Intermède

Derrière les pendrillons, elle se prépare. Elle a le trac comme jamais : malgré les différentes représentations, elle ne s’y fait toujours pas. Ça s’enchaîne, mais ça ne fait pas la corne pour autant. Certains autour d’elle ont pourtant l’air plus serein. Ce qui l’agace aussi un peu et ajoute à son inconfort. Dans la salle, les spectateurs sont installés depuis un moment déjà. Elle sait qu’ils regardent une série de photographies représentant des scènes de théâtre. Elle sait aussi qu’ils trouvent ça long. Elle les entend qui toussent. C’est toujours assez révélateur une toux au théâtre. Ça lui rappelle une des phrases du livre qu’elle est en train de lire en ce moment :

« Une des plus éclatantes preuves de la haine des artistes, disait Pierre : les toux dans les théâtres. Il y en a jamais au cinéma », Charles Danzig, Histoire de l’Amour et de la Haine.

Elle sourit. Elle n’est pas artiste. Il n’y a donc aucune raison pour qu’on la haïsse, non ? Ou tout du moins elle ne se considère pas comme telle. Quoi que… En fait, elle ne sait plus trop. Sa participation à ce spectacle brouille les pistes. C’est sans doute aussi ce que souhaite le chorégraphe. C’est vrai, où est la barrière entre artiste et amateur et qui la pose ?

© Véronique Ellena

© Véronique Ellena

Sur la scène, le diaporama touche à sa fin à mesure que les battements de son cœur s’accélèrent. Elle, elle n’a pas trop compris tout ce truc de photos : ce ne sont après tout que des images de théâtres. Il y a donc vraiment des gens qui payent pour assister à ça ? Elle sourit de plus belle. L’art, c’est quelque chose…

Quelques-uns de ses camarades s’élancent déjà sur scène. Dans quelques minutes, ce sera à elle. Elle réajuste son justaucorps à paillettes. Ce justaucorps, c’était toute une aventure aussi ! Le chorégraphe avait dit qu’il fallait venir avec son propre costume.  Du coup elle s’est bien amusée. Elle a cherché et a fini par trouver : un petit justaucorps dans les tons parme et avec des paillettes. Des jolies. De celles qui accrochent bien la lumière. C’est kitsch à mort, mais elle adore ! Ses camarades ont tous beaucoup ri d’ailleurs, lorsqu’elle est venue la première fois avec. Après, elle en rit un peu moins maintenant, de son petit justaucorps dans les tons parme : il la boudine. Il faut dire qu’elle n’a pas la taille d’une danseuse, loin de là. Et puis d’ailleurs, son vrai métier, c’est pas du tout d’être danseuse. Elle fait ça parce que ça l’amuse. Et puis aussi et bien sûr, parce qu’elle aime assez ça, la danse.

« Par définition, ce sont des “amateurs” donc des gens qui aiment. Amateur ne veut pas dire seulement “non-professionnels”, mais aussi – et il faut que cette dimension reste centrale – qui aiment, qui apprécient la danse, le spectacle. Du coup, dans la mesure où l’objectif n’est pas du tout d’en faire des professionnels, la recherche s’est appuyée sur ce qu’ils aimaient faire. Je leur ai demandé comment ils aimaient danser, quelles étaient leurs références, à quoi ils s’identifiaient. Est apparue très vite l’idée de danse comme culture plutôt que comme art : la culture de la danse. Comment des pratiques ou des formes savantes créées par des artistes se répandent dans la société ? Ça c’est une perspective assez passionnante. Je tournais déjà autour de ces questions, mais avec Gala, c’est beaucoup plus précis. Chacun porte des savoirs – non pas chorégraphiques, mais “dansés “ – savoirs plus ou moins sophistiqués selon les personnes. L’enjeu de la pièce, c’est d’éviter les jugements. Ce qui est important, c’est ce que signifient ces danses : pas leurs qualités intrinsèques mais ce qu’elles expriment. Sachant que les professionnels aussi bien que les non-professionnels sont aliénés à cet impératif de qualité, également soumis à la règle du “bien faire”», Jérôme Bel à propos de Gala, propos recueillis par Gilles Amalvi.

Ils sont presque tous dans son cas d’ailleurs : des amateurs. Sauf quelques-uns. Alors forcément parfois elle se compare, elle ne fait pas exprès : c’est comme une seconde nature (même si elle sait que ce n’est pas bien…). Elle espère seulement que le public sera indulgent. Il n’y a pas de raison. Elle est presque certaine que les gens comprendront. Ils comprennent bien pour son amie en fauteuil roulant ou bien encore pour la petite fille, ils pourront bien comprendre pour la dame d’une cinquantaine d’années un peu enrobée dans son justaucorps dans les tons parme, non ?

© Véronique Ellena

© Véronique Ellena

On lui fait signe que c’est à elle. Elle se met maintenant à trembler comme une feuille à mesure qu’une petite voix lui glisse : « ne t’en fais pas, ça va aller ! ». Alors elle se lance pendant que quelque chose quelque part cède. Une timidité sans doute.

Elle monte sur scène. C’est son moment. Elle sait les paires d’yeux braquées sur elle. Elle sait l’attention et le fil tendu jusqu’aux spectateurs. Elle se sait centre d’un monde comme centre de tout aussi. Elle s’avance lentement vers l’espèce de pupitre et en tourne une feuille. Dessus, il y a marqué : « Ballet ». Elle est en charge d’ouvrir cette séquence. Derrière la petite feuille, il y avait une représentation d’un tableau. Elle croit avoir reconnu un Picasso. C’est le chorégraphe qui a mis ça là. Elle se dit que vraiment, ce chorégraphe semble vouloir mettre l’art partout où on ne l’attend pas… ce qui semble assez cohérent avec le fait qu’il fasse de l’art avec des non-artistes.

Elle rejoint l’autre côté de la scène. Les considérations du chorégraphe ne sont pas à l’ordre du jour, là, tout de suite.

Elle s’arrête.

Respire.

Dieu que ce justaucorps dans les tons parme la boudine !

© Véronique Ellena

© Véronique Ellena

Et puis elle s’élance : elle sait très bien ce qu’elle doit faire. Elle a vu les autres faire ça tant de fois et de tellement de façons différentes. Dans quelques instants et après avoir pris son élan, elle va effectuer ce qu’en danse on appelle un « Jeté ». S’en suivront des valses, des figures de danse classique (argh, cette affreuse « pirouette » !!!) et même du Moonwalk, juste pour rire. Tout est très bien organisé. Le chorégraphe est assez méticuleux même s’il se dégage parfois de ce qu’il fait une fausse impression brouillonne. Au début d’ailleurs, elle n’arrêtait pas de se dire ça « c’est n’importe quoi » et « je ne sais pas danser ». Maintenant elle se dit qu’elle s’en fout. Elle continue de courir.

« La danse comme médium d’une expression subjective, c’est ça. Qu’est-ce qu’elle révèle, et qu’est-ce qu’elle permet à chacun d’entre nous d’exprimer. Du coup, tous les gens qui me disent “ah mais moi je ne sais pas danser”, ça m’intéresse beaucoup : j’ai tendance à ré- pondre “mais si” ; partir de cet impossible là, de ce “je ne sais pas danser” pour dépasser la notion de jugement. Quelqu’un qui “danse mal”, dans ma perspective, ça dit quelque chose : quelque chose de son rapport au corps, de sa culture, de son histoire personnelle » Jérôme Bel à propos de Gala, propos recueillis par Gilles Amalvi.

Ça y est, elle en est au jeté. Chez elle, ça ne ressemble à rien, il faut bien l’avouer. Lui vient l’image des hippopotames dans Fantasia. « C’est affreux » ! Ce à quoi une autre voix répond: « Arrête de te juger »!!! Mais au moins, elle a essayé. Et alors qu’elle arrive de l’autre côté de la scène et qu’elle s’apprête à regagner les coulisses jusqu’au prochain numéro, la salle l’applaudit.

Elle.

La femme d’une cinquantaine d’année dans son justaucorps dans les tons parme qui la boudine. Ils applaudissent le fait qu’elle ait essayé. Il ne la juge pas. Non. Ils l’applaudissent pour ce qu’elle est, une danseuse, une jolie danseuse dans son joli justaucorps dans les tons parme. Alors elle hausse les épaules. Ça veut dire : « oui, bon, hein… ».

Juste avant d’aller se cacher derrière les pendrillons, elle esquisse un sourire. Ce dernier est autant pour elle que pour les spectateurs. Tout est très simple. Très simple et très beau. Tout est contenu dans ce sourire et ce haussement d’épaules.

Dans quelques minutes elle reviendra pour la séquence « Compagnie Compagnie » dans laquelle elle mènera tous ses camarades par le bout du nez.

« Ils vont tous voir de quel bois je me chauffe ».

Celui de la scène ?

© Véronique Ellena

© Véronique Ellena

Seconde partie : de nouvelles questions.

Sur scène donc, ce sont un peu moins d’une vingtaine de danseurs, de 7 à 77 ans et pour la plupart amateurs, qui vont se lancer dans une série de numéros enchaînés les uns après les autres selon la figure imposée du Gala.

« L’idée de gala vient d’abord du format. Cela fait des années que j’ai envie d’utiliser un format fragmentaire » Jérôme Bel à propos de Gala, propos recueillis par Gilles Amalvi.

Après Disabled Theater, pièce dansée montée avec une troupe d’acteurs handicapés mentaux et Cour d’Honneur, mettant en scène un groupe de spectateurs, le danseur et chorégraphe Jérôme Bel continue son exploration d’un art sans artistes (dans le sens classique du terme). Bousculant par la forme les diktats d’un art vivant sclérosé par les contraintes et les dogmes, il entend ainsi dynamiter l’espace autant que le sens commun général de ce qui définit un « spectacle ».

Ainsi, dans cette nouvelle aventure qu’est Gala, c’est une fois de plus le spectateur qui est pris à parti et cela constamment. En le confrontant directement à son statut et à sa passivité, Jérôme Bel s’amuse à le questionner. Pourquoi applaudit-il plus ce performer que cet autre ?  Pourquoi s’émeut-il face au handicap, à la jeunesse et pourquoi s’indiffère-t-il devant le professionnalisme de certains danseurs ? Pourquoi rit-il ? Pourquoi est-il gêné d’avoir ri ? Pourquoi pleure-t-il ? Pourquoi se questionne-t-il sur la légitimité de rire et de pleurer ?

De fait, la salle autant que les danseurs sur scène vivent une même expérience : celle de juger et d’être juger, celle de questionner et de poser questions, car à n’en point douter, ce Gala-ci est un véritable échange autant qu’une réussite.

© Véronique Ellena

© Véronique Ellena

Une seule question demeure, à force de faire monter sur scène des « amateurs », de questionner la forme du spectacle par le remise en cause du statut des interprètes, Jérôme Bel ne finira-t-il pas par tourner en rond en étirant son propos spectacle après spectacle ?

À suivre…

Gala, une réussite magistrale tout à la fois drôle, touchante et frustrante. A découvrir dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.

Jusqu’au 20 septembre 2015 au Théâtre des Amandiers à Nanterre.

Du 1er au 3 octobre 2015 à La Commune centre dramatique national d’Aubervilliers
Le 13 octobre à L’apostrophe, scène nationale de Cergy-Pontoise et du val d’Oise
Du 30 novembre au 2 décembre au Théâtre de la Ville
Le 5 décembre au Théâtre Louis Aragon / Tremblay-en-France 

(c) Alban Orsini

(c) Alban Orsini

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A propos de Alban Orsini

3 comments

  1. jean-françois joyeux

    Bonjour Hervé et merci pour ce commentaire que je partage . Je sors juste d’une représentation à Poitiers . Une heure trente pour user de la même ficelle jusqu’à l’âme ou la démagogie et la bien-pensance fonctionne à merveille et ou le public applaudit au moins la moitié du temps du spectacle . Belle manipulation ! Tous les stéréotypes que vous citez sont encore présents deux ans plus tard et l’incapacité des non professionnels à essayer d’imiter ceux qui ont du talent les tournent plus ou moins en ridicule , quelle atteinte à la dignité ! Cette belle instrumentalisation des individus au service de l’auteur sous couvert de vouloir gommer les différences entre les individus en les mettant dans des situations d’échec à été pour moi insupportable . Et de fait, je n’ai pas pu applaudir moi non plus et suis sorti plutôt troublé en me sentant un peu seul dans cette réflexion .

  2. hervé

    Bonjour,
    je viens de voir Gala de Jérôme Bel hier soir 02 décembre au TDLV.
    J’adore ce que fait en général Jérôme Bel. … Mais là, quelle stupéfaction… je vais voir beaucoup, beaucoup de spectacles de danses, des formes diverses et variées, des performances expérimentales, j’adore être bousculé, que l’on déconstruise la danse, qu’on la dynamite… et je fais de la danse amateur depuis 15 ans avec oscillant entre 5h et 15h de répétition par semaine selon les ateliers, stages, créations…
    Depuis longtemps, je me pose la question de savoir pourquoi on applaudit un spectacle, une performance, telle personne plutôt que l’autre, pourquoi l’on rit … et je vous rejoins complétement sur cette idée de questionnement du spectateur …je me suis senti un peu seul dans cette réflexion hier soir…salle comble, beaucoup d’applaudissements pour un pas de côté, parce que c’est une petite fille, parce qu’elle est handicapée, parce qu’il ne sait pas tourner, parce que sa tenue est ridicule ..qu’importe ça rit, ça applaudit … ces rires, ces applaudissements ne sont-ils pas là pour couvrir nos émotions, éviter de sentir, de comprendre, éviter d’analyser la situation ?
    Pour la première fois en 15 ans, je n’ai pas applaudit, j’ai à peine sourit…j’étais très mal à l’aise … le spectacle était sur scène et aussi beaucoup dans la salle..
    Je trouve que Jérôme s’enlise dans sa volonté de « déconstruction » … hier, j’y ai vu les jeux du cirque ..on donne du pain et des jeux au peuple …c’est populaire !!.. la danse décomplexée …oh quel mot dangereux par les temps qui courent…il n’y a qu’un pas à franchir pour tomber dans un destin politique tragique…
    c’est acerbe, méprisant pour les danseurs professionnels qui ont du mal à boucler leur fin de mois, de remplir des salles …aux amateurs de danse qui bossent dur pour essayer de captiver une audience, de faire de leur mieux…
    Jérôme arrive… 17 euros la place en abonnement (quand même), salle comble, public esbaudit, hilare, ovation de la salle… du pain et des jeux … bientôt ce spectacle sera diffusé sur TF1 ?
    Il prend des personnages la petite fille, la personne handicapée, la ronde, la colorée, l’homo, la personne plus âgée …quelle caricature des amateurs, quelle caricature des gens…le casting est très travaillé lui… Jérôme sait très bien utiliser les ficelles du théâtre, de la soi-disant déconstruction du spectacle de danse … Sommes-nous au camping des flots bleus, au gala de fin d’année ?

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