« Democracy in America », m.e.s. Roméo Castellucci

Roméo Castellucci, faiseur fou d’images floues.

Le spectacle s’ouvre sur une glossolalie, « une série de sons ou de mots dont les auditeurs ne peuvent saisir le sens sans le concours d’un autre sujet possédant le don de l’interprétation » (Larousse). Et s’il est une notion qui définit  avec pertinence le théâtre sensoriel de Roméo Castellucci, c’est bien cette glossolalie-là, transposée qu’elle est bien souvent à l’espace scénique, c’est-à-dire dans une série d’images dont le spectateur ne peut saisir le sens sans le concours de son metteur en scène. Si le procédé ne fonctionne parfois pas (cf. l’obscur et incompréhensible « Ethica : Natura e Origine della Mente » autour de la figure de Baruch Spinoza), il prend ici tout son sens dans ce très réussi et lisible « Democracy in America ».

(c) Gianmarco Bresadola

Il y a toujours une façon d’entrer en « l’Eglise Castellucci », façon qui suggère un lâcher prise certain (et contre lequel il convient de ne pas lutter au risque de perdre quelques heures précieuses de sa vie). En ce sens Democracy in America est sans doute un des spectacles les plus abordables du metteur en scène et plasticien italien dans la mesure où il convoque la théâtralité et le dialogue au détriment des chimères absconses dont il a l’habitude (ne nous le cachons néanmoins pas, les espaces mentaux cryptiques sont aussi très présents ici… les chats ne font pas les chiens). Utilisant en fil conducteur le questionnement d’un couple de paysans puritains confronté à la dure réalité de la vie aux Etats-Unis, Castellucci bâtît, en s’inspirant de l’essai d’Alexis de Toqueville « De la Démocratie en Amérique », une réflexion cohérente sur la naissance d’une nation démocratique, son héritage et ses contradictions.

« Ce qui m’a intéressé, c’est de chercher à savoir ce que ce mot « démocratie » veut dire aujourd’hui et de faire le chemin de curiosité qu’a emprunté Tocqueville il y a presque deux siècles en m’appuyant sur son œuvre majeure. Il s’agit de rester face à ce mot et de trouver comment je peux – n’étant pas un essayiste, ni un spécialiste des sciences politiques et encore moins un sociologue – avec mes outils, traduire mon regard et ma réflexion sur le plateau. Il y avait une matière extraordinaire à utiliser dès les premiers mots de son ouvrage. Quand il parle de la géographie, du caractère de la nature qui va servir d’environnement à cette démocratie en construction, il est aussi pertinent que quand il aborde le destin tragique qui attend les Indiens ou les noirs. Il fait avec beaucoup d’acuité le portrait de ce pays où trois « races » se côtoient sans se mélanger. Son intérêt pour les fondateurs de cette démocratie, ces puritains anglais exilés, les Pilgrim Fathers, qui vont constituer le ciment de la nation américaine est passionnant. Tocqueville fût aussi le premier à questionner ce système et à noter les zones d’ombre qui obligent à nuancer l’idée selon laquelle la démocratie serait le système politique idéal », Roméo Castellucci, à propos de Democracy in America (Entretien réalisé par Jean-François Perrier en mars 2016, dossier de presse).

(c) Marie Clauzade

La langue et son pouvoir en tant qu’ancrage culturel et social, sert de liant à la réflexion castelluccienne  : elle est celle, pillée par les colons, des Indiens Ojibwés forcés à apprendre l’anglais au détriment de la leur, celle du démon resurgi du passé et qui devient blasphématoire lorsque la dureté de la vie éprouve les plus religieux colons. Elle est aussi celle des lois et des batailles pour l’indépendance, celle que l’on utilise pour ériger et écrire des concepts et asservir les peuples. Elle est enfin celle des chants qui permettent d’échapper au joug des oppresseurs et des esclavagistes.

(c) Marie Clauzade

« [L’histoire de la démocratie américaine] n’est qu’une longue suite de guerres ou de batailles : guerre d’Indépendance, guerre de Sécession, batailles dans la conquête de l’Ouest. Nous nous intéressons aussi aux dates qui ont vu se construire la Constitution américaine, avec les fameux amendements intouchables qui constituent aujourd’hui encore le socle légal de cette société démocratique, en particulier le deuxième amendement qui protège le droit pour tout citoyen de posséder une arme. Le peuple américain s’identifie à ce droit qui lui a permis de construire ce pays, ce que l’on retrouve dans l’Ancien Testament pour permettre au peuple juif de pénétrer la Terre promise, la terre de Canaan. C’est un élément d’une mythologie et il est donc très dur de tenter de limiter ce droit. Je crois que cette mythologie fondatrice est présente partout dans l’Histoire de la démocratie américaine. Aujourd’hui encore, le président des Etats-Unis jure sur la Bible de respecter la Constitution… Mais en revenant sans cesse aux mythes fondateurs, cela permet aux Américains d’avoir pas mal de trous de mémoire… Il y a un usage idéologique de la mythologie », Roméo Castellucci, à propos de Democracy in America (Entretien réalisé par Jean-François Perrier en mars 2016, dossier de presse).

Cette réflexion politique sur l’histoire américaine prend chez Castellucci la forme en deuxième partie de spectacle d’une succession de tableaux abstraits d’une beauté époustouflante, convoquant tout à la fois Rothko dont on sait le metteur en scène très attaché (cf. « The Four Season Restaurant ») et la tragédie grecque comme origine esthétique et philosophique de la démocratie moderne. Un travail du flou remarquable et saisissant encore, véritable glossolalie visuelle.

(c) Gianmarco Bresadola

« Dans un tableau de Rothko, pour moi, en un certain sens, il n’y a rien à voir. L’image nous libère de la nécessité de voir. Ce qui compte, ce n’est pas l’image, ce n’est pas le spectateur, mais c’est une chose qui existe entre eux, c’est une troisième chose entre le spectateur et le tableau. C’est la rencontre, le contact, une expérience ; je peux donc affirmer que le tableau me regarde », Roméo Castellucci à propos de The Four Seasons Restaurant (propos recueillis par Christina Tilmann du Berliner Festspiele).

(c) Guido Mencari

Une nouvelle fois Castellucci semble fasciné par le puritanisme américain et les contradictions de la société moderne. Sujets récurrents de son théâtre, l’existence de Dieu et sa quête (comme en témoignaient déjà Le voile noir du pasteur de Nathaniel Hawthorne et Go Down Moses ! d’après William Faulkner), sont une nouvelle fois au cœur de ce spectacle dans une réflexion et un esthétisme qui ne sont pas sans rappeler ceux du film de Richard Eggers The Witch dans lequel se côtoyaient déjà pêché et piété, malin et divin sous fond de communautarisme religieux.

« Je suis fasciné par la sévérité, l’interdiction, formulée dans le Décalogue, de toute image, de toute forme de beauté esthétique, la dureté, presque inhumaine, de cette société qui vit dans un rapport étroit avec l’Ancien Testament », Roméo Castellucci, à propos de Democracy in America (Entretien réalisé par Jean-François Perrier en mars 2016, dossier de presse).

Magnifique et dérangeante, Castellucci nous livre sa vision viscérale et biblique de l’histoire américaine. A ne pas rater (à condition d’accepter de perdre pied…).  


du 7 et 8 novembre à Maubeuge,

16 et 17 novembre à Martigues,

18 et 19 janvier 2018 au Havre,

25 et 6 janvier à Mulhouse,

1er et 2 février à Annecy,

7 et 8 février à Reims.

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A propos de Alban Orsini

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