Artiste clivant s’il en est, Kanye West demeure pourtant, plus de quinze ans après la sortie de son premier album, The College Dropout, l’une des personnalités les plus influentes et intrigantes de l’industrie musicale contemporaine. Troll avide de buzz puérils, génie complexe et torturé ou figure de proue d’un capitalisme triomphant et impudique ? Le musicien déchaîne les passions et les interrogations, tout en marquant durablement la galaxie hip-hop dans sa volonté d’abolir les barrières, les clichés. Non content de s’être peu à peu émancipé de tous les carcans du rap, il est devenu au fil des années et des projets, la plus grande pop star noire depuis Michael Jackson. Cerner les inspirations du rappeur/producteur, l’importance de son milieu social, ses rapports ambigus avec la communauté afro-américaine, tel est, entre autres, l’ambition d’Adrien Durand, journaliste musical aux Inrockuptibles, à travers son essai Kanye West ou la créativité dévorante édité chez Playlist Society. Tout au long des 144 pages de l’ouvrage et par de nombreux parallèles passionnants, ce dernier se plonge dans les méandres de la carrière d’un homme aussi vénéré que moqué, conscient de son image autant que rongé par ses démons intérieurs.

S’il est une qualité de Kanye West que personne, même ses détracteurs les plus virulents, ne remet en doute, c’est sa faculté à digérer ses nombreuses influences afin de façonner son propre style, reconnaissable entre mille malgré toutes ses évolutions. Passionné de musique dès son enfance (plutôt solitaire, comme le souligne Durand), le producteur n’a de cesse, depuis ses premiers beats pour le label So So Def, de réinterpréter les standards de la soul et du jazz, dans un mélange de déférence et d’impudence. Une boulimie musicale qui trouve son illustration la plus transparente dans sa maîtrise du sampling, technique qui consiste à isoler une boucle d’un morceau préexistant (en la modifiant plus ou moins) afin de créer une nouvelle instrumentale (les plus réfractaires parlent, à tort, de simple plagiat). Si le procédé n’est pas nouveau, DJ Premier ou RZA en sont de célèbres coutumiers, West lui donne une toute nouvelle dimension. Contrairement aux Neptunes (emmenés par Pharrell Williams) ou Timbaland, autres producteurs vedettes à la touche plus synthétique ayant émergé à la même période, il s’appuie sur le passé pour façonner sa patte, se rapprochant en cela de Just Blaze (également beatmaker fidèle de Jay Z). Il puise aussi bien dans des classiques de la soul et du funk (Otis Redding, Chaka Khan), que dans le rock FM le plus commercial (Pat Benatar) ou encore l’électro french touch (Daft Punk, avec qui il collabore à plusieurs reprises). L’auteur insiste sur l’audace dont le producteur fait preuve en accélérant les voix des maîtres de la Motown ou de Stax dans ses samples, en témoigne le séminal Through The Wire, premier morceau qu’il enregistre en tant que MC pour le compte de Roc-A-Fella. Geste à la fois respectueux et audacieux, qu’Adrien Durand qualifie de « chipmunk soul » (pour les intonations aiguës qui en résultent), ce tour de force est devenu la marque de fabrique de l’artiste, principalement durant la première partie de sa carrière. Compilant ses diverses inspirations, il n’a de cesse d’imaginer la « musique noire du futur », selon ses propres termes. Pour ce faire, il navigue entre claviers 80’s sur 808’s & Heartbreak (véritable geste fondateur de son utilisation de l’autotune), arrangements orchestraux sur Late Registration (et le concert philharmonique Late Orchestration), pour lequel il s’adjoint les services de Jon Brion, compositeur des premiers films de Paul Thomas Anderson, ou encore emprunts plus underground (Yeezus et ses touches punk / noise). Une ambition qui le pousse à sans cesse retravailler ses albums (suite à des leaks sur internet ou par pure volonté artistique), à la manière de certains réalisateurs comme George Lucas ou Francis Ford Coppola. Si certaines décisions font mouche (le CD de Yeezus, dénué de tout visuel, comme pour signifier la mort du support), d’autres frôlent le trolling pur et dur (la soirée de lancement de Life of Pablo au Madison Square Garden et son inoubliable teaser de jeu vidéo). Pour le musicien tout n’est que motif esthétique et artistique, source d’inspiration et concept esthétique. Des corps ultra sexués et exagérément callipyges de ses conquêtes, à son rapport à la lumière lors de ses shows, inspirés des travaux de James Turrell. Figure complexe et atypique, il symbolise à lui seul la perte de vitesse du gangsta rap au profit d’un hip-hop plus introspectif, bien que sa fascination pour le sexe, l’argent, la religion et la politique en fassent un prototype parfait des obsessions américaines. Celui qui se revendique de Saint Paul, de Pablo Picasso et Escobar (la trinité au cœur de son Life of Pablo) se rêve en croisement du sage, du génie et du hors-la-loi.

Fictionnalisé, exagéré, l’ego trip est une constante du rap, le culte de soi, un passage obligé, une donnée inévitable. Si West n’échappe pas à la règle, il a poussé cette discipline dans une sphère encore jamais atteinte. Celui qui se fait appeler Yeezus, pose sous l’objectif de David LaChappelle en Jésus couronné pour une couverture de Rolling Stone (clin d’oeil aux Beatles qui se réclamaient « plus célèbre que le Christ ») et intitule l’un de ses morceau I am a God, entretien un rapport à sa propre personnalité quasi maladif. Adrien Durand plonge ainsi dans l’enfance du rappeur pour en saisir l’origine et tenter de démêler l’ironie promotionnelle (lorsqu’il déclare que si la Bible était écrite aujourd’hui, un chapitre lui serait consacré) du versant « pathologique ». Pour ce faire, il revient sur l’absence de son père (Ray West, militant des black panthers et premier journaliste noir à l’Atlanta Journal-Constitution), son emménagement à Chicago, en passant, évidemment, par l’influence considérable de sa mère. Donda Maria C. West, professeure d’anglais, incarne le véritable mentor du « Louis Vuitton Don » (selon l’un de ses pseudos), l’éveillant dès son plus jeune âge à l’art, développant sa curiosité dans un environnement de liberté totale. L’ombre de cette figure maternelle plane sur l’intégralité de son œuvre, du morceau Hey Mama présent sur son deuxième album à 808’s & Heartbreak composé suite au décès de cette dernière, dont il se sent responsable (considérant cette tragédie comme une punition divine à l’encontre son hubris, de son ambition démesurée). Cette volonté d’empowerment par la culture fait grandir en lui un sentiment de toute-puissance, en même temps qu’une paranoïa et un délire de persécution, qui feront de son narcissisme excessif un moteur (son insistance auprès de Rock-A-Fella pour lui laisser faire ses preuves en tant que MC au début des années 2000) autant qu’un frein. Exemple flagrant, l’album commun avec Jay-Z, Watch the Throne est ainsi considéré par l’auteur comme l’illustration d’une bataille d’ego de milliardaires, dans lequel les deux stars se défient plus qu’elles ne fusionnent. Si cette facette est évidente lorsqu’il s’agit de partager l’affiche (l’album Cruel Summer de son label G.O.O.D Music, relevant plus du projet solo gonflé de featurings que du vrai exercice collégial), la réalité se révèle parfois toute autre. Au fur et à mesure, « Yeezy » a ainsi mis de côté son omnipotence, déléguant de plus en plus, jouant le rôle de directeur artistique sur ses projets (faisant appel à une writer’s room, comme les plus grandes séries télé) jusqu’à se fondre littéralement dans la musique. Son utilisation de l’autotune, relève de la pure recherche sonore, sa propre voix devenant alors un simple instrument modelable à loisir. Cette mue (entamée à partir de son quatrième et très intimiste album) est perçue par le journaliste comme l’appel d’un homme à bout de souffle aux machines pour l’aider à « exprimer son humanité » la plus profonde, à l’image du Phantom of the Paradise de Brian De Palma (récit d’un pacte avec le diable dans lequel il se reconnaît probablement).

Coutumier des buzz et des dérapages (contrôlés?) en tous genres (de son intervention gênante anti-Taylor Swift aux Video Music Awards, à son soutien à Donald Trump), Kanye West a, pour certains, dépassé les bornes lors d’un entretien accordé à TMZ en 2018. Au milieu d’une logorrhée plus ou moins compréhensible, attaquant pêle-mêle l’addiction aux réseaux sociaux, le culte du consumérisme et ses dérives, il en vient à déclarer que l’esclavage est un choix. Si ses propos ont depuis été grandement déformés (le mouvement Black Lives Matter était alors en train d’émerger), Adrien Durand met en lumière, sur la base de cet événement, le rapport assez conflictuel et ambigu qu’il cultive avec son appartenance à la communauté noire. Issu de la classe moyenne, n’ayant jamais connu la misère, la violence des ghettos ou la prison, il a suivi un cursus universitaire qu’il s’est même permis d’abandonner avant d’être diplômé (le fameux College Dropout) alors que tant d’autres peinent et s’endettent afin de se payer le « luxe » d’aller à la fac. Fasciné par l’imagerie WASP depuis le début de sa carrière (mocassins et polo Ralph Lauren composent alors sa garde-robe), il s’émancipe rapidement du hip-hop pur et dur afin de gagner un autre public (plus blanc), celui de la pop (premières parties d’une tournée de U2, featuring avec Chris Martin de Coldplay). Si beaucoup perçoivent cette attitude comme une trahison envers les Afro-américains, il s’en défend en déclarant combattre les présupposés raciaux et les outrances contre-productives du gangsta rap. Ainsi, alors que les pop stars blanches (Miley Cyrus, Britney Spears, Katy Perry) s’approprient la musique noire et ses codes depuis des décennies, pourquoi un rappeur ne pourrait-il pas faire siens les clichés du blanc républicain ? Après tout, Trump a toujours été une figure de réussite vénérée par de nombreux MC’s avant son accession à la présidence. Le couple qu’il forme avec Kim Kardashian symbolise cette volonté de multiculturalisme opposé à un communautarisme bien ancré dans la société américaine. L’auteur les oppose en ce sens, à Beyoncé et Jay-Z. Scandales, mauvais goût et téléréalité d’un côté, glamour, amitié avec Barack Obama et exemplarité de l’autre. Cette attitude, loin du discours politisé et militant d’une majeure partie du milieu, pourrait facilement être taxée d’inconsciente et d’égoïste, s’il ne subsistait le doute sur un éventuel happening. Durant, évoquant la malaisante visite du musicien à la Trump Tower, rappelle que West cite Andy Kaufman parmi ses modèles, à longueur d’interviews. Du néocapitaliste autocentré qui étale ses pensées « profondes » à longueur d’aphorismes sur Twitter, à artiste total brouillant les pistes entre réalité et œuvre globale (tout aussi nonsensique l’une que l’autre), il n’y a peut-être qu’un pas.

Alors que sa carrière semble prendre une tournure religieuse (voire fondamentaliste) avec la sortie de son dernier opus Jesus is King (bien que l’auteur souligne la portée ironique de certains choix, comme ce sample de Blowjobs de Bruce Haack sur le morceau Water), cet indispensable ouvrage arrive à point nommé pour se plonger dans l’œuvre déjà riche du rappeur. Phénomène du mouvement hip-hop ayant fait voler en éclats nombre de clichés (tout en cultivant certains autres), Kanye West a su gagner ses galons de pop star tout en conservant le respect des fans de rap entre narcissisme, fragilité, coups de com parfaitement orchestrés et tentation d’objectivisme. Un livre dense (l’occasion de souligner, une fois encore, la passionnante politique éditoriale de Playlist Society) qui questionne avant tout notre propre rapport à la célébrité, à l’art, aux médias et à l’entertainment.

Collection « EdPS » Éditions Playlist Society.
EdPS018
144 pages

14 euros Version Papier / 7 euros Version Numérique

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A propos de Jean-François DICKELI

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