On connaît essentiellement Cristian Mungiu pour ses films, qu’il s’agisse de Baccalauréat, R.M.N. ou, évidemment, sa palme d’or cannoise 4 mois, 3 semaines, 2 jours. Il revient aujourd’hui avec un livre dont le dispositif peut faire songer à un projet cinématographique. En effet, Mungiu a recueilli les souvenirs de sa grand-mère Tania Ionascu née en 1916 en Roumanie, plus exactement dans la région de Bessarabie, partagée aujourd’hui entre la Moldavie et l’Ukraine. Une vie roumaine est d’abord le récit de quelques épisodes saillants de l’existence de cette femme ballottée par les soubresauts de l’Histoire.

Et c’est en cela que le projet de l’auteur reste assez cinématographique dans la mesure où il se rapproche, indépendamment de sa forme, de certains documentaires récents, courts ou longs (songeons au beau La Mère de tous les mensonges d’Asmae El Moudir) qui s’intéressent à la mémoire familiale pour évoquer, par ricochet, la mémoire collective d’une nation.

Et c’est peu dire que la vie de Tania a percuté de plein fouet les événements du siècle : deux guerres mondiales, la Révolution soviétique, une région (la Bessarabie) passant de mains en mains (empire russe, Roumanie, occupation soviétique…)… Lorsqu’elle commence par évoquer, en toute logique, ses souvenirs d’enfance, le lecteur est frappé par le nombre de décès qui interviennent à intervalles réguliers parmi ses proches mais aussi par les séparations provoquées par des événements historiques, notamment sa tante Maria qui épousa un Ukrainien et choisit de rester avec lui lorsque les frontières entre la Bessarabie et l’URSS furent fermées.

L’un des épisodes marquants de la vie de cette femme fut sa rencontre (et son mariage) avec Petre, un jeune homme qui devait être présenté à sa meilleure amie : « Je venais de perdre une amie et j’avais gagné un mari ». Petre, le grand-père de Mungiu, sera officier avant de revenir à ses premières amours et devenir professeur d’histoire. Là encore, l’épisode du mariage est assez rocambolesque car Tania doit lutter d’une part contre les barrières érigées par les conventions (sa dot est insuffisante pour quelqu’un voué à une carrière militaire) puis contre les vicissitudes de l’Histoire. Quand la Bessarabie est cédée à la Russie soviétique le 28 juin 1940, il s’agit pour la famille de Tania de prendre une décision : rester dans leur maison ou s’exiler. Ce récit est riche en rebondissements car un premier départ est avorté lorsque la mère de famille ne se résout pas à quitter la maison. A cette occasion, le père de Tania sera arrêté par les Russes et la jeune femme ne le reverra jamais. Ballots sur le dos, elle partira avec sa petite sœur lors d’un épisode assez rocambolesque et terrifiant où, constamment, elles ignorent ce que sera leur sort. Après avoir rejoint la Roumanie, elle retrouve Petre et c’est en 1942 que naîtra Maria, la mère de Cristian Mungiu. Mais là encore, la guerre va apporter son lot de bouleversements :

« Puis, un jour, à la radio, j’ai entendu que la Roumanie avait changé de camp et que désormais nous étions les alliés des Russes. Je n’y comprenais plus rien. A partir de ce moment-là, je ne parvenais plus à obtenir des nouvelles de Petre. Le soir, je m’asseyais au portail et je regardais dans la rue, en priant pour qu’il apparaisse et ne me laisse pas toute seule avec cette lourde charge. »

Le récit change alors un peu d’angle car Tania épouse le point de vue de son mari et raconte la manière dont il dut ruser pour revenir chez lui, en échappant parfois de justesse à la mort. Là encore, le texte est fort dans la mesure où il pointe l’ironie des événements historiques où l’individu est ballotté sans pouvoir exercer la moindre influence sur leur cours. Alors que sous l’uniforme de l’armée roumaine, il combattait les soviétiques avec les Allemands pendant le régime d’Antonescu, il se retrouve du jour au lendemain à devoir retourner son fusil contre ses anciens alliés. Tania Ionascu explique bien tout l’inconfort de la situation : être en face d’anciens ennemis (les Russes) qui n’avaient pas forcément renoncé à l’idée de tirer mais devant maintenant se méfier, sur l’arrière, des lignes allemandes. A travers cet épisode se dessine toute l’absurdité de ces guerres, révolutions où l’ami se change en ennemi et où l’allié risque désormais de vous trahir. L’après-guerre se révèle relativement plus calme mais comme Petre a toujours affiché une certaine préférence pour la couronne roumaine, il est mal vu au sein d’une armée alliée aux bolcheviques. Là encore, la lucarne de l’histoire individuelle permet de jeter un regard plus global sur une société et une époque. A ce titre, on pourra juste regretter que le long post-scriptum proposé en fin d’ouvrage par Cristian Mungiu soit un peu anecdotique. On aurait aimé qu’il prenne un peu plus de recul et contextualise plus précisément les souvenirs de sa grand-mère (surtout pour des lecteurs pas forcément familiarisés avec l’histoire roumaine). Ses souvenirs à lui restent touchants mais il manque un point de vue un peu plus fort qui aurait permis à l’ouvrage de gagner une certaine ampleur.

Mais ce (léger) bémol n’obère en rien l’intérêt que l’on peut porter à ce récit naviguant sur les flots tumultueux de l’Histoire, témoignage passionnant offrant un regard à la fois intime et universel sur la vanité des destinées humaines.

***

Une vie roumaine : Tania Ionascu, ma grand-mère de Bessarabie (2023)

Auteur : Cristian Mungiu

Traductrice : Laure Hinckell

Éditeur : Marest éditeur (2024)

ISBN : 979-10-96535-63-7

178 pages – 19€

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