Loveable de Lilja Ingolfsdottir : autopsie douce-amère d’un couple à bout de souffle
Premier long métrage de la réalisatrice norvégienne Lilja Ingolfsdottir, Loveable (Elskling, 2024) s’ouvre comme un conte romantique avant d’en disséquer méthodiquement les rouages. Maria (Helga Guren) et Sigmund (Oddgeir Thune) se rencontrent, s’enivrent d’amour, fondent une famille ; quelques années et quatre enfants plus tard, il annonce qu’il veut divorcer. Là où tant de films s’arrêtent, Ingolfsdottir décale son objectif : la caméra se cale au ras de Maria, épouse et mère déboussolée, et suit pas à pas son « manuel de sortie de crise ».
La cinéaste tourne dans une maison réelle, décor nu où l’on sent les jouets qui traînent et la lessive qui s’accumule ; la photographie feutrée d’Øystein Mamen étouffe les couleurs comme si l’air même manquait d’oxygène. Les séances chez la thérapeute rythment le récit et structurent, presque chapitre après chapitre, la méthode de reconstruction : verbaliser, identifier la colère, reconnaître les traumatismes transgénérationnels. Cette progression, limpide et utile – certains y verront un précieux mode d’emploi pour couples en crise – flirte parfois avec l’esprit « développement personnel ». Dans le contexte actuel, le transfert de la faute vers la femme – Maria doit « travailler sa colère », quand Sigmund reste plus opaque – soulève une réserve : on attendrait aussi des films où l’homme entreprend un tel parcours psychanalytique.
© Øystein Mamen
Avec Loveable, Lilja Ingolfsdottir s’inscrit dans une tradition du cinéma nordique qui scrute les fractures intimes avec une pudeur quasi clinique. On pense à Hope de Maria Sødahl (2019), autre récit autobiographique norvégien d’une femme confrontée à une rupture imminente, ou encore à Blind de Eskil Vogt (2014), qui explore la perception intérieure d’une femme en perte de repères. Mais là où Hope interroge la réciprocité du lien, Loveable opte pour un recentrage presque exclusif sur la protagoniste féminine. L’influence de Scènes de la vie conjugale (1973) d’Ingmar Bergman est palpable, tout comme celle, plus récente, de Marriage Story (Noah Baumbach, 2019), qui partage cette volonté de montrer l’émiettement du lien sans tomber dans le manichéisme.
Helga Guren porte le film avec une humilité bouleversante. La mise en scène scrute son visage lessivé, son dos qui se voûte, la sueur qui imprègne ses vêtements ; même ses enfants constatent qu’« elle sent mauvais ». Cette transformation physique traduit l’autodestruction d’une femme prête à absorber toute la douleur pour sauver ce qui peut l’être. À ses côtés, Oddgeir Thune joue la retenue : un homme fatigué, ni bourreau ni héros, dont l’opacité nourrit le malaise. Ingolfsdottir privilégie les cadrages serrés, souvent reflétés dans les miroirs omniprésents – motif qui double chaque personnage d’une image figée, piège narcissique où se lit la peur de ne plus plaire.
© Øystein Mamen
Monté par la réalisatrice elle-même, le film épouse le ressac de la mémoire : un flash idyllique de la rencontre, un ressaut anxieux, un plan fixe prolongé sur un silence domestique. Cette fluidité discrète laisse affleurer quelques séquences clés – la carte d’anniversaire rédigée en cachette dans les toilettes, la confession face à la glace – qui rythment sans didactisme le chemin de Maria. Elles évoquent également certains instants suspendus du Fossé de Catherine Corsini ou de L’Éveil du chameau de Lucia Alemany, dans lesquels les émotions ne sont pas dites mais agissent dans la texture même de l’image.
Oui, la lecture psychanalytique du film peut paraître redondante ; oui, le récit semble parfois déplacer la responsabilité vers celle qui souffre. Reste qu’Ingolfsdottir signe un portrait nuancé, jamais moqueur, d’une femme qui transforme la crise en connaissance de soi. Grâce au jeu ciselé de Guren, à la lumière tamisée de Mamen et à un montage qui laisse respirer les non-dits, Loveable touche – rageur, introspectif, et étrangement apaisant. Un miroir tendu au couple contemporain, qui, malgré ses angles un peu lissés, incite chacun à monter sur le ring de ses propres contradictions.
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