Il est parfois des articles qui se doivent de commencer comme un avertissement : ne lisez pas cette critique.

Car il est des livres qui vous accueillent, et d’autres qui vous happent :

«Il arriva par le sentier de la cluse, vers le seizième mois de l’automne, qu’on appelait là-bas : la saison pourrie.»

Ainsi en est-il de Les Saisons, monde déréglé dès ses premiers mots, petit diamant obscur et orphelin de Maurice Pons.

C’est que ce joyau noir est enfant orphelin, une sorte de murmure qu’on se refile sous le manteau du conseil avisé, trainant dans les rayons des librairies grâce aux élégants Christian Bourgois, qui le rééditent en poche pour notre plus infini plaisir. Le genre de livres juste à la marge, comme ces formes mouvantes qui se cachent dans la partie périphérique et animale de notre pupille, toujours présent mais jamais vraiment entré dans la chronologie des chefs-d’œuvre auquel il appartient pourtant.

Difficile alors d’écrire sur ce qui n’a jamais été (un adoubement scolaire et universitaire) ou trop dit (l’amour infini que ceux qui ont eu la chance de croiser sa route lui porte), sans osciller du panégyrique béat au réchauffé.

  • Freaks in the moutain

Le résumé, loin d’être écrasant, en est pourtant comme toute l’œuvre, limpide (et somme toute classique) : un étranger, fuyant la misère, se réfugie dans un village anonyme qu’il espère idyllique, afin, au contact de l’Autre et dans le silence des montagnes, d’accoucher de sa grande œuvre, témoignage effarant et douloureux de son enfermement et des deuils qu’il porte.

Sauf que, très vite, dans ce drôle de monde où à la saison des pluies continues succèdent quarante mois de gel intense, s’ouvre un défilé tout aussi croquignolesque qu’inquiétant d’humanité putrescente : une aubergiste gironde souffrant d’éléphantiasis, un medecin ogre sucotant à même les plaies le pus du corps, une jeune sylphide perverse et lubrique du nom de Louana, quand l’horreur ne lorgne pas chez l’humour Hergé avec des douaniers Dupont et Dupond du nom d’Aoste et Esclados.

« -Vous…vous allez le brûler ?
-Ca brûle pas, les rats, répondit le Croll, en haussant les épaules…Ca fond.
Effectivement, dès qu’il se fut mis à caresser de son chalumeau la cage rudimentaire, après avoir poussé quelques cris de détresse et s’être roulé en une boule sursautante qui faisait tanguer le panier, le rat commenca à se liquéfier. Une substance épaisse et grasse, à travers le treillis métallique, tombait goutte à goutte dans le bidon, avec un bruit de grosse pluie de tôle. Siméon assistait à la confection de cet incroyable coulis, avec un sentiment d’horreur d’autant plus violent que ses pensées l’emmenaient loin en arrière vers les années terribles de sa captivité. »

Bien sûr, au cœur de ce cirque bruyant et sadique, mouillé d’une pluie grise et incessante ou frigorifié dans le « gel bleu », nourri exclusivement de lentilles bouillies et réduit à incarner une figure ambivalente et dégradée de messie (le scientifique, d’abord, mais humilié à relever sans cesse le pluviomètre, puis une sorte de Christ éclopé), Simeon, de plus en plus diminué, perd peu à peu pied, au propre comme au figuré : son roman ne s’écrira jamais, au contraire de celui de Pons.

Mais qui est juste, dans ce récit picaresque déglingué ? Les villageois, puants, complexes, vulgaires, sadiques, souffrants, ou l’intellectuel, à la fois pur et rêveur, mais bien souvent fat voire méprisant, usant de la fascination crainte qu’éprouvent les villageois à son égard pour réussir à trousser l’objet de son désir ?

  • Le livre des Images

Ce n’est pas le moindre des troubles de ce roman oscillant sans cesse du rire tendu au malaise exponentiel, chronique tour à tour grotesque ou absurde, lorgnant vers le conte moral ou le fantastique, se roulant dans la fange en riant comme un marcassin pour brusquement briser le sourire dans une phrase d’horreur repoussante, passant sans cesse de l’animal au divin, de la survivance à l’espoir.

Architecture d’une précision hallucinante mais jamais écrasante, Les Saisons est avant tout un magnifique livre d’images : des personnages, bien sûr, inoubliables, mais d’un univers irrémédiablement perçant : la taverne de Mme Ham et cette dernière, le derrrière écarté sur les genoux des douaniers et lui crevant les boutons en riant, les feuilles blanches de Simeon, son unique trésor, s’écrasant dans la boue, comme annonçant l’échec à venir autant que la saison d’hiver, le défilé de cirque où l’éclopé suit en dernier, la taverne presque grotte du Croll, la vieille femme et son œuf ou la course effrénée au jour d’hiver…

  • Heureux qui comme Simeon, aurait mieux fait de se casser une jambe.

Stop. Il faut cesser ici la glose et laisser à chacun le plaisir infini de découvrir cette œuvre qui sans cesse réussit un tour de force : une forme de Beauté tout à la fois évidente et insaisissable.

Car anti-récit parodique christique tout autant que parabole sur le devenir humain, pris entre la pureté et l’impur de l’existence, le désir de sublimation et la fange des pulsions, farce macabre ou comédie de mœurs cradingue, variation désespérée autour de la création, fable sur la mort de l’espoir, Les saisons ne choisit jamais son camp, et c’est ce qui sans doute en fait sa force impénétrable et si accueillante.

« Mais il parut soudain comprendre et ne put achever son propos.  […] Tant de magie pour rien ! pour les images d’un autre monde ! »

On songe bien sûr à Giono et à son Roi sans divertissement (on y explose d’ailleurs aussi) qui aurait forniqué avec Ferreri, à « Ces gens-là » de Brel ou à Camus, à Voltaire, Rabelais, Beckett,  aux récits mythologiques (le relevé du pluviomètre qui sans cesse se remplit, Sysiphe dégradé), ceux de l’Exode ou de la Shoah (la sœur, morte dans des « camps »). Si chacun des grands jalons de l’histoire et des fictions sont là, ils semblent, à la manière du roman, se dissoudre à chaque fois qu’on pense réussir à les saisir. L’obscurité glissante, qui nous envahit autant qu’elle se refuse à se simplifier, est sa plus belle des lumières.

« Va falloir encore faire le ménage ! dit-il. Mais on n’en finit pas cette année. Non mais qu’est-ce qui se passe ? Que d’évènements… que d’évènements ! On t’l’avait dit pourtant, petit agneaux, on t’l’avait dit…Tu voulais inventer des saisons, du beau temps pour tout le monde… Tu voulais quoi ? Enrichir le monde avec tes monuments, avec tes petits paniers de voyelles et d’consonnes…et pis quoi encore ?…L’amour au bord des fontaines, des papillons pour les collectioinneurs ? Ca s’peut pas, par chez nous… Et je m’suis battu pour toi…Rien à faire…C’est Pourriture qui gagne, et qui fait la loi ! On t’l’avait dit, petit agneau…C’est pas habitable, c’te putain de terre. Laisse moi dormir. »

Absurde, sublime, drôle, repoussant, grotesque et inqualifiable, potache, féroce, outrancier, poétique, dégoûtant et irrémédiablement fascinant : que cessent les mots, ils ne feront que vous repousser de ce bijou à la beauté stylistique tout à la fois ahurissante et limpide.
Un roman d’une Beauté sale.
Il y a peu de fois où nous vous demanderons une confiance aveugle. Les Saisons est une exception : fermez ce navigateur, ouvrez cette symphonie bruissante hantée, et laissez-vous baigner dans l’eau saumure de son insoutenable féérie macabre.

Editions Christian Bourgois, 264 pages, 7.50 euros. En librairie.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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