En dépit de quelques très beaux hommages, la disparition de l’écrivain Jacques Abeille au début de l’année 2022 fut accueillie avec une certaine indifférence. Il faut dire que cet écrivain secret a développé un univers singulier, à mille lieues des modes littéraires de son époque. Héritier du surréalisme (mais surtout les éléments périphériques du mouvement : Gracq, Rodanski, Duits), il a conçu un vaste cycle romanesque – le cycle des contrées- débuté par Les Jardins statuaires où l’imaginaire tient une place primordiale. Sous le pseudonyme de Léo Barthe, il a également signé de nombreux ouvrages érotiques : Camille, L’Animal de compagnie, Belle humeur en la demeure (ressorti chez La Musardine sous le titre La Demeure des lémures) …

Histoire de la bergère est le premier volet d’une trilogie intitulée De la vie d’une chienne. Il sera suivi d’Histoire de la bonne et d’Histoire de l’affranchie. Ce court récit débute par la découverte par un voyageur d’un domaine mystérieux où il assiste à une scène érotique particulièrement marquante que nous ne décrirons pas pour ne pas affoler les âmes prudes qui passeraient par ici. Au-delà de la crudité des mots employés par l’auteur, c’est l’appel à l’imaginaire qui frappe d’emblée. Symboliquement, la porte que pousse le voyageur pour pénétrer dans ce domaine marque l’entrée dans un univers fantasmatique, à la lisière du merveilleux :

« Il s’y risque avec le sentiment vague d’aller à la découverte d’un domaine enchanté dont la porte ne devait s’ouvrir que pour lui.

Si malencontreusement on venait interrompre son rêve en lui faisant grief de son intrusion, il n’aurait, après tout, qu’à dire la vérité et demander son chemin pour dissiper tout malentendu. Pour l’heure, ce retour à un monde trivial est bien ce qu’il souhaite le moins. Il espère que lui sera laissé le loisir de respirer tout son saoul le délicat parfum de désolation où baigne toute chose tandis que s’éteignent les derniers cris des oiseaux dans le soir. »

Ce rêve éveillé, le lecteur va pouvoir le poursuivre lorsque ledit voyageur rencontre un inconnu proposant de lui conter son histoire avec cette mystérieuse bergère. Léo Barthe peut alors débuter un conte paysan où le raffinement du style se conjugue avec des descriptions frustes et crues. Le narrateur est un journalier qui vit loin de la compagnie des hommes et propose parfois ses services contre de menus travaux. Un jour, il surprend une jeune femme pendant sa miction et constate qu’elle prend un certain plaisir au contact rugueux des orties. De cette rencontre naît une relation sauvage entre cet homme taiseux et la bergère insatiable.

Avec ce livre, Léo Barthe poursuit son exploration des abysses de la passion, du désir et du plaisir charnel. Il y a du Bataille chez lui (ou du Bernard Noël) mais en moins intellectualisé. Histoire d’une bergère frappe même par son côté très terrien et prosaïque : le quotidien rude et âpre de ces personnages de paysans soudainement confrontés aux affres de l’amour physique. Ce cadre intemporel (le livre pourrait aussi bien se dérouler au 19ème siècle qu’aujourd’hui dans une campagne reculée) permet à l’écrivain de construire son récit autour du contraste entre une aspiration vers un certain idéal amoureux et la bestialité des actes physiques les plus crus. Il y a chez l’auteur une inclination récurrente pour les scènes de zoophilie (voir L’Animal de compagnie). On aurait tort de n’y voir qu’une provocation puérile. Ces accouplements contre-nature entre la bête et l’humain lui permettent au contraire d’explorer ces zones floues du plaisir où la frontière de l’animalité s’avère fluctuante. Le désir, chez Barthe, est forcément bestial mais c’est dans son affinement qu’il trouve sa raison d’être, à l’instar des scènes pornographiques obscènes qu’il parvient à transcender par la grâce du style.

En ce sens, ce court roman peut constituer une parfaite entrée pour découvrir l’univers fiévreux et ténébreux de Léo Barthe/Jacques Abeille.

***

Histoire de la bergère (2002) de Léo Barthe

Éditions La Musardine, 2022

ISBN : 978-2-36490-604-4

124 p. – 9.95€

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A propos de Vincent ROUSSEL

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