Il y a deux ans disparaissait Jacques Abeille, écrivain méconnu à qui l’on doit également, sous le pseudonyme de Léo Barthe, une œuvre pornographique conséquente que les éditions de la Musardine se sont employées à rééditer depuis quelques années. Un passé lumineux regroupe un ensemble de textes posthumes de l’écrivain où la fiction côtoie le récit autobiographique et un ensemble de réflexions plus théoriques.

Abeille travaillait à Un passé lumineux, un court roman, depuis 2014. La version proposée ici est pourtant inachevée, ce qui nous vaut parfois des ellipses assez abruptes entre un récit qui se déroule d’abord à huis-clos au domicile du narrateur avant qu’on le retrouve soudainement sur les lieux de son travail. Disons-le d’emblée, cette fiction se révèle un peu décevante par rapport aux fascinants romans de Léo Barthe (Camille, Histoire de la bergère, L’Animal de compagnie…). Dans ces œuvres, l’écrivain parvenait à créer un espace purement imaginaire et fantasmatique, propice à tous les dérèglements des sens. Ici, cet espace paraît quelque peu étriqué puisqu’il se réduit au domicile d’un couple qui se livre à des jeux très particuliers. Leur quotidien est constitué d’un certain nombre de rituels, notamment celui de la toilette où le narrateur se charge des ablutions de sa compagne avant de se livrer à des caresses autrement plus érotiques. Très vite, on perçoit chez ce couple une certaine inclination pour des cérémonies sadomasochistes et un goût prononcé pour des pratiques relevant de « l’éducation anglaise ».

Léo Barthe n’a certes rien perdu de son style, précieux, obsessionnel et on pourra goûter la manière qu’il a de subrepticement glisser vers des territoires purement fantasmatiques où les normes sociales sont niées et transgressées. Idée corroborée lorsque le couple invitera une troisième personne (Bertrande, l’amie d’Albertine) à se joindre à leurs jeux très spéciaux. Néanmoins, on pourra regretter que cet imaginaire érotique se limite ici aux postérieurs de ces dames avec un penchant trop exclusif pour la sodomie. La violence de certains passages pourra heurter certains lecteurs mais elle n’est jamais complaisante en ce sens que l’auteur célèbre toujours la puissance de l’imagination. Abeille le précisera par la suite dans son texte plus théorique :

« J’en fait la remarque pour rappeler en passant qu’un roman pornographique n’est ni un manuel de savoir-vivre ni un livre de recettes. Si on peut en tirer une leçon, elle tient tout entière dans la liberté d’imagination dont certains auteurs font la confidence au lecteur à seule fin qu’il en retrouve en lui-même l’élan qui lui convient ».

Cet élan n’était peut-être pas tout à fait conforme au mien cette fois mais peu importe puisque ce court roman est suivi d’une sorte d’essai passionnant, à la fois autobiographique et théorique intitulé Pour une lecture amoureuse. Dans ce récit, Jacques Abeille revient sur sa carrière d’écrivain, ses premiers pas dans la littérature sous l’égide de Régine Deforges qui édita son premier texte et qui devait publier Les Jardins statuaires si elle n’avait pas fait faillite avant. Dès lors, l’auteur évoque « l’infortune » qui frappa ses écrits même s’il assume n’avoir jamais fait l’effort de « conformer au bon goût » les œuvres qu’il a produites. Remontant à l’enfance et à ses premiers émois littéraires, l’auteur nous propose une réflexion sur la littérature en générale et le roman érotique en particulier. On suit avec beaucoup d’intérêt la ligne de ce texte qui trouve un équilibre entre des considérations historiques, avec les méfaits de la censure au début de la Vème République et la loi frappant les publications destinées à la jeunesse, les réminiscences autobiographiques et les considérations désabusées sur un certain crépuscule de la culture du livre au profit de la langue informatique :

« Cette mise en évidence privilégiée, cette fragmentation, est précisément ce qui caractérise la langue informatique qui s’impose, parce que compatible avec un traitement mécanique, au détriment de toutes les autres fonctions de la langue, en particulier sa valeur expressive, émotionnelle voire affective. Il est bien évident que si on assigne impérieusement à une langue la tâche unique d’un transfert d’information, on lui impose une simplification drastique en l’amputant de toutes ses autres vertus. Pour le dire brièvement, l’annuaire du téléphone devient l’idéal du livre. »

Ce qui se dégage essentiellement de cet essai, c’est un plaidoyer vigoureux pour une langue capable de s’affranchir de tous les diktats, que ce soit du réalisme (Abeille confesse son attachement indéfectible au surréalisme), du bon goût ou de toute forme de censure visant à brider l’imagination. Revenant sur le procès qui frappa l’extraordinaire roman de Bernard Noël Le Château de Cène, Jacques Abeille écrit :

« J’ai la conviction très ferme que ce dont en cette occasion on fit le procès ne réside pas seulement en l’évocation de situations scabreuses à l’extrême, mais aussi et surtout en cela même qui aurait dû innocenter un tel écrit, car enfin, si cette publication fît l’objet de poursuites, ce fût bien afin de protéger les mœurs. Or, l’invraisemblance criante de cet univers romanesque est telle qu’il n’est pas possible qu’il provoque une contamination des conduites même les plus insolites. Ainsi faut-il admettre que ce qui fut jugé condamnable, ce fut la liberté débridée d’une fantaisie galopante. Instruits par cet exemple et par mille autres, nous ne devrions plus ignorer que l’imagination est sans cesse en procès. » Des mots qui résonnent plus que jamais à notre époque où l’on tend parfois à criminaliser l’imaginaire (Cf. les infortunes de Bastien Vivès).

Ces réflexions sont prolongées dans un texte inachevé datant de 2020 et intitulé Le Terminator vient d’achever la destruction de l’humanité. S’inquiétant là encore de la mécanisation généralisée et d’une langue soumise désormais aux règles de la cybernétique. L’essai permet à Jacques Abeille de revenir à son roman familial douloureux et à son usage du pseudonyme, preuve de ses difficultés à se forger une identité, lui qui fut un « bâtard » (ses origines lui valurent une rupture cinglante avec une jeune fille aux origines favorisées) et qui souffrit d’une hérédité perturbée. Il raconte une fois de plus comment la littérature l’a en quelque sorte sauvé, notamment Nerval chez qui il découvrit immédiatement une certaine communauté d’esprit. Sans doute moins abouti que Pour une lecture amoureuse, ce texte en prolonge la réflexion et reste d’un grand intérêt. Classé dans la partie « documents » de l’ouvrage, il côtoie La Petite Toz, très court texte fictionnel qui semble être une partie non développée d’Un passé lumineux (le narrateur gère également une agence immobilière) mais trop fragmentaire pour avoir pu être raccroché au récit.

***

Un passé lumineux (2024) de Léo Barthe / Jacques Abeille

Éditions La Musardine, 2024

ISBN : 978-2-36490-630-3

264 pages – 19 €

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