Le conte, genre réservé aux enfants ? Quelle erreur ! A l’instar du fantastique ou même de l’imaginaire dans son ensemble, le conte raconte le monde, le traduit, de le transmet au fil des siècles par le biais de métaphores saisissantes. La parole anonyme était celle que récoltaient les Frères Grimm, passant de l’oralité à l’écrit, rendant ainsi compte du génie populaire. Y transparaissait tout le désespoir de la pauvreté, des laissés-pour-compte, des oubliés : aussi, parfois, rien ne constitue plus un témoignage historique authentique qu’un conte. Autre objet de vertige : l’origine des contes. On retrouve, à des milliers d’années d’intervalle ou dans des contrées très éloignées, les mêmes contes, et souvent, lorsqu’on ne connaît par leur origine, on leur invente des modèles dans la réalité, des personnages imaginaires inspirés d’hommes illustres. Le conte fait travailler l’imaginaire au point de créer une légende autour du conte lui-même. Ça n’est pas le moindre des thèmes abordés dans le catalogue accompagnant l’exposition « La fabrique des contes » qui se tient actuellement au musée d’ethnographie de Genève. Plus qu’un catalogue, il utilise l’exposition comme point de départ pour observer de fascinantes variations parées d’une riche iconographie : les photos/installations de Jonathan Watts nous laissent bouche-bée. En plusieurs instantanés, ce photographe installe son propre univers, féerique, surréaliste, avec son jeu sur les ombres et la lumière. Il recrée un conte, lui rend hommage, mais raconte à son tour une histoire particulière. Chaque photo distille beauté et mystère, sollicitant notre intelligence, et provoque le désir d’inventer, de se faire à notre tour conteur et créateur de conte.

 

Les textes du catalogue sont aussi passionnants que les images. Toute l’approche ethnologique répond à bon nombre d’interrogations, que ce soit dans la préface de Federica Tamarozzi, commissaire scientifique de l’exposition, ou l’article d’Anne Montjaret, qui rappelle la classification A.T.U (Arne Thompson- Uther) échafaudée autour de la notion de conte-type, permettant « d’indexer les contes et autres récits vernaculaires », dans des sous-catégories et les faire rentrer dans une typologie précise. Dans « L’objet-Conte », Josiane Bru évoque la collecte et le classement des contes en France, tandis que Nicolas Ducimètre s’attarde sur la Bodemeriana, vertigineuse bibliothèque de Martin Bodmer intégralement consacrée aux contes de fées. Pour appuyer l’essentialité de l’oralité et revenir à la dimension originelle, Madeleine Leclair rend hommage à l’art du conteur. L’article de René Wetzel  brise un peu le mythe qui affirmait que les Frères Grimm étaient de vrais collecteurs de la tradition populaire. En effet, c’était des jeunes femmes de la bourgeoisie qui leur racontaient des histoires – elles-mêmes souvent issues de la tradition écrite tels les Contes de Perrault. Même si les frères en recherchaient les sources originelles, ils étaient contraints d’en censurer la dimension subversive et les expressions trop lestes, et les réécrire sur le modèle de conte romantique imposé.

La dimension allégorique, métaphorique ou morale du conte est également abordée dans l’ouvrage, notamment dans les articles concernant la richesse et la morale des contes (où le pauvre peut faire fortune), la figure du vin, ou le conte étiologique essentiellement rattaché à la naissance de l’univers animalier et végétal. Barbe Bleue (dans les images d’Epinal), la sorcière – qui quitte progressivement le manichéisme – ou le loup, sont autant d’archétypes qui trouvent également leur place au sein de ce formidable inventaire, tandis que Federica Tamarozzi étudie la psychanalyse des contes de fées, bien des années après le freudien Bruno Bettelheim et la jungienne M.L. von Franz, qui introduisit le féminisme dans son analyse et inspira des écrivains comme Angela Carter (La Compagnie des loups). Les ouvertures historiques et politiques que sont « Les Contes de Grimm dans le cinéma de propagande Nazi » et « Pinocchio politique » écartent définitivement l’idée du conte comme matériau enfantin et infantile. Preuve que le conte – et l’imaginaire en général – est un outil essentiel pour témoigner de son temps et lire le monde, jusqu’à être employé comme une arme de manipulation.

Citant les mots d’Italo Calvino au sujet de ses Fiabe Italiane, Francesca Serra s’interroge sur l’appartenance du conte lorsqu’une histoire est collectée puis métamorphosée, réécrite, transformée. Qui peut en revendiquer la paternité ? Fascinant débat que cette idée d’une réappropriation du texte qui mêle la source anonyme à l’imaginaire intime de l’auteur. N’est-ce pas d’ailleurs cette tradition que perpétue l’écrivain Fabrice Melquiot dans ses versions modernes de contes anciens ?

Car l’intérêt tout particulier de La Fabrique des Contes, c’est la participation de plusieurs illustrateurs et d’un écrivain ayant répondu présents à l’appel de Federica Tamarozzi, autour de huit contes revisités et présentés dans leur intégralité.

Le génial Lorenzo Mattotti (« La vigne et le vin », « La mort Marraine ») nous aspire dans son infernale gravure monochrome. Camille Garoche, et ses collages aussi merveilleux qu’une lanterne magique (« Le fuseau, la navette et l’aiguille », « La lune et la louve »). Et que dire de Carll Cneut (« Le pêcheur, sa femme et le poisson d’or », « L’ours amoureux ») ? Il nous envoie dans un tourbillon de couleurs baroques à couper le souffle dont lui seul  a le secret.  Plus classiques sont en revanche les aquarelles de Kalonji (« Le pantalon du diable », « Le pain de Marie »).

 

Ça n’est pas sans méfiance que nous abordons l’écriture de Fabrice Melquiot, cherchant à moderniser à tout prix le conte, avec un langage du XXIe siècle comme pour le mettre au goût du jour et qui l’annonce dès le premier conte :

Il était une fois
Chérie ?
Non mais excuse-moi, mais tu ne vas quand même pas engraisser le récit de notre histoire par « Il était une fois.. » ?
Ben pourquoi ?
Bah parce que déjà qu’elle est cousue de fil blanc. Alors ne la commence pas avec des formules hyper cliché. Un peu de modernité, quoi.

La démythification de la séduction, passant de la préciosité à l’argot, a de quoi surprendre :

Non mais tu te rends compte. T’étais quand même une rapide.
Tu m’avais tapé dans l’œil, c’est tout. Et puis j’étais jeune.

Mais curieusement, le texte y récupère une vitalité, une humanité inattendue, et un humour juvénile salvateur.

Moi, j’étais tout simplement en train de filer devant mon rouet, comme tous les jours. Je t’ai aperçu par la fenêtre. J’ai piqué un fard, je me souviens.

Dépassée notre première crainte face à certaines expressions et au langage parlé, force est de reconnaître que son approche est remarquable, parvenant à retrouver une verve populaire et orale perdue peut-être dans la préciosité de certaines écritures. La modernité des mots de Melquiot parvient à donner au conte la voix de l’universalité, de dresser un pont entre les temps anciens et l’aujourd’hui. Et de provoquer une émotion singulière. Lorsque pour « La mort Marraine », il décrit l’inéluctable apparition : « Son corps était ce qu’il était. Le corps d’un homme malade. Et merde. La mort se tenait à ses pieds », le lecteur se sent à la fois brusqué et convaincu de l’horreur du dilemme du paysan-médecin, lorsque se présente à lui l’inéluctable menace. Melquiot fait preuve d’une grande puissance poétique, à l’instar de cette ouverture de « La Lune et la louve » :

Il était une fois la nuit. Il était une fois la lune. Il était une fois les loups. Il était une fois les hommes. Je te raconte cela mon enfant, et je réalise que je ne sais rien de la nuit, rien de la lune, rien des loups et peu de choses sur les hommes.

Il dote même « L’Ours amoureux » d’une sensualité inouïe, parvenant à faire ressortir du conte originel son sens symbolique plus ou moins caché en en renouvelant la beauté thématique et formelle, la dotant d’une splendeur érotique troublante :

Il ne sait pas qu’elle est déjà l’amour. L’amour, il ne sait pas ce que c’est. C’est un ours et sa gueule d’ours est une tasse mal lavée. (…) Mais il craindrait de la meurtrir et il ne veut plus qu’elle saigne. Alors il s’en va lécher la seule partie de son corps mise à nu. Sur ses pieds fins et blancs, il pose sa langue muette d’ours. (…) Elle ne pouvait imaginer l’effet d’une telle caresse.

Elle croit entendre :
Est-ce que tu aimes ?
Alors elle répond :
Oui, lèche-moi encore et lèche-moi bien.
Toute la nuit, il va la lécher, il la lèche. Ses pieds seront défaits de la moindre tension et elle jouira, elle jouit, elle jouit par-là, elle jouira ignorant qu’elle jouissait.

Sa version renvoie autant à La Bête de Walerian Borowczyk qu’aux légendes classiques. Aucun doute n’est permis : l’héroïne, ici, a bien « vu l’ours » ! Fabrice Melquiot possède la qualité du conteur et celle de l’écrivain. Il apporte la preuve que le conte est toujours vivant, prêt à surgir du monde le plus prosaïque pour lui offrir une traduction métaphorique et poétique.

Le conte, cet infatigable voyageur, constitue le témoin d’une époque et son remède éternel. La Fabrique des contes est un ouvrage indispensable pour les amateurs d’histoires qui ne perçoivent pas l’enfance comme une simple étape, mais comme une initiation permanente à la vie, un état que l’on ne quitte jamais.

La Fabrique des contes
Pages : 192
Format : 23 x 28 cm
édité par La Joie de Lire

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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