Deuxième long métrage du cinéaste et journaliste Jacques Doniol-Valcroze, Le Cœur battant (1962) saisit par son étrangeté souterraine, par ses allures de romance légère dissimulant de plus en plus mal la toxicité d’une relation dont l’ambiguïté, d’abord ressort drolatique, devient progressivement le nœud d’un indicible chagrin. Un peu oublié, ce film intrigant réédité il y a peu en blu-ray par la société d’édition Le Chat qui fume, mérite qu’on en redécouvre le venin caché derrière les convenances d’une amitié pourtant blessante comme une lame.

Tristesse et cocasserie (J-L. Trintignant ; F. Brion) (©Le Chat qui fume)

François (Jean-Louis Trintignant) est amoureux de Françoise (Françoise Brion) et souhaiterait que cela soit réciproque ; elle ne le voit que comme un ami serviable, qui pourrait lui permettre de renouer des relations avec Juan, diplomate chilien avec lequel elle s’était acoquinée l’été précédent. Elle emmène dans ses bagages cet ami énamouré sur la presqu’île de Giens, où Juan est censé faire un saut. Mais la venue du diplomate ressemble de plus en plus à une arlésienne, ne cessant jamais de repousser une arrivée devenant incertaine, permettant aux deux personnages de vivre ensemble dans une intimité grandissante, jalonnée de moments de douceur et de tension conjointes.

Et le film de décliner sa petite musique douce-amère constituée de tendresse non feinte, de fausse cruauté néanmoins tranchante et de banderilles lancées dans une arène amoureuse où tout combat mêle défaite et victoire, éloignement momentané et rapprochement implicite, chaque escarmouche devenant une manière de mieux se connaître et s’apprivoiser. De ce point de vue, Le Cœur battant se révèle peu à peu comme une sorte de précis de la relation amoureuse, pour laquelle l’amitié profonde unissant François et Dominique peut se voir comme les premiers tracés de la Carte du Tendre. Cette union quasi-amoureuse liant les deux amis est entérinée par la structure cyclique du séjour, chaque journée chassant l’autre : réveil tardif, passage à la plage où ils conversent de façon badine, moments d’attente ramollis par la chaleur et le soleil, soirée au restaurant se finissant généralement par une dispute du fait que François ne puisse plus retenir ses flèches amoureuses et que Dominique s’en défende par le bouclier apparemment hermétique de son indifférence permettant de l’éconduire. Chaque journée est donc un pas permettant d’avancer soit vers un amour imprévisible mais inévitable, soit vers une fin irrémédiable entre deux êtres que tout rapproche et sépare simultanément.

La mélancolie derrière le burlesque (J-L. Trintignant ; F. Brion) (©Le Chat qui fume)

La beauté discrète du film repose sur l’idée de l’angle mort que représente Juan. Personnage absent mais à la fois toujours présent, cloison invisible située entre François et Dominique ne permettant pas à cette dernière de voir l’amoureux transi lui faisant face, le diplomate chilien est une sorte de spectre hantant la relation des deux amis, champ aveugle fantomatique intoxiquant involontairement la réalité des personnages principaux. Son apparition dans le dernier mouvement du film, simple silhouette apparemment amicale mais évanescente, disparaissant aussi vite qu’elle est apparue, achève d’en faire une chimère inaccessible, une étrange forme hologrammique simultanément visible et vide. Juan définit donc parfaitement la notion de fantasme ; il est par ailleurs considéré comme tel par Dominique : comme un idéal auquel elle a pu goûter succinctement, qu’elle peut toucher du bout du doigt mais qu’elle me parvient jamais à attraper (de même, par ailleurs, que le film lui-même), une mise à l’épreuve du réel par le biais de ses qualités qui ont tout de la pure fiction dans l’esprit de celle qui voudrait, au conditionnel, en imprégner l’essence dans sa propre vie. Le Cœur battant raconte donc le choix de Dominique, entre une fiction qui ne pourra être qu’insatisfaisante (Juan) et un réel qui ne pourra jamais vraiment la combler (François). De ce point de vue, de façon assez étonnante et sans aucun effet de style visible, Jacques Doniol-Valcroze semble annoncer le récit amoureux douloureux et duel raconté dans Two Lovers de James Gray (2008), dont Le Cœur battant évoque une version française sixties stylistiquement proche de la Nouvelle Vague.

Conte d’été (J-L. Trintignant ; F. Brion) (©Le Chat qui fume)

Fausse comédie romantique se métamorphosant petit à petit en mélodrame douleureux entraîné par la musique voluptueuse, parfois un peu envahissante, de Michel Legrand, le film de Doniol-Valcroze est une dragée fortement poivrée (pour paraphraser le titre du fameux film de Jacques Baratier qui lui est contemporain) qui, derrière ses apparences acidulées, laisse poindre une force triste annihilant son possible taux de sucre. Film léger envahi par la mélancolie, Le Cœur battant émeut fortement par sa sensibilité sans esbroufe et une forme de limpidité paradoxalement moins évidente qu’elle n’en a l’air. Beau film.

Outre le film, le blu-ray du Coeur battant de Jacques Doniol-Valcroze comprend :

• Documentaire « JACQUES DONIOL-VALCROZE, LES CAHIERS D’UN CINÉASTE », avec Françoise Brion, Costa Gavras, Marie Dubois, Jean-Luc Godard, Jean-Charles Tacchella, Serge Toubiana, Jean-Louis Trintignant (59 min)
• Film annonce

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A propos de Michaël Delavaud

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