Un pays qui se tient sage : Entre les larmes et la colère, la réflexion.

Un pays qui se tient sage, voilà un titre qui résonne et raisonne. Comme un écho judicieusement remanié de ce proverbe policier énoncé devant une foule de lycéens à genoux, qui fait du pays entier une classe dissipée. Finalement, les lycéens c’est nous, à moins que nous ne soyons encore à l’école primaire (Selon Nicolas Perruchot, président du Loir-et-Cher, propos cités ici). Se tenir sage. Se retenir d’exprimer ses convictions, sa colère. Rester tranquille. Voilà l’idée de la sagesse que se fait l’État. Une définition plutôt conventionnelle, servile, loin d’une sagesse émancipatrice et clairvoyante. Il n’y a que ses mots à lui qui sont dignes d’être écoutés, propagés. Ceux qui ne sortent pas de sa royale bouche relèvent de la barbarie. Puisque les citoyens ne semblent pas accueillir ses mesures abjectes comme il se doit, c’est à dire sans broncher, il lui faut faire preuve de pédagogie. Pédagogie des plateaux télé. Pédagogie de la matraque et du LBD. Prière de ramassez vos mains coupées et vos yeux arrachés.

©Le Bureau – Jour2fête

En plein mouvement des gilets jaunes, pendant que le gouvernement s’offusquait devant les mots de « violences policières », David Dufresne, auteur et réalisateur, rassemblait sur @Allo Place_Beauvau un flot dramatiquement incessant de témoignages des bavures commises par les bien nommées forces de l’ordre. Petit à petit, face à l’accumulation honteuse des brutalités de sa police, relayées ici et là, le discours de l’État s’est affaibli pour finalement admettre d’éventuelles « dérives ». Une brèche est ouverte, son enjeu est crucial. Un pays qui se tient sage nous invite à étendre le débat jusqu’aux salles de cinéma. Documentaire au visage double, furieux mais aspirant à la raison, à l’éclairement. Il fait se croiser des images aux mouvements désordonnés, révélant le mépris et la violence insoutenable de certains uniformes, aux images sereines et maîtrisées d’entretiens, de discussions avec différents intervenants venus participer à la réflexion.

Entre les questionnements et les affirmations, les illustrations saisissantes de cette violence policière font irruption. 95 % de ces images ont été sourcées, datées et leurs auteurs.es rémunérés.es grâce au long et scrupuleux travail du réalisateur. En fondant le film sur ces vidéos-témoignages de manifestants, David Dufresne crée des contre-images, des images en opposition. Car, si tout le monde a pu entrevoir ces atrocités, elles étaient réduites, dans leur sens et dans leurs formes, et ne pouvaient ainsi retenir toute l’attention qui leur est due. Le cinéma leur permet de s’exprimer dans leur juste grandeur. Ce qui n’apparaissait pas dans les images distancées des chaînes d’informations, ce hors-champs insoutenable parfois perdus dans les fils d’actualités de réseaux sociaux, trouve véritablement sa place sur le grand écran, un endroit où il ne sera pas chassé par un nouveau contenu soit disant plus brûlant.

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Livrées ainsi, ces violences prennent les tournures d’une guerre que l’on n’aurait pas encore nommée, par simple convention. Mais il y a bien deux camps, dont l’un a l’avantage du nombre (et encore), et l’autre l’avantage des armes. Deux faux ennemis qui se cherchent, pendant que dans leur palais bien gardé, les véritables coupables de ces bouleversements sont à l’abri. Ces affrontements tragiques semblent vains au regard du peu de considérations qu’ont reçus tous ces corps mutilés et ces vies brisées, et pourtant, s’ils n’avaient pas été là, s’ils n’avaient pas crié leur désaccord, quel espoir de changement nous resterait-il ? Les marcheurs pacifiques ne sont pas épargnés par les coups de matraque opportuns, et quand bien même on les laisserait déambuler gentiment, ils ne seraient pas entendus. Les black blocs sont privés de leur voix et de leur revendications et traités comme de vulgaires dégénérés. Mais où sont les véritables casseurs ? Qui est ce qui démolit le système social à grands coups de réformes vicieuses ? Entre une vitrine et une vie humaine, les priorités sont apparemment trop vite définies.

Et, pendant que la haine grandit de chaque côté des barricades, le pouvoir nie haut et fort les violences. Quelques archives télévisées s’immiscent dans ce récit de caméras citoyennes, mais l’ordre est déjà inversé, elles sont pour une fois minoritaires. Alors, lorsque les larmes et la colère nous ont déjà submergés, c’est le dégoût qui se pointe, devant les discours du président. En comparaison avec ces images d’une réalité tangible et tragique, les plateaux télé apparaissent sous leur plus mauvais jour, comme une sphère parallèle, un cirque de cyniques déconnectés.

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Au delà du sentiment de révolte qui monte, une réflexion profonde s’offre à nous lors des phases d’entretiens. Pour cela, David Dufresne a réunit une variété de profils satisfaisante pour empêcher un militantisme borné. L’idée est avant tout de donner à réfléchir ensemble, pendant et après la séance. Gilets jaunes, écrivain, sociologue, historienne, avocat, travailleuse sociale, général de gendarmerie ou encore secrétaire national de Alliance Police (et bien d’autres), livrent seuls ou en duo leur vision sur le sujet, parfois confrontés aux images des violences. Il faut préciser qu’aucun bandeau n’indique leur identité ni même leur profession lorsqu’ils sont à l’écran. Même si elle peut déconcerter, cette démarche révèle une grande honnêteté intellectuelle et nous oblige à écouter ceux que l’on pourrait, par a priori, refuser d’entendre.

Le film s’ouvre et tourne finalement autour d’une grande question, celle que suscite la définition de Max Weber : « L’État revendique le monopole de la violence physique légitime ». Il semble aujourd’hui que la légitimité serait plutôt du côté des manifestants, tandis que les boucliers de l’État n’auraient à revendiquer que leur « légalité », à conditions qu’ils parviennent à maîtriser leur propre violence. Alain Damasio cite Jean Genet qui opposait la violence, en tant que puissance de vie, à la brutalité, en tant que puissance destructrice. Les gilets jaunes et autres manifestants, luttent parfois avec violence pour leur survie sociale et économique, mais les vraies brutes sont celles qui détruisent leur vie à coup de réformes, de flashball ou de matraque.

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Plus qu’un film important, Un pays qui se tient sage s’impose comme une œuvre nécessaire, vitale à notre société qui traverse douloureusement toutes sortes de crises, qui n’attendent que d’être remises en question comme le propose David Dufresne, par la voie du cinéma.

 

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