Un éclair, et puis le noir. « Nous sommes tous dans le caniveau, mais certains regardent les étoiles », dit l’épigraphe placée en exergue au Musée des Merveilles, comme pour signifier la déchirure originelle, qui pèse sur tout homme. Cette citation d’Oscar Wilde dirige immédiatement les attentes du spectateur vers les contrées de l’imaginaire, terres de sublimation et de consolation.

On suit parallèlement la trajectoire de deux enfants sourds, racontée depuis leur point de vue respectif. D’une part, l’histoire de Ben (Oakes Fegley) commence en 1977 à Gunflint, petite ville du Minnesota. Le garçon est élevé par sa tante, après avoir perdu sa mère (Michelle Williams). Alors qu’il fait des recherches sur son père, il est accidentellement frappé de surdité. Dès lors, il n’a de cesse de vouloir retrouver cet homme qu’il pense vivre à New York. D’autre part, l’histoire de Rose (Millicent Simmonds) débute en 1927. La fillette, sourde de naissance, vit avec son père dans une demeure austère et isolée. Autoritaire, l’homme tient sa fille recluse et lui prodigue une éducation rigide. Rose n’a pour idée que de rejoindre sa mère, Lilian Mayhew (Julianne Moore), une actrice de Broadway qu’elle idolâtre. Pour chacun de ces enfants, le handicap est une voie d’accès à l’imaginaire et à la réalisation de soi, lui permettant de contrer les excès de la rationalité brutale et froide des adultes. Ben et Rose entreprennent, chacun de son côté, un grand voyage qui les mène de leur bourgade à New York, afin de retrouver l’être cher. Munis d’un précieux indice, petit bout de papier précaire, ils se lancent dans une quête en forme de parcours initiatique, où les obstacles le disputent aux déceptions.

 

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Avec Le Musée des Merveilles, Todd Haynes investit ce qu’on pourrait appeler la veine du film pour enfants. Le scénario, écrit par Brian Selznick et adapté de son roman Wonderstruck, fait la part belle à la fantasmagorie, aux craintes et espoirs infantiles. Le romancier, auteur de The Invention of Hugo Cabret, avait déjà offert à Martin Scorsese une adaptation à la taille de ses ambitions filmiques. Il réitère avec Todd Haynes, efficacement. Si les précédents films du réalisateur semblaient au premier abord plus réalistes par leur thématiques, son Musée des Merveilles les donne à voir sous un autre angle. Loin du Paradis (2002) et Carol (2016) sont de somptueux portraits de femmes en prise avec leurs désirs, face aux conventions morales de la société bourgeoise. Le premier traite de l’homosexualité masculine et de l’émancipation féminine dans l’Amérique des années 1950 ; le second de l’homosexualité féminine dans l’Amérique des années 1920. Velvet Goldmine (1998) et I’m Not There (2007) abordent la scène musicale rock des années 1960 et 1970. L’un est consacré à David Bowie et à son Ziggy Stardust, l’autre à Bob Dylan. Dirait-on du Musée des Merveilles qu’il représente une sorte de synthèse et de dépassement de la filmographie du réalisateur ?

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Le scénario nous permet d’apprécier la propension de Todd Haynes pour les fables et de considérer qu’elles sont contenues en germe dans ses précédents opus. On peut déjà dire que l’attrait du cinéaste pour la reconstitution historique est sa marque de fabrique et le point de convergence de tous ses films. I’m Not There regorgeait d’inventivité avec ses narrations imbriquées et kaléidoscopiques sur la vie de Bob Dylan. La fiction biographique tirait ainsi vers la performance artistique et les identités du musicien étaient empruntées comme autant de voies possibles de la contestation sociale. Dans Velvet Goldmine, le mélange des figures réelles et fictionnelles et l’intrication des flashback dans l’enquête jouent pour beaucoup dans mythification de la scène rock des années 1970. De ces deux films, nous retiendrons particulièrement les hybridations des figures musicales, élevées au rang d’allégories d’une époque et d’un genre artistique. Du côté de Loin du Paradis et de Carol, c’est la marginalité sociale qui est représentée au cœur-même de la bourgeoisie. Dans chacun de ces longs-métrages, Todd Haynes travaille la plasticité des décors, des costumes et du jeu d’acteurs pour dialoguer avec les oeuvres du passé. L’hommage à Douglas Sirk et à Rainer Werner Fassbinder est prégnant dans Loin du Paradis, tandis que Carol fait revivre les photographies de Ruth Orkin. La matière artistique est inévitablement présente et remodelée, sans crainte de l’extraordinaire ou de l’invraisemblable.

Défini par le réalisateur comme « an acid trip for kids », Le Musée des Merveilles est un voyage temporel qui ouvre sur des sensations tant sonores que visuelles. Le montage parallèle joue sur la symbolique des destinées pour créer des correspondances entre deux univers et deux époques. Le scénario est construit sur des parcours qui se répondent et finissent par se rejoindre. L’extraordinaire de la fable réside dans les coïncidences ingénieuses, les rebondissements et l’effet de boucle. La partie de Rose, en noir et blanc, plonge dans le Broadway effervescent des années folles ; celle de Ben dans les bas-fonds du Queens période psychédélique rock-funk. Deux esthétiques musicales et visuelles confèrent une singularité tonale à ces deux époques. L’image granuleuse de la partie sans dialogue rend hommage au muet, au moment charnière du passage au parlant. L’histoire de Rose est entièrement confiée au jeu silencieux des acteurs et à l’orchestration symphonique de Carter Burwell (déjà présent pour la bande-son de Carol). L’histoire de Ben est nourrie d’envolées électroniques, d’étranges samples qui renvoient aux films expérimentaux des années 1970. Cette partie est aussi montée avec des musiques additionnelles, comme Space Oddity de David Bowie, clin d’œil à l’époque.

Le spectateur est littéralement happé par une bande-son qui s’impose par son rôle diégétique. Elle accompagne de façon synchrone l’expressivité du jeu d’acteurs. Dans la partie de Ben, elle recompose les perceptions auditives atténuées de l’enfant. Dans la partie de Rose, elle restitue les émotions du personnage. Par ailleurs, la musique forme un pont entre les deux histoires, faisant subtilement dialoguer les polarités temporelles. De l’aveu même de Todd Haynes, jamais travail ne fut aussi rude pour son équipe que celui du montage-son. Contrairement à ce qui se fait habituellement, l’équipe a dû trouver les musiques temporaires avant de procéder au montage des images, notamment parce que l’histoire de Rose se déroule entièrement en jeu muet. Il en ressort une particularité qui n’échappera pas au spectateur, à savoir que le film a été monté d’après la musique. Qu’un réalisateur laisse une aussi grande place à la matière sonore, voilà qui fait du Musée des Merveilles un film musical à part entière.

 

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La musique porte l’atmosphère du film au même titre que les décors et les costumes. Sandy Powell, la chef-costumière maintes fois oscarisée, complice de Martin Scorsese et de Todd Haynes, revient sur le plateau du Musée des Merveilles et soigne l’identité visuelle de cette double histoire : Broadway et ses flappers d’un côté ; le Queens et ses pattes d’éph colorés de l’autre. Méticuleuse, la mise en scène l’est jusque dans son goût pour la miniature et les curiosités qui peuplent le Museum d’Histoire Naturelle, point de convergence des deux narrations. Ce lieu hautement symbolique explore l’archéologie du psychisme. Ossements, taxidermie et ouvrages d’antan démultiplient les images de la fouille et de la quête. Ils ouvrent sur des réminiscences qui traduisent les angoisses infantiles et les peurs indicibles. Les traces mnésiques des représentations refoulées de Ben se révèlent dans les scènes cauchemardesques, sont ravivées par l’orage et les coupures d’électricité. Quant à Rose, elle lutte contre l’enfermement en construisant des immeubles en papier. Le goût de Todd Haynes pour le modélisme s’était déjà exprimé dans Superstar : the Karen Carpenter Story (1997), où l’histoire de Karen Carpenter était racontée avec des poupées Barbie. La reconstitution miniature métaphorise ici l’unité de lieu, au-delà des deux temporalités distinctes.

La partie au Museum d’Histoire Naturelle a donné son titre français au film, tandis que Wonderstruck, le titre américain évoque davantage l’émerveillement, mais aussi le choc. Si l’on peut déplorer que la traduction perde de vue la notion de surprise – et on verra combien elle est importante pour l’histoire de Ben -, on saura gré au titre français d’attirer l’attention sur le lieu muséal. Intemporel, il explore les thématiques du mystère et de l’enquête, permettant d’épaissir l’aspect imaginaire de l’intrigue. Lieu où l’on se perd, où l’on se cache, où l’on se fait peur, le musée est aussi le lieu de la mémoire. En lui-même, il contient des mini-séquences filmiques symbolisées par les vitrines et les dioramas, qui renvoient Ben à ses peurs archaïques. Finalement, quand les deux histoires convergent au musée du Queens, le black-out qui plonge New York dans l’obscurité s’impose comme une image du refoulement, tandis que le modélisme et la maquette de la ville ouvrent sur les arcanes de la psyché.

Todd Haynes, qui n’a pas son pareil pour investir les éléments de continuité narrative, dessine ainsi une cartographie mentale au sein de son film. L’idée de spatialiser la quête et d’en offrir un équivalent visuel sous la forme d’une maquette rend cohérente la convergence des deux narrations. Julianne Moore, qui joue à la fois le rôle Lilian Mayhew (la mère de Rose) et celui de Rose adulte, offre à Ben l’occasion de renouer avec un passé qui lui échappe. D’une figure l’autre, les personnages construisent un parcours de vie en forme de destinée. D’un film l’autre, les acteurs fétiches de Todd Haynes construisent une filmographie en forme de mosaïque.

Durée : 1h57.

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