Inédit dans les salles françaises, tout juste distribué en VHS en 1990, Opera renaît de ses cendres avec la restauration en haute-définition concoctée par le Chat qui Fume pour les besoins de sa nouvelle édition Blu-Ray/DVD. Petit retour en arrière, en 1985 alors que Phenomena vient de sortir, Dario Argento est approché par un festival d’opéra pour mettre en scène le Rigoletto de Giuseppe Verdi, avant d’être finalement évincé pour cause de choix trop radicaux (il mettra en scène Macbeth de Verdi en 2013). L’idée d’Opera naît de cette frustration couplée à l’envie de rebondir rapidement. Muni d’un solide budget – le plus important de sa carrière – le cinéaste revient à son genre fétiche, celui qui l’a hissé au sommet quelques années plus tôt, le giallo. La suite est beaucoup plus douloureuse, les problèmes et complications s’accumulent : le retrait de Vanessa Redgrave au dernier moment contraint à repenser son rôle, le père du réalisateur décède pendant la première semaine de tournage, l’entente avec l’actrice principale Cristina Marsillach est désastreuse… Quand vient enfin la sortie après une tournée des festivals, l’accueil est mitigé, les résultats décevants et dans plusieurs territoires l’exploitation se limite à la VHS où le montage fait l’objet de plusieurs coupes. L’expérience laisse au réalisateur un goût amer, déplaisant, le film écope d’un statut d’œuvre maudite et tombe partiellement dans l’oubli. Pour toutes ces raisons, la mise en lumière inespérée dont il jouit trente ans après, a la saveur d’une petite revanche.

© Le Chat qui fume

Une jeune chanteuse lyrique, Betty (Cristina Marsillac) est choisie pour remplacer une grande cantatrice victime d’un accident. Elle interprète le rôle de Lady Macbeth dans l’opéra de Verdi, lequel traine la réputation de porter malheur. Sa prestation est un triomphe mais son bonheur est de courte durée : une série de meurtres commence à frapper son entourage. Avec l’aide du metteur en scène, Marco (Ian Charleson), Betty cherche à comprendre si elle n’est pas liée à l’assassin, un mystérieux fan possessif qui semble la poursuivre.

Les premières secondes – un gros plan sur l’œil d’un corbeau observant, reflétant un chef d’orchestre et ses musiciens en pleine répétition dans une gigantesque salle d’opéra vide de spectateurs – ont valeur de clé de voute pour appréhender le dédale formel imaginé par le maestro Italien. Elles introduisent les principaux motifs, repères et thématiques qui vont se démultiplier par la suite. Le corbeau, considéré dans les cultures occidentales comme un oiseau de mauvais augure, est annonciateur de malheurs à venir. L’œil, le regard, renvoie à ce qui sera à la fois la thématique centrale et le point névralgique d’une mise en scène articulée autour de la notion de point de vue : qui est en train de regarder ? d’où vient la caméra ? L’hésitation engendre d’entrée un mélange d’hébétude et d’inquiétude. Le cadre de l’intrigue situé dans les coulisses d’une création artistique, tend un miroir, celui d’une possible mise en abîme du 7ème art par le biais d’une autre discipline.

Un premier morceau de bravoure qui intervient juste après le générique d’ouverture amplifie les premières impressions : un travelling arrière suivant en vue subjective la cantatrice Mara jusqu’à son accident. Mara quitte furieuse la répétition, incendiant publiquement son metteur en scène qu’elle rappelle à son passé de réalisateur de films d’horreurs en critiquant violemment ses choix pour Macbeth. La séquence a des allures de jeu de massacre : d’un côté, on raille la figure de vedette capricieuse se pensant plus importante que la pièce dont elle tient le rôle principal et de l’autre, il y a un amusant exercice d’autodérision anticipant à travers le dialogue des possibles reproches qui attendent Dario Argento. Ce travelling – dispositif pensé pour combler la défection de Vanessa Redgrave évoquée plus haut – est aussi et surtout l’indicateur d’un film s’écrivant – ou se réécrivant – presque entièrement par sa forme. Si la sensation n’est pas neuve dans son cinéma – il ne manque pas de comparer sa caméra au stylo d’un écrivain dans les bonus – Opera tend à la pousser à son paroxysme. Une logique à double tranchant, non dénuée de risques, entraînant avec elle des déséquilibres qui suscitent l’interrogation. En effet, à plusieurs reprises, la mise en scène paraît compenser, dépasser, certains manques, certaines lacunes du scénario, lorsqu’elle ne s’affranchit pas complètement de la vraisemblance des situations et des rebondissements. Le contraste entre une virtuosité formelle ahurissante et un matériau apparemment plus bancal interpelle : Et si tout cela était volontaire ? Le film ne pourrait-il pas être un éloge de l’invraisemblance et son illogisme un parti pris à part entière ? On est alors face à une expérience cinématographique totale aussi ludique qu’éprouvante, sorte de montagnes russes visuelles – d’une inventivité à même de scotcher littéralement la rétine – dont le caractère spectaculaire agit comme un leurre de courte durée dissimulant un véritable cauchemar.

© Le Chat qui fume

La superbe photographie marquée par la dominance d’un bleu assez froid illustre et met en exergue des rapports humains superficiels, sans le moindre amour : la relation sexuelle « normale » semble impossible, chaque scène a l’air faire mal. Signes palpables d’une époque malade – probables réminiscences de la période à laquelle le film fut tourné (« les années Sida ») – où la folie est une option voire la seule échappatoire. Betty vit son moi intime dans un monde avec lequel elle est ouvertement en décalage, dans lequel elle ne peut vivre sa différence. Rarement le giallo n’a paru autant prétexte à évoquer le désespoir existentiel et le désenchantement vis-à-vis de la société. À la différence par exemple des Frissons de l’Angoisse (Profondo Rosso), l’enquête n’est pas le moteur l’intrigue, Betty, est une héroïne passive, spectatrice du récit, à la fois objet et sujet (voir à ce propos le dossier en quatre parties d’Olivier Rossignot). Elle n’est jamais directement mise en danger, la plus grande violence qu’elle subira sera d’être forcée à voir l’horreur qui s’abat sur ses proches – en atteste cette image tétanisante d’aiguilles scotché devant les yeux lors de deux séquences de meurtres – sans possibilité d’action. D’une certaine façon elle est autant un point d’identification pour le spectateur que son propre reflet : à travers son regard, c’est nous que le réalisateur brutalise. La relation sadomasochiste qui s’établit entre Betty et le tueur peut se lire comme la métaphore de celle qui unit Argento aux spectateurs de ses films, à la seule différence que ces derniers sont censés être consentant. Opera questionne alors nos propres limites, notre responsabilité, notre rôle de voyeur impuissant mais implicitement complice, pendant qu’Argento par sa mise en scène sophistiquée interroge et transcende d’un même geste les fondements de son cinéma. Cette mise à nu trouvera son point d’orgue au cours d’un épilogue que l’on taira, remixant ouvertement l’une de ses précédentes réalisations, mettant définitivement en évidence l’aspect introspectif du film.

© Le Chat qui fume

Œuvre flamboyante et vertigineuse, hautement stimulante jusque dans les nombreux paradoxes qui la caractérise, Opera est à découvrir ou redécouvrir dès que possible. À l’instar de Non si Sevizia un Paperino (La Longue Nuit de l’Exorcisme) de Lucio Fulci, on avait eu la chance de découvrir cette version restaurée sur grand écran en Avril lors de la 10ème édition des Hallucinations Collectives à Lyon. Une copie visuellement à tomber par terre rendant pleinement justice au film (et ses exigences formelles) présenté dans sa version director’s cut. Côté bonus, une fois de plus le Chat qui Fume ne fait pas les choses à moitié avec plus de quatre heures de suppléments. Les fans les plus curieux – hardcore – auront la possibilité de découvrir parmi les pistes audio le doublage Anglais Cannois, issu de la première présentation mondiale au marché du film de Cannes, qui comporte quelques différences avec le doublage final. On retrouve plusieurs entretiens avec les différents collaborateurs de Dario Argento, de son ex-femme l’actrice Daria Nicolodi au spécialiste des effets spéciaux Sergio Stivaletti, en passant par son co-scénariste Franco Ferrini (l’un des scénaristes d’Il était une fois en Amérique, excusez du peu), ainsi que deux clips et un making-of. On recommande l’entretien d’une vingtaine de minutes avec Dario Argento, lequel revient longuement sur la genèse du film et sa conception, à noter que les propos du réalisateur sont régulièrement alimentés en split-screen d’images de making-of renforçant la pertinence du document. En complément de cet entretien on trouve également une séance publique de Questions/Réponses datant de 2006, avec Dario Argento, Franco Ferrini et Lamberto Bava. Si dans sa première moitié ce supplément peut faire office de redite – Argento disant sensiblement la même chose – la seconde partie qui élargit la discussion à son rapport au cinéma et à l’image de manière plus générale vaut franchement le coup d’œil. On recommande enfin la passionnante analyse de l’historien du cinéma Fabrizio Spurio intitulée Les Yeux Ouverts, qui a le don de générer l’envie pressante de se replonger en profondeur dans toute l’œuvre d’Argento.

Retrouvez le dossier « L’évolution de l’héroïne chez Dario Argento : quatre noms pour un seul visage » d’Olivier Rossignot (première version publiée sur le site Cinétudes) :

Partie 1 : Toute puissance du regard : observation et représentation.
Partie 2 : Le monde comme un conte de fées : métamorphoser pour s’évader.
Partie 3 : S’initier à sa différence…
Partie 4 : L’expérience de la douleur : de l’élévation à la chute.

 

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A propos de Vincent Nicolet

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