En 1987, Todd Haynes, encore étudiant à la Milton Avery Graduate School of the Arts, auteur de plusieurs courts remarqués (The Suicide, Letter from a Friend, Sex Shop, Assassins : A film concerning Rimbaud) allait signer un objet de scandale, bientôt interdit et culte. Cérébral et sensoriel, cru et poétique, populaire et provocateur, Superstar : The Karen Carpenter Story, retrace la vie de la chanteuse Karen Carpenter décédée à l’âge de trente-deux ans des suites d’une anorexie mentale. Ce moyen-métrage expérimental, mêlant images documentaires et usant de poupées Barbie en guise d’acteurs, le tout sur fond de tubes pop de l’interprète de Close to you, affirme un artiste déjà mûr avant même d’être passé au long ou d’avoir eu l’opportunité de s’adresser à une large audience. Un certain John Waters ne manque pas de manifester son enthousiasme à l’égard de ce jeune cinéaste, pressenti alors comme son potentiel héritier. Malgré l’enthousiasme critique, le film est sujet à une action en justice intentée par Richard Carpenter pour violation du droit d’auteur. Superstar est retiré de la distribution publique et n’est aujourd’hui visible qu’en versions pirates aléatoirement disponibles sur internet. La reconnaissance ultérieure de l’œuvre d’Haynes, grâce notamment à ses beaux mélodrames (Loin du Paradis, Carol) et ses faux biopics (Velvet Goldmine, I’m not There) a pu partiellement occulter ses débuts militants et insolents.

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Celui qui fut autrefois considéré comme une figure phare de la contre-culture dans le cinéma indépendant américain, a désormais davantage l’image d’un réalisateur élégant et référencé. Reste qu’à bien regarder de plus près, il n’a jamais lissé son propos ou son discours, pas plus qu’il n’a renié ses engagements originaux. I’m not there et son évocation de Bob Dylan à travers six acteurs (dont une femme) faisait implicitement voler en éclats la question du genre, bien avant qu’elle ne pénètre la sphère du débat public. Carol, de manière plus explicite, proposait une sublime romance homosexuelle dans l’Amérique sexiste et homophobe des années 50. Trois ans après un changement de registre réussi sur le thriller écolo Dark Waters (il a également entre temps signé le documentaire The Velvet Underground), film enquête que lui avait alors proposé Mark Ruffalo (qui en tenait le rôle principal), il revient avec un projet apporté cette fois-ci par Natalie Portman… Tourné en moins d’un mois (on parle de vingt-trois jours), produit par l’actrice mais aussi Will Ferrell, May December (expression américaine faisant référence à une relation entre une personne jeune et une autre sensiblement plus âgée) s’inspire d’un fait divers qui défraya la chronique outre-atlantique en 1996. Une professeure de mathématiques mariée, Mary Katy Letourneau, entama une liaison intime avec un de ses élèves, elle avait trente-quatre ans, lui douze. Elle sera arrêtée en mars 1997, passera plusieurs années en prison, avant d’épouser ultérieurement son ancien étudiant avec qui elle aura eu deux enfants durant son incarcération. Voici pour la toile de fond d’un mélodrame porté par un duo féminin composé d’une fidèle, Julianne Moore (Safe, Loin du Paradis et Le Musée des Merveilles) et une nouvelle venue, la comédienne oscarisée pour Black Swan. May December faisait partie de la Sélection Officielle de la 76ème édition du Festival de Cannes où il concourait en compétition (Velvet Goldmine, Carol et Le Musée des Merveilles avaient déjà eu ce privilège). Reparti bredouille de la Croisette, le voilà huit mois plus tard diffusé dans les salles françaises tandis qu’aux États-Unis c’est Netflix qui s’est chèrement offert la distribution en vue de la Award Season. L’histoire se déroule une vingtaine d’années après que Gracie Atherton (Julianne Moore) ait épousé Joe Yoo (Charles Melton), un Américano-Coréen plus jeune de vingt-trois ans. Cette romance avait fait la une de la presse people, notamment en raison de leur importante différence d’âge. Le couple vit désormais à Savannah et reçoit aujourd’hui la visite d’une actrice, Elizabeth Berry (Natalie Portman). Celle-ci s’apprête en effet à incarner Gracie sur le grand écran et fait des recherches pour préparer son rôle…

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« The Past is a foreign country. They do things differently there. ». Ces mots prononcés à l’issue d’un générique pluvieux dans Le Messager de Joseph Losey, étaient précédés (puis suivis) d’une partition sublime et entêtante signée Michel Legrand. May December réemploi d’entrée ce thème musical, ici réorchestré par Marcelo Zavros, lequel avait déjà été repris au préalable en 1998 par The Narcoleptics pour l’émission française Faîtes entrer l’accusé. Ainsi, ironiquement, en quelques notes à peine, le passé de cette composition, s’impose dans un contexte nouveau tel un territoire possiblement familier et porteur d’histoires. Il distille inconsciemment un imaginaire induisant cinéma, télévision et faits-divers. Un horizon qui sied parfaitement à un Todd Haynes, qui va se plaire à brouiller les pistes tant au niveau de ses référentiels que de sa tonalité et de ses finalités. La première apparition de Gracie, face à son frigo, en une réplique jouée avec gravité, transforme une futilité (une « pénurie » de hot-dog !) en enjeu d’une importance manifestement insoupçonnée. Le décalage entre l’appréhension de la situation par le personnage et la nature de celle-ci, génère hilarité mais aussi une forme de sidération. Qui est cette femme ? Qu’a-t-elle fait autrefois pour être un sujet de discussion, de fascination et de répulsion ? Son existence semble bercée d’illusions, savamment entretenues par son entourage proche. La douceur qu’insuffle Julianne Moore à son interprétation, ébranle autant qu’elle renforce ces questionnements. Elle rappelle aux deux femmes au foyer qu’a autrefois campées l’actrice chez le metteur en scène, Carol White (Safe) et Cathy Whitaker (Loin du Paradis) tout en s’en écartant diamétralement, plus tourmentée et plus insaisissable. Son mari Joe, épouse les traits faussement lisses de Charles Melton. Le comédien connu pour la série Riverdale, transporte avec lui son passif et insuffle un parfum de soap teenage (le décor évoque lointainement celui de Dawson) par sa seule présence. Une simple sucrerie à l’image des pâtisseries que prépare Gracie ou une individualité plus profonde et complexe ? Cet homme, longtemps effacé, réduit au statut d’objet attrayant, gère un élevage de papillons dont il observe patiemment la transformation, coïncidence ou métaphore en puissance ? Le cinéaste tâche volontairement l’enveloppe de son mélodrame. S’il se réfère à ses réalisations précédentes dans le registre, c’est pour mieux les pervertir. Son approche ouvertement et délicieusement « camp », fait coexister d’un geste similaire, fétichisme et pastiche, stylisation raffinée et vulgarité. Une sensation de pot-pourri cohérent et fascinant, s’installe et se développe, tandis que se dessinent progressivement les contours d’une intrigue, empreinte de flous et de mystères à résoudre. Le récit, situé à Savannah en Géorgie, première ville de la dernière des treize colonies britanniques dans le Sud des États-Unis, s’imprègne spontanément de l’Histoire de ce cadre. Ses valeurs présumées, son humeur politique, sa sociologie, sont autant d’éléments à prendre en compte au moment d’appréhender les zones de trouble. L’anecdotique et le superficiel se confrontent constamment à l’essentiel et au vital à l’intérieur de cette cité d’apparence paisible. Le scandale sous-jacent, est traité loin de tout sensationnalisme (les échos aux tabloïds ou émissions télé racoleuses, se limitent à des allusions), il se dégage au contraire une certaine délicatesse. Étrange mélange de distanciation et d’immersion, d’intérêt sincère et d’hostilité inavouée. Le film se nourrit habilement de spectres et d’idées reçues, fait mine de chercher sa direction tout en déployant une multitude de possibilités et de fantasmes. Toujours sur la brèche, explorant, la frontière ténue qui sépare l’excessif de l’insuffisant, le factice de l’authentique, May December ne manque pas de déstabiliser. À quel point cette indécision est-elle feinte ?

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Démêler le vrai du faux, approcher la vérité au milieu des mensonges et des non dits deviennent pour Elizabeth les enjeux principaux au sein de cette atmosphère évanescente. Todd Haynes instaure et impose un affrontement feutré entre deux femmes de deux générations et de deux conditions différentes. L’omniprésence de miroirs à l’intérieur des plans, vectrice de dualités constantes, apparaît moins comme une coquetterie esthétique, qu’un motif théorique et concret, définissant partiellement sa démarche. Lors d’une séquence a priori banale, la fille de Gracie essaie des robes dans un magasin de vêtements, tandis que sa mère et l’actrice, patientent. Le cadre frontal (une valeur répétée à plusieurs reprises) esquisse l’illusion d’une observation directe, d’une position de témoins privilégiés. Néanmoins, les reflets, à l’instar de la caméra, constituent déjà une déformation du réel, ils ne restituent qu’une perspective incomplète et orientée. L’évidence n’existe pas, elle est soumise au regard, au point de vue et à l’interprétation des personnages mais aussi à celui du spectateur. Chacun compose avec ses connaissances et convictions. May December déjoue vertigineusement les attentes et intuitions, qu’elles soient légitimes ou fantasmées (la tension sexuelle latente par exemple). Retors, cérébral et sensuel, il ne néglige pas l’idée de plaisir, en quête perpétuelle d’un espace infime où un détail suffira à bouleverser notre perception du récit et la résonance de l’histoire. Film de mues et de transformations, la métaphore de la chrysalide (soutenue graphiquement) s’applique à plusieurs niveaux. Le long-métrage condense et synthétise les différentes facettes de la filmographie de son auteur, il vient s’inscrire au confluent de son œuvre. Julianne Moore, au-delà de son interprétation, fait alors office de liant et de raccord. Réalisateur souvent associé à une image nostalgique ou prisonnier de ses références, Haynes paraît ici plus que jamais ancré dans le contemporain. Il évolue en autonomie, prêt à affronter des problématiques au cœur des débats sociaux actuels dont la résonance est universelle. Natalie Portman, impressionnante dans sa qualité d’écoute et d’observation, intéresse son metteur en scène tant pour la justesse de son jeu, que ce qu’elle véhicule implicitement. De sa sexualisation infantile dans Léon de Luc Besson, à son investissement récent dans le mouvement Time’s Up, la confusion entre la comédienne et la citoyenne alimente les interrogations, densifie leur portée et impact. Gracie et Elizabeth, incarnent à leurs corps défendant le monde d’avant et celui d’après, l’ère pré et post #MeToo. Si le cinéaste se refuse à tout jugement vis-à-vis de ses trois individualités principales, il parvient à travers eux à s’emparer de questions complexes explorant les notions de désir et du consentement, sans tomber dans le dogmatisme ou le prêt à penser. Tel un contrat de visionnage, il s’évertue à nous laisser maîtres de nos réponses, en faisant régner l’indécision tout en orientant habilement notre attention. Dans ses derniers mouvements, une séquence transforme subitement un personnage jusqu’à lors en retrait et le fait basculer vers un autre paradigme. Le puzzle sophistiqué se laisse pénétrer d’une émotion contenue et déchirante, le sensitif et le réflexif se confondent. Une vérité (parmi d’autres) est enfin perceptible, un masque est tombé, de nouvelles zones de doutes se manifestent. Faux film mineur, May December, atteint sa plénitude entre incertitudes de fond et paradoxes formels, il hante, travaille, désarçonne autant qu’il fascine, captive et stimule, pendant et après sa découverte. Ce ne sont pas les moindres de ses nombreuses qualités.

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