Petit récapitulatif préalable : en 2011, Sean Durkin sortait son premier film, Martha Marcy May Marlene. On y suivait une jeune femme échappée d’une secte. Celle-ci se réfugiait chez sa soeur et son beau-frère. Traumatisée, psychotique, la jeune femme développe alors des comportements de plus en plus asociaux. Pendant ce temps, les membres de la secte lont repérée et se rapprochent de la maison isolée, prêts à récupérer leur protégée.

Couvert de prix, salué unanimement par la critique, Martha Marcy May Marlene révélait un cinéaste à la mise en scène précise, capable dinstiller une ambiance mystérieuse par un montage sensoriel traduisant la perception troublée de son héroïne. Le rythme lent, le sens du détail et la justesse de la direction dacteurs complétaient les qualités de cette belle première oeuvre. John Hawkes y campait un gourou charismatique et inquiétant, Sarah Paulson une soeur ainée dépassée par la situation et Elisabeth Olsen, dans le rôle-titre, y était simplement époustouflante.

Avec une telle entrée en matière, on était en droit dattendre avec impatience la prochaine réalisation de Durkin. Etil aura fallu neuf ans pour que celle-ci nous arrive. Entretemps, il a tourné la minisérie Southcliffe en 2013 et sest essentiellement consacré à la production. Débutée en 2014, juste après un divorce douloureux, l’écriture de The Nest (à ne pas confondre avec la série britannique du même nom diffusée cette année) s’est quant à elle poursuivie sur plusieurs années. Durkin, d’origine canadienne, a grandi en Angleterre, dans le Surrey, puis a suivi sa famille, à l’âge de 12 ans, à New York où il a ensuite vécu. Lorsquil se met à l’écriture de son second long métrage, il décide de retourner vivre en Angleterre, sur les lieux de son enfance, où il situe lessentiel de laction de son film.

© Ascot Elite Entertainment

The Nest est empreint de préoccupations autobiographiques et personnelles. Dans les années 80, on y suit un trader, Rory O’Hara (Jude Law), dorigine anglaise, qui vit à New York avec son épouse américaine, Allison (Carrie Coon) et ses deux enfants, Benjamin (Charlie Shotwell) et Samantha (Oona Roche). La famille vit bourgeoisement, mais Rory décide de tout quitter pour faire fructifier dambitieux projets en Angleterre. Son épouse, d’abord réticente, finit par se laisser convaincre. Tous sinstallent dans une très grande ferme château dans le Surrey où Allison se consacre au dressage de chevaux pendant que son mari renoue avec son ancien patron. Tout serait parfait si, progressivement, les choses ne prenaient une tournure étrange, les apparences se révélant trompeuses et leur cadre de vie devenant de plus en plus étouffant

The Nest est donc lhistoire dun dérèglement lent et irrémédiable des apparences sociales et familiales. On y retrouve des similitudes avec Martha Marcy May Marlene : un décor faussement rassurant, une famille menacée, un climat presque fantastique malgré le naturalisme de laction. Durkin évoque des films comme Rosemary’s Baby et Shining pour linfluence quils ont pu avoir sur son travail. Cette filiation semble assez éclairante pour aborder son film : sy déploie une même attention à l’espace, limmense maison anglaise pouvant rivaliser avec les couloirs de lOverlook ou les portes secrètes de lappartement de la résidence Bramford. Surtout, une famille, un couple, vient sinstaller dans un lieu où tout est neuf pour eux. Lorsque la menace survient, cest dans un cadre domestique où le comportement du mari devient menaçant et incontrôlable. L’évolution du personnage de Rory peut ainsi évoquer celle de Guy Woodhouse (John Cassavetes) ou celle de Jack Torrance (Jack Nicholson) dans les films de Polanski et Kubrick. Quant à Allison, acculée à devoir assurer sa survie et protéger ses enfants, on peut songer, par son comportement de plus en plus paniqué, à ceux de Rosemary (Mia Farrow) ou de Wendy Torrance (Shelley Duvall).

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Le film nembraye cependant pas aussi franchement dans le fantastique que ces deux illustres exemples. Il sen tiendrait plutôt sur la frange, laissant affleurer celui-ci à travers les beaux climats en clair-obscur de limage. Le travail de Mátyás Erdély (Le Fils de Saul de László Nemes) à la photographie est ici à souligner. De même, les compositions de Richard Reed Parry (Arcade Fire) contribuent à l’atmosphère ouatée, comme « déréalisée », du film.

En contrepartie, The Nest s’ancre dans un contexte socioéconomique précis. Nous sommes en 1986. On peut entendre les Cure, Simply Red, Thompson Twins et quelques autres à la radio. Il ny a pas de téléphones portables. Les échanges commerciaux prennent du temps à se concrétiser. 1986, c’est également l’année du Big Bang des marchés financiers britanniques. Le vingt-sept octobre, un ensemble de réformes sont soudainement prises par le gouvernement Thatcher qui libéralise et ouvre l’économie anglaise aux investissements étrangers. Les entreprises américaines débarquent massivement à Londres et les gentlemen de la City se voient remplacés par des Golden Boys aux dents longues à l’image de Rory. Ce contexte constitue la toile de fond du récit. Dans ce moment doptimisme économique, de dérégulation et de privatisation, lambition de Rory OHara est celle de beaucoup. Il est celui qui importe le « rêve américain » dans sa patrie et son destin dans le film, ainsi que celui de sa famille, est à mettre en parallèle avec lavidité qui lanime. The Nest est ainsi également un film politique qui, à travers une histoire singulière, tient un propos plus vaste : comment le «biggeris better » nous a conduits à la faillite dans laquelle nous évoluons.

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Ce nest sans doute pas un des moindres mérites de ce film que de nous laisser sur des interrogations quant au sens que nous devons lui donner. Sagit-il dun drame familial et dune œuvre sur un couple en crise ? The Nest nous propose-t-il une allégorie du néolibéralisme et de son pouvoir social destructeur ? Assistons-nous à un film de maison hantée où le cadre dévore ses personnages, les digérant lentement ? Enfin, ce « nid » menacé, celui de l’économie du couple, ne prend-il pas une dimension singulière, involontairement, en regard de la pandémie actuelle ? Le film de Sean Durkin est tout cela à la fois et, longtemps après son visionnage, ses images nous accompagnent et nous interrogent.

Il reste à évoquer l’interprétation et ce qui fait aussi le prix du travail de Durkin : une direction dacteurs exceptionnelle où chacun joue avec précision et nuance. L’idée de génie est davoir offert à Carrie Coon le rôle principal. Elle était déjà remarquable dans Gone Girl (2014) de David Fincher où elle interprétait la soeur de Ben Affleck. Depuis, on a pu la voir dans Pentagon Papers (2017) de Spielberg et, surtout, dans la série The Leftovers. Elle est ici impressionnante dans son incarnation dun personnage attaché à la terre, cherchant à protéger les siens et tenant tête à son mari.

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Dans le rôle de Rory, Jude Law offre peut-être une de ses plus belles prestations (2020 étant une très bonne année pour lui, voire également la série fantastique The Third Day). Un grand acteur est avant tout quelquun qui construit un personnage presque en contrebande des films qui lui sont proposés. Desquisse en esquisse, il élabore un caractère singulier dont il définit les traits et l’attitude. Depuis une vingtaine d’années maintenant, Jude Law a fréquemment représenté un personnage qui, par son charme et sa séduction, cherche à accéder à une élévation sociale. Cette ascension se heurte le plus souvent à une réalité qui fissure cette image trop lisse et ramène ce personnage à une sorte de médiocrité atavique. Alfie de Charles Shyer et Entre adultes consentants de Mike Nichols définissaient les traits de ce caractère que l’on retrouvera notamment dans les films que Law tournent pour Anthony Minghella et Steven Soderbergh. Sous cet angle, Jude Law est un comédien qui sinscrit dans la tradition des acteurs sociaux du cinéma anglais des années 60.

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Ce nest dailleurs sans doute pas un hasard sil a repris des rôles initialement joués par Michael Caine, Milo Tindle dans Le Limier (Kenneth Branagh, 2007) étant une autre incarnation de larriviste mis à mal. Il restait à Jude Law à rencontrer un cinéaste qui lui offre lopportunité de conduire ce personnage jusqu’à un certain degré de synthèse et dabstraction. Cest maintenant chose faite. The Nest vaut aussi le déplacement pour cette confrontation entre deux acteurs en pleine maitrise de leur art.

The Nest est disponible sur Canal Play depuis le 9 Février 2021

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A propos de Alain Hertay

2 comments

  1. SCHWAB Claude

    Très bonne critique pour un très bon film….Juste une petite remarque : c’est Allison qui cherche à protéger ses enfants ( et non Samantha qui est le prénom de la fille )

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