« Il y a quelque chose de pourri au Royaume du Danemark… » Ces célèbres mots du théâtre shakespearien pourraient définir ce qui fonde le récit de The Northman, troisième long métrage de Robert Eggers, et cela semble plutôt logique puisque le réalisateur, sans conteste l’une des figures de proue (quelque peu surcoté aux yeux de certains) du renouveau d’un certain cinéma de genre américain, prend ici à bras-le-corps la légende scandinave d’Amleth, qui a elle-même servi de patron à la fameuse pièce du dramaturge élisabéthain. Toute cette filiation apparaît somme toute cohérente au regard de la démarche esthétique d’Eggers, cinéaste maniériste dont l’art consiste à se colleter aux origines : celles de son pays par le biais de la folie dévote d’une famille de quakers vivant en marge de la société à la lisière d’une nature aussi libératrice que menaçante (The Witch, 2015) ; celles du cinéma lui-même en reprenant à son compte une forme expressionniste directement héritière de Murnau (The Lighthouse, 2019). Le cinéma de Robert Eggers descend donc en droite ligne de l’art romantique (comme le faisait par ailleurs le cinéma expressionniste allemand), qui lui-même est irrigué par la puissance évocatrice du théâtre de William Shakespeare (il n’est par exemple pas interdit de croiser le spectre de l’auteur anglais dans les œuvres de jeunesse de Victor Hugo, tel que ce dernier l’assume dans une préface de Han d’Islande [1823], reprise romanesque des motifs utilisés dans Hamlet [1602]).

Le félon Fjölnir (C. Bang) (©FOCUS FEATURES LLC. ALL RIGHTS RESERVED)

The Northman trouve donc pleinement sa place dans ce paradigme romantique ainsi que dans l’évolution pertinente de la filmographie de son auteur. L’Islande, justement, il en est question dans le film : prince devenu esclave suite à la mort devant ses yeux de son père le Roi Horvendill (Ethan Hawke) tué par son oncle Fjölnir (Claes Bang), Amleth (Alexander Skarsgård) s’est toujours promis de venger par le sang cette funeste félonie et l’enlèvement de sa mère la Reine Gudrun (Nicole Kidman) par le vil usurpateur. Roi déchu du Danemark, Fjölnir emploie Amleth dans sa ferme d’exil islandaise sans le reconnaître, et donc sans savoir qu’il fait entrer un loup enragé dans sa bergerie.

Le grand talent de The Northman est de faire de son empilement d’archétypes, ceux-là même que la pièce de Shakespeare ou les tragédies antiques et classiques ont figé dans le marbre et ont rendu caducs, un moyen de remonter le cours de la généalogie de son récit et de redonner à l’histoire d’Amleth son lustre légendaire. Le film n’invente rien, décline ses thématiques usées de la vengeance et de l’honneur à ne pas perdre en ayant finalement moins envie de les renouveler que de les ressusciter, de les faire renaître et vivre comme si elles n’avaient jamais existé auparavant (encore une fois, Eggers revient donc aux origines), fondant la fatalité de son récit sur le mantra programmatique que répète inlassablement le jeune Amleth enfant et en fuite (alors interprété par le jeune Oscar Novak) ramant vers son destin : « Père, je vous vengerai ! Mère, je vous sauverai ! Flölnir, je te tuerai ! »

Monde de sorcellerie (Björk) (©FOCUS FEATURES LLC. ALL RIGHTS RESERVED)

Les notions de croyance et de mythologie dirigeant le monde hantent le cinéma de Robert Eggers, de la famille s’auto-détruisant sous l’action de son propre bigotisme en considérant de façon irrationnelle la fille aînée comme une sorcière, donc une figure antéchristique (The Witch), à ce gardien de phare interprété par Willem Dafoe voulant maîtriser la lumière du flambeau marin comme Prométhée avait volé le feu sacré de l’Olympe (The Lighthouse) ; ce troisième film fonctionne selon la même idée d’un retour aux sources mythologique, The Northman fouillant dans les fondements de l’œuvre shakespearienne pour en retrouver les racines primitives, convoquant alors les croyances scandinaves prenant chair dans une mise en scène aussi baroque que virtuose, faisant du réel, de ses monstres fantastiques (les divers personnages de sorciers interprétés par Björk ou par l’acteur-phare du cinéma islandais Ingvar Sigurdsson) et des visions hallucinées d’Amleth (la cavalière hurlante surgissant du Valhalla) les éléments d’un même monde composite, aussi réaliste que mythique, aussi terre-à-terre qu’ésotérique.

Créature du Valhalla (©FOCUS FEATURES LLC. ALL RIGHTS RESERVED)

C’est en cela que Robert Eggers se démarque finement des fictions contemporaines, par ailleurs pour certaines très honorables, aussi populaires que de plus en plus nombreuses (nous pensons bien sûr à la série Vikings et à ses épigones) : si l’élément mythologique est utilisé dans ces dernières comme prétexte folklorique afin de servir l’efficacité de leurs divers arcs narratifs, il est dans The Northman le récit en tant que tel, conditionnant la volonté du personnage d’esclave vengeur souhaitant laver l’affront d’un meurtre originel (Amleth a en cela quelque chose de Spartacus, autre archétype) et la violence par laquelle il survit et avance dans le monde, chaque pas le menant à son but mortifère et au Valhalla, lieu récompensant la valeur et l’honneur qui ne peuvent cependant advenir que dans la disparition du monde sensible. Eggers mêle donc dans la même pâte filmique un réalisme concret, visible tant dans une direction artistique au cordeau (ayant nécessité un budget estimé entre 70 et 90 millions de dollars, conséquent au regard de l’art d’un cinéaste jusqu’ici assez économe) que dans l’incarnation des corps guerriers, aussi musculeux que maltraités, et l’abstraction du mythe voire du mysticisme des croyances scandinaves empreintes de morceaux de bravoure et de fatalité sacrificielle. Pour résumer, The Northman, film atypique et audacieux (et payant cher son audace si l’on en croit le box office américain) est finalement plus proche du radical Guerrier silencieux de Nicolas Winding Refn (2009) que de la réactualisation de la figure du Viking par Netflix.

Incarnation par la brutalité (A. Skarsgård) (©FOCUS FEATURES LLC. ALL RIGHTS RESERVED)

S’inscrivant pleinement dans la démarche de Robert Eggers (qui confirmera très prochainement son maniérisme expressionniste de la façon la plus explicite possible en s’attaquant à la montagne Nosferatu), ce troisième long métrage est donc une œuvre aussi froide qu’incarnée, aussi spectaculaire qu’érudite, aussi exigeante que passionnante. Et la plus nette réussite d’un auteur qui se montre enfin capable de canaliser réellement l’énergie de son cinéma alors même qu’il s’agit paradoxalement de son film le plus viscéral.

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A propos de Michaël Delavaud

1 comment

  1. Antonius Block

    La même source du « Hamlet » de Shakespeare , puisée si je ne me trompe dans un texte médiéval danois de Saxo Grammaticus, a précédemment servi à la réalisation du « Prince de Jutland », exemplaire quant à son respect des éléments originels du récit.

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