La tentation est grande de refaire l’Histoire, d’en gommer les aspects les plus sombres afin de garder, comme l’autruche, la tête dans le sable faisant ainsi croire que les méfaits les plus ignobles ne sont pas arrivés. Convoquer l’Histoire, dans toute sa complexité, sans que le filtre du spectacle ne génère confusion et quiproquo chez le spectateur peut-il s’envisager ? La fiction pour ne pas oublier, la fiction pour frapper les esprits et réveiller les consciences, la fiction pour mettre les choses au point. Seulement, la fiction peut-elle être autre chose que de la fiction ? Le réalisateur de Aferim!, Radu Jude, se penche sur une page particulièrement immonde de l’histoire de la Roumanie. Sur ordre de Mihai Antonescu, alors vice-président du Conseil du Royaume de Roumanie, l’armée roumaine massacre 20000 Juifs à Odessa, en 1941. Le titre reprend d’ailleurs une phrase prononcée par l’intéressé en juin de la même année durant un Conseil des Ministres. Il justifiait ainsi ces exactions en proposant également affranchissement ethnique et purification de son peuple. Alors que certains aujourd’hui tentent encore d’effacer l’antisémitisme grandissant par le biais de documentaires orientés, le film acquiert une certaine résonance.

Cet épisode désastreux, Mariana, metteuse en scène, veut le retranscrire par une reconstitution militaire, dans le cadre d’un spectacle son et lumière sur une place publique. Seulement, elle se heurte aux réticences des officiels, de ceux qui la subventionnent, plus soucieux de l’image que la pièce va renvoyer que de sa qualité. Elle devra également faire face à la rancœur de certains de ses acteurs nourris par la nostalgie du nationalisme et de l’antisémitisme.

Pas d’inserts ou de champs/contre-champs ; la caméra suit les déplacements de la metteuse en scène et de différents personnages sur l’intérêt et la nécessité du spectacle dans de longs plans-séquences, cadrés larges. Au cours de ses interminables discussions, on cite Hanna Arendt, Leni Riefensthal, Steven Spielberg ou encore Naissance d’une nation. N’en jetez plus ! Devant tant de pédanterie, l’ennui finit par s’installer. Cette façon d’énumérer œuvres et artistes célèbres donne, par la même occasion, l’impression d’assister à des échanges entre connaisseurs qui cultivent un entre-soi excluant d’emblée tout spectateur profane. La question se pose alors : à qui s’adresse ce film qui a pourtant la prétention de la nécessité, du devoir de mémoire ? Ou alors, il ne se veut qu’une simple réflexion sur l’art, son absolu, sa façon de s’approprier le réel ou sur sa perception. À la fin, le personnage de la metteuse en scène s’interroge sur la réaction du public, si celui-ci à applaudi la reconstitution, le massacre des Juifs, son courage à elle ou tout simplement le spectacle dans son ensemble ?… Sur ce point, Radu Jude joue d’ambiguïté et invoque des questions intéressantes dès les premières images de son film.

Après des images d’archives montées en introduction, l’actrice Iona Iacob se présente, face caméra, en tant que telle, précise qu’elle joue le rôle d’une metteuse en scène. L’appareil est alors hésitant, porté à l’épaule, la perche et le reste de l’équipe entrent parfois dans le champ. Quand la fiction commence, dans le même plan, tout cela disparaît, Iona Iacob entre dans son rôle et l’image se fait stable. Le film apparaît d’ores et déjà pour ce qu’il est, un dispositif qui peut paraître hermétique, réservé à une élite ; une œuvre qui relève du pamphlet et se soucie peu de mise en scène cinématographique, comme si celle-ci n’était qu’accessoire.

Dans sa deuxième partie, la pesanteur imposée par les longs plans-séquences laisse la place à une réalisation plus découpée, la pellicule à une image vidéo. Radu Jude insère la captation du son et lumière comme faisant partie de son film, avec opérateurs visibles à l’image. Certes, la réalisation se fait plus dynamique, plus spectaculaire, mais le changement de grain, de lumière peut déstabiliser. De ces ambivalences et artifices, en plus d’interroger les notions de réalité et de fiction, d’en vouloir gommer les frontières, « Peu m’importe… » devient presque une sorte d’happening filmé, comme si le scénario avait été écrit autour de cette représentation. Pourtant, les acteurs de la partie tournée en 16mm sont bien présents dans la seconde partie, dans la continuité de leur rôle. Toutes ces astuces importent cependant peu au réalisateur qui pose son inquiétude ailleurs. « Le principe de vérité ne s’applique aux œuvres artistiques que jusqu’à un certain point », explique Radu Jude. « Un film, un tableau, un poème ne sont pas « vrais » comme deux plus deux font quatre en mathématiques. Alors que dans la reconstitution de notre film, les informations qui sont communiquées ou sur lesquelles elle repose sont prouvables comme étant vraies (dans le sens imparfait où l’on parle de « vérité historique »). » Dans un accès d’ironie, la super-production de David Wark Griffith est énoncée une seconde fois en préambule du spectacle final.

« Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares » interroge et dérange sur la façon d’appréhender l’Histoire, de la construire ou de la reconstruire. Cela malgré la pauvreté de sa forme et l’écart qui en résulte avec son fond. À vouloir trop donner dans le didactisme, le film finit par donner trop de leçons. Leçon de morale, leçon d’Histoire, mais pas de leçon de cinéma.

« Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares »
(Roumanie/France/Allemagne – 2018 – 120min)
Scénario et réalisation : Radu Jude
Direction de la photographie : Marius Panduru
Montage : Catalin Cristutiu
Interprètes : Iona Iacob, Alexandre Dabija, Alex Bogdan, Ilinca Manolache, Qerban Pavlu…
En salles, le 20 février 2019.

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