« Je n’aime pas le terme « monstre » parce qu’il ne correspond pas à ce que nous faisons. Toutes nos créatures sont incomprises parce qu’elles viennent généralement d’un autre monde »(1)

Véritable légende du monde des effets spéciaux, Ray Harryhausen représente un cas unique dans l’histoire du cinéma. Après avoir réalisé quelques courts-métrages, tournés, pour l’anecdote, grâce à des chutes de pellicule volées à l’armée durant son service militaire, dans lesquels il s’exerce à la discipline de la stop-motion (technique visant à créer le mouvement en animant une figurine image par image), il est révélé au grand public par sa collaboration avec son mentor, Willis O’Brien, sur Mighty Joe Young en 1949. Rapidement courtisé par Hollywood, il ne tarde pas à devenir producteur, initiateur de certains projets pour lesquels il recrutera lui-même des cinéastes, issus de la télévision pour la plupart, afin de mener à bien sa vision. Parmi les longs-métrages qu’il a supervisés, L’île mystérieuse (1961) et Jason et les Argonautes (1963) ont droit à une réédition en combo Blu-Ray et DVD, accompagnés de nombreux bonus, fruits du travail de Sidonis Calysta.

L’île Mystérieuse (Mysterious Island), Cy Endfield – 1961

 

Réalisé en 1961 par Cy Enfield (auteur, trois ans plus tard, de Zoulou avec Michael Caine), L’île mystérieuse s’inspire du roman homonyme de Jules Verne, lui-même adapté de l’histoire vraie du français François Édouard Raynal (telle que racontée dans son autobiographie Les Naufragés ou Vingt mois sur un récif des Îles Auckland). Le récit suit le périple de trois soldats Yankees qui, après s’être évadés de prison en compagnie d’un journaliste et d’un geôlier Sudiste à bord d’une montgolfière, se retrouvent échoués sur une île déserte à la suite d’une violente tempête. De l’œuvre originale du romancier français, le scénario conserve le quintet de personnages principaux (avec de légères modifications cependant, l’ingénieur Cyrus Smith devenant, par exemple, le Capitaine Cyrus Harding, et Nab, originalement esclave affranchi par le héros, se changeant en Neb, caporal de l’armée Nordiste), la chronique d’une survie difficile au sein d’une nature hostile (inspirée par Robinson Crusoé de Daniel Defoe) ainsi que la présence du Capitaine Nemo. En revanche, s’ajoutent l’apparition de personnages féminins (une aristocrate anglaise et sa jeune nièce) ainsi que de nombreux animaux géants, probablement inspirés par ceux de Voyage au centre de la Terre (le premier script évoquait également l’intervention de dinosaures), modification souhaitée par Harryhausen lui-même. De cette greffe forcée, il résulte un long-métrage d’aventures classique mais efficace (de la scène d’introduction, et son évasion spectaculaire, jusqu’au dénouement, peu de temps morts à signaler) soutenu par la très belle partition de Bernard Herrmann (qui avait déjà signé, pour le « magicien des effets spéciaux » la musique des Voyages de Gulliver l’année précédente), auquel la superbe restauration proposée dans cette édition rend hommage. Des incrustations de personnages dans des décors en matte painting (comme ce passage où les naufragés traversent un ravin sur un tronc d’arbre, clin d’œil à une séquence de King Kong) aux fantastiques animations des monstres, les effets spéciaux sont les vraies stars du métrage. Chaque fois que les créatures de l’artiste apparaissent à l’écran, elles vampirisent le film, entraînant des scènes tour à tour épiques (l’abeille géante enfermant les jeunes héros dans l’alvéole d’une ruche) ou comiques, comme ce crabe gigantesque (en réalité un vrai tourteau acheté chez Harrods, vidé puis équipé d’une structure en métal) qui finit bouilli dans un geyser. La fascination du maître pour ses chimères est totale, à l’image de ce prédateur aux allures d’ammonite géante, s’éveillant au plus profond des abysses au milieu de ruines antiques mêlant architecture grecque et statues égyptiennes, possible référence à l’Atlantide. Six ans après It Cames from Beneath the Sea, et sa pieuvre attaquant San Francisco et deux décennies avant le Kraken du Choc des Titans, il démontre ainsi son amour pour les bêtes tentaculaires (comme les prouvent également les essais filmés pour les extraterrestres à l’apparence de calamar de son projet d’adaptation de La Guerre des Mondes qui ne verra jamais le jour).

Jason et les Argonautes (Jason and the Argonauts), Don Chaffey – 1963

Le deuxième long-métrage était aussi le préféré de Harryhausen, Jason et les Argonautes, réalisé en 1963 par Don Chaffey (qu’il retrouvera trois ans plus tard pour Un million d’années avant J.C., célèbre pour Raquel Welch en femme des cavernes vêtue d’un bikini en peau de bête du plus bel effet). Adaptation du mythe de Jason (très ancien récit, antérieur à L’Iliade comme le souligne Michel Eloy dans l’entretien présent en bonus intitulé De la mythologie au cinéma), recrutant un équipage de confiance afin de partir à la recherche de la Toison d’Or, relique magique censée rendre immortel, à bord du navire Argos, il est l’exemple même du péplum spectaculaire et luxueux alors en vogue à Hollywood. S’ouvrant sur un générique composé de dessins évoquant ceux présents sur les amphores grecques, le film (qui devait, au départ, être une suite au Septième voyage de Sinbad de 1958, intitulé, Sinbad in the Age of Muses) n’évite pas les passages obligés : prophétie, batailles, dieux oisifs, héros usant de leur ruse autant que de leur force, danses exotiques et poses lascives assurées par Nancy Kovack dans le rôle (simplifié à l’extrême) de Médée, sont au programme. Le rythme trépidant, s’il ne rend pas justice à la complexité des personnages légendaires, donne à l’ensemble des airs de succession de scénettes destinées, en premier lieu, à mettre en avant le formidable travail de l’animateur. Les apparitions des créatures en stop-motion, comme la statue de Talos prenant vie (volonté du producteur Charles Schneer qui souhaitait profiter du succès du Colosse de Rhodes de Sergio Leone) ou Triton écartant les falaises à la force de ses bras afin de laisser passer le bateau, semblent être le centre d’intérêt de Chaffney, entièrement au service de son responsable des effets spéciaux. La tragédie humaine, les différentes implications théologiques ou la romance, sont reléguées au second plan (même les « auditions » pour rejoindre l’équipage des Argonautes sont expédiées dans un montage cut) et Jason (interprété par Todd Armstrong, alors que Terrence Stamp avait été approché dans un premier temps) ne dépasse pas le statut de héros valeureux mais sans aspérités. Le point d’orgue de l’aventure, l’incroyable morceau de bravoure que constitue le combat contre une armée de squelettes ramenés à la vie, défi technique et travail titanesque pour son auteur (qui ne tournait que treize images par jour), garde toute son efficacité et impressionne, encore aujourd’hui par sa fluidité. Accompagné par le thème angoissant composé par Herrmann, les bruits d’os qui s’entrechoquent et les cris aigus des revenants, il demeure une source d’inspiration pour les cinéastes, de Tim Burton (dans Miss Peregrine et les enfants particuliers) à Sam Raimi (L’armée des ténèbres).

© Jason et les Argonautes – Copyright Columbia Pictures

Le dénominateur commun de L’île mystérieuse et Jason et les Argonautes est cet amour de Ray Harryhausen pour ses créatures. La Dynamation (autre non de la stop-motion), technique fastidieuse qui réclame de la méticulosité et de la patience (environ quatre mois de tournage pour un court-métrage de dix minutes) représentait pour lui, le moyen de créer un monde, de faire naître la magie à partir d’objets inanimés. Comme il le dit lui-même dans le documentaire Les chroniques de Harryhausen présent dans les bonus de l’adaptation de Jules Verne, « transformer la réalité en imaginaire, c’est l’essence de mon art ». Cette position de thaumaturge, de faiseur de miracles, s’incarne dans la figure du capitaine Nemo, ermite vivant à bord de son Nautilus (au design assez proche de celui présent dans Vingt-mille lieues sous les mers de Richard Fleischer en 1955), véritable « père » des monstres qu’il a engendrés en expérimentant une méthode visant à mettre un terme à la faim dans le monde. Celui à qui l’on prête les pires méfaits et qui se définit lui-même comme un « diable » (le fastueux décor de ses quartiers à bord du sous-marin, avec son orgue, ses dorures et ses tentures rouge sang, évoquent le repaire du Fantôme de l’Opéra tout droit sorti d’une production Universal) s’avère un humaniste. Modifiant la nature, reclus dans son laboratoire, afin de rendre le monde meilleur, il est tel l’animateur matérialisant seul ses rêves dans de petites figurines animées images par images. Une notion démiurgique se retrouvant, également, dans le comportement des dieux de l’Olympe, manipulant les Hommes comme des jouets (idée qui trouvera un écho dans Le choc des Titans et sa partie d’échecs). Zeus et Héra devenant les marionnettistes du destin des héros, cette pantomime n’étant qu’un divertissement pour eux (la fin ouverte, en vue d’une probable suite qui ne verra jamais le jour, promet d’ailleurs une deuxième manche). Ainsi, lorsque Jason pénètre le royaume des divinités, il devient minuscule, un pantin face aux immenses manipulateurs, créant un contraste d’échelles d’autant plus frappant que les créatures, elles, sont souvent gigantesques, écrasant par leurs tailles les êtres humains. L’artiste s’amusait souvent à détruire de grands monuments mondiaux par leur intermédiaire, comme le Golden Gate dans It Cames from Beneath the Sea ou le Colisée dans À des millions de kilomètres de la Terre. Une manière de divertir, de revenir à une conception enfantine, ludique du fantastique, éloignée de toute tendance réaliste (il disait lui-même que « si on rend la fantaisie trop réelle, […] elle perd sa qualité cauchemardesque, onirique »). Lorsque les acteurs entrent en interaction avec ces chimères, ils se retrouvent changés en figurines (Neb capturé par le crabe Géant, le combat de Jason contre l’Hydre). Ce qui n’est qu’une facilité technique (il était plus simple d’animer une poupée que d’incruster l’un des comédiens par-dessus un effet spécial préalablement tourné) reflète la véritable place de l’animateur dans la conception des films. Plutôt que de mettre ses talents au service d’une histoire, d’un récit, il était souvent à l’origine des longs-métrages, il entamait les projets, puis les scénaristes qu’il avait engagés n’avaient plus qu’à broder des histoires autour de scènes clés, de climax qu’il avait imaginé, lui permettant de pousser toujours plus loin sa technique. Le réel devant ainsi s’adapter à sa vision, à ses ambitions. Dans le documentaire Ray Harryhausen, le titan des effets spéciaux présent en bonus du péplum, John Landis déclare qu’il est le « seul technicien qui soit un auteur ». Dessinateur, réalisateur, sculpteur, photographe, cet autodidacte s’inscrivait dans une tradition du merveilleux (son travail sur First Men on the Moon en 1964 renvoie directement au pionnier Georges Méliès et son Voyage dans la Lune). Revendiquant l’influence qu’exerça sur lui King Kong lors de sa découverte en 1933, œuvrant sur des adaptations de contes de Perrault, des Frères Grimm, de récits légendaires (Sinbad), mythologiques ou d’ouvrages littéraires cultes (Jules Verne, Jonathan Swift, H.G. Welles) tout en inspirant les générations suivantes, il crée une sorte de pont entre le travail de son mentor Willis O’Brien et les révolutions opérées par ILM des années plus tard. De la performance capture chère à Andy Serkis, aux dinosaures créés par Phil Tippett pour Jurassic Park, en passant par les films d’Henry Selick, l’héritage du créateur disparu en 2013 est encore bien présent.

© L’île mystérieuse – Copyright Columbia Pictures

(1) Ray Harryhausen, in John Landis, Créatures Fantastiques et Monstres au Cinéma, Flammarion, 2012

 

 

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A propos de Jean-François DICKELI

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