Lkhagvadulam Purev-Ochir – « Un jeune chaman »

Un jeune Chaman s’approprie les codes du teen-movie en racontant l’histoire banale de Ze, jeune homme de 17 ans, dans son quotidien au lycée, en famille, sur les réseaux sociaux, avec ses copains, lors de ses premières sorties en boîte, lors de ses premiers émois érotiques et de ses déceptions amoureuses, si ce n’est qu’il y intègre une dimension animiste. Ze mène une double vie : il est doté du don de chamanisme et répond aux nombreuses demandes spirituelles des habitants d’Oulan-Bator, capitale de la Mongolie, où il habite.  

Copyright AURORA FILMS/GURU MEDIA/UMA PEDRA NO SAPATO/VOLYA FILMS/2023

Si Ze apparaît tiraillé entre tradition et modernité, entre vie spirituelle et vie sensuelle, grands espaces de la steppe et verticalité fascinante du centre-ville, c’est parce qu’il symbolise la réalité des jeunes Mongols de moins de trente ans aujourd’hui. Ce double portrait individuel et générationnel surgit dès la scène liminaire du film. Lorsque le chaman enlève sa coiffe de cérémonie ancestrale, il découvre l’inattendu visage d’un homme trop jeune pour porter la responsabilité des lourds secrets qui lui sont confiés et qu’il accueille avec gravité. Le jeu des masques et des rôles du chaman est révélateur de celui de jeunes gens surmenés par une demande disproportionnée : faire la jonction entre deux mondes, passé et présent, au moment si particulier de l’obtention du diplôme de fin d’études qui marque la fin de l’enfance ; concilier le faisceau des injonctions parentales et sociales avec l’appel d’un ailleurs plus moderne. 

Le thème du chamanisme, qui n’est utilisé ici ni comme un élément magique ni comme un élément pittoresque, engage une réflexion amorçant un questionnement universel sur la détermination de soi à travers l’appel indicible que chacun doit entendre au fond de lui-même, un questionnement sur la perte du lien avec un « soi » conçu comme un « quelque chose » qui humanise le monde et le rend signifiant. Un jeune chaman parvient-il à nous à nous faire sentir ce « quelque chose », au-delà de l’audible et du visible, qui nous relie à nous-mêmes et au monde ? 

Un des enjeux du film semble être en effet de trouver les moyens de dépasser la tension sociale, liée à la réussite individuelle et au développement de la Mongolie par la spiritualité, afin de réconcilier les aspects disparates de cette culture. Cette tension est palpable dans les scènes au lycée où les uniformes des élèves trahissent la discipline implacable d’un autre temps. Lorsque Ze, pourtant meilleur élève de l’école, se fait confisquer son téléphone (il regardait l’instagram de Maralaa dont il est amoureux), la professeure formule une demande étrange en rendant l’objet du délit à la fin du cours à la demande du meilleur ami : « C’est accordé pour cette fois, parce que je compte sur vous pour devenir des patrons au service de l’avenir de la Mongolie. Souvenez-vous de moi ». 

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Dans la scène qui suit, alors qu’ils marchent dans la rue, les deux compères commentent cette demande écrasante, avant de s’échapper dans une salle de jeu pour jouer à un First Person Shooter tel Assassin’s Creed, comme partout ailleurs dans le monde. Cette tension devient paroxystique et cruelle lorsque, dans un moment de rébellion dans une période de déroute, Ze se met à aboyer pour imiter sa professeure. Cette scène de « caninité » distille le malaise parce qu’elle renvoie à la façon dont cette société asservit sa jeunesse et fait peser sur elle le poids d’une dette due aux aînés, d’autant plus injustifiée que tout reste à faire dans le pays et que les legs véritables (la spiritualité animiste, la vie en yourte) semblent inadaptés au monde moderne.

Ce film traite donc de la béance dangereuse que laisse ouverte un entre-deux mondes. Du jeune chaman, seul dans sa yourte isolée sur la steppe faisant brûler des herbes et jouant du tambour rituel devant un totem, au lycéen qui retrouve, sous les quolibets habituels, sa classe d’adolescents de 17 ans en train de regarder des vidéos porno, un abime se creuse dans lequel la Mongolie craint de sombrer.

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Le chamanisme a donc ici valeur documentaire. Il reflète les événements émotionnels de la population qui consulte pour donner corps à des émotions sans noms, indicibles autrement. Le chaman les sollicite par son rituel, les écoute, dialogue avec elles, les nomme et oriente son « patient ». La fonction du chaman est déterminante dans une société rurale n’offrant pas les infrastructures nécessaires aux besoins des citoyens et au choc de la modernité numérique. Outre le fait d’être une pratique structurant la société, le chamanisme permet d’entrer dans le monde émotionnel de Ze comme dans celui des familles qui le sollicitent. À travers ces portraits, Lkhagvadulam Purev-Ochi dessine un portrait en mosaïque de la Mongolie tiraillée entre tradition et modernité.

L’approche naturaliste de la spiritualité chaman est donc un parti pris essentiel du film pour comprendre la culture mongole et ses contradictions et passer au-dessus des tumultes de l’adolescence et de la mutation sociale et économique. Le film fait du chamanisme la porte d’entrée pour la découverte d’Oulan-Bator, capitale atypique, dont plus de 60 % de la population vit dans les quartiers de yourtes périphériques au centre-ville qui ne sont donc pas tant des marges que la ville d’Oulan-Bator elle-même. La spiritualité est comme dans l’air: elle se traduit par la beauté des vues de la ville presque irréelle, noyée dans la brume et encerclée de sommets. Le centre-ville est au loin, à l’arrière-plan, dans un brouillard de fumée. Il symbolise le « rêve mongol » auquel aspire cette jeunesse : une échappatoire presque fantastique à la réalité faite d’ivresse et de boîtes de nuits ; le fantastique naissant de l’écart entre l’atmosphère éthérée de la steppe et les ambiances saturées de la vie citadine nocturne.

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Le contrechamp à cette vue plongeante sur le centre-ville coloré et convoité est la steppe. Elle est le lieu de la recherche de la spiritualité et de l’invisible caractérisé par les lenteurs du rythme et de certains plans contemplatifs sur les paysages lunaires. Le monde profond de Ze, celui dont il part et où il revient, apparaît dans ce non-lieu de la steppe, sorte de paysage intérieur épuré, dans lequel il se relie solitairement au spirituel.  En effet, percuté par la découverte de la sensualité et par ses émotions pour Maralaa, il perd la foi en son pouvoir, se déconnecte de lui-même, dérive, et fait défaut à ses fonctions. 

De fait, le parcours émotionnel du personnage sollicite une large palette de jeu qui rend touchants les dilemmes de ce jeune mongol. Ze évolue – presque trop visiblement – du chaman concentré et investi de son pouvoir à la délinquance, lorsqu’il découvre la sexualité, l’alcool, le plaisir, un possible « ailleurs ». Cette chute, ce rapide parcours de déréliction apparaît comme le juste revers de la médaille d’une éducation trop « vieux jeu » et d’attentes sociales trop pressantes. L’itinéraire du personnage apparaît comme l’expression d’une critique sociale déplorant la maladroite naïveté de la société mongole en matière de développement économique, d’éducation et de santé. Le pouvoir chamanique est ainsi à la fois montré comme un archaïsme, comme une alternative au désespoir, comme une enfance perdue, comme un rituel de passage complexe, personnel et collectif. Ze au moment même où il perd le contrôle de sa vie, plonge dans l’histoire de famille de ses voisins, détruits par l’alcoolisme, et ne parvient pas à les aider. Le destin singulier se lie au destin collectif, la chute personnelle du chaman devenant chute collective. 

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Un jeune chaman documente ainsi une région et une culture aux confins du monde occidental ainsi que la thématique universelle des tourments intérieurs de la puberté. Il sacralise le passage à l’âge adulte en rappelant la responsabilité et l’engagement à l’égard du monde qu’il implique. Le travail de la scénariste et réalisatrice mongol Lkhagvadulam Purev-Ochir fait en quelque sorte œuvre chamanique : l’envoûtement que produit ce premier long métrage délicat, inspiré autant d’un fait réel que du premier épisode du Décalogue de Krzysztof Kieslowski, repose sur une quête d’indicible au cœur des réflexions contemporaines sur le retour à la spiritualité. Il en montre les possibilités, mais aussi les fragilités. La réussite du film provient enfin de l’équilibrage subtil entre les éléments endogènes (la culture spécifique chaman) et exogènes (les préoccupations adolescentes devenues universelles avec l’uniformisation de la culture populaire). Un jeune chaman jette un pont entre ces confins du monde Extrême-Oriental de la steppe et les sociétés post-industrielles Occidentales.

 

FILMOGRAPHIE  

2023 Un jeune chaman, LM fiction, 103 min 

2022 Snow in September, CM fiction, 20 min 

2020 Mountain Cat, CM fiction, 13 min. 

2015 This is the Girl, CM fiction, 12 min

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A propos de Frédérique LAMBERT

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