Eric Vuillard – « Mateo Falcone »

 

 

 

On pourra sonoriser les pas et les appels des bandits égarés avec le bruit du vent qui se lève au crépuscule (…) Sonorisez le vent, les arbres cassés et, si vous le pouvez, le silence sonore du désert.

Antonin Artaud (scénario de Le Maître de Ballantrae)

Le supplément, c’est vraiment la fonction esthétique du film, précaire, mais isolable dans certains cas, un peu d’art et de pensée (…). Vous montrez que l’image cinématographique conserve en soi, elle conserve l’unique fois où l’homme a pleuré, dans Gertrud de Dreyer, elle conserve le vent, non pas les grandes tempêtes sociales mais là où la caméra joue avec le vent, le devance, revient en arrière comme chez Sjöström ou les Straub, elle conserve ou garde tout ce qui peut l’être des enfants, des maisons vides… Conserver n’est pas une petite chose en ce sens, c’est créer, créer un supplément toujours (soit pour embellir la Nature, soit pour la spiritualiser, soit pour rivaliser).

Lettre de Gilles Deleuze à Serge Daney

 

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Synesthésies / éveil

Eric Vuillard, dont la trajectoire littéraire ne cesse de nous conquérir depuis le début des années 2000, dirige en 2008 son premier long-métrage, Mateo Falcone, qui sort enfin sur nos écrans de cinéma. Il était grand temps.

Au début du film, on découvre la limite du visible : Mateo Falcone point comme le jour. Au premier abord, l’intention semble avoir été de filmer le seuil de la lumière et du silence.

Le cadre oscille entre paysage et visage. On pourrait dire, plutôt, que l’image donne toutes les dimensions du paysage, incluant les visages, gardant tout le long de ces premières séquences l’impression d’un cadre serré – même dans l’immensité de la montagne. Liens étonnants entre musique et cinéma : à l’heure du loup, le film s’ouvre grâce au son d’un violon sur le visage éclairé d’un enfant.

Le mouvement initial : des cordes, un départ.

 

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Les lois de l’hospitalité

Vuillard adapte une nouvelle de Prosper Mérimée, « Mateo Falcone ». Mérimée disait : « Je n’aime dans l’histoire que des anecdotes » – ici, la variante est celle d’une histoire masculine de l’infamie. L’intrigue est la suivante : Mateo Falcone, respectable propriétaire terrien, part pour la journée avec sa femme, laissant seul son unique enfant mâle, le très jeune Fortunato. En l’absence des parents, Fortunato erre et se prélasse au soleil – moments de contemplation et de bonheur insouciant jusqu’à l’arrivée effrayante de Gianetto, un fugitif. Gianetto demande à Fortunato de le cacher. Le jeune garçon accepte, en échange d’une pièce de cinq francs. Arrivent ensuite des soldats, qui proposent à Fortunato, à leur tour, un meilleur marché : une montre dont l’éclat métallique le séduit immédiatement. Le père Falcone rentre à temps pour découvrir la trahison du fils, la malédiction de Gianetto, et considère la cupidité de son fils comme un déshonneur. La nouvelle d’origine dépeignait une tragédie des mœurs en Corse au moment des guerres napoléoniennes. Une punition paternelle, vision pittoresque du sacrifice d’Isaac au nom, cette fois-ci, de l’honneur insulaire.

Se concentrant sur l’intériorité de l’enfant, la version que nous donne le film de cette parabole reste allusive sur la motivation éthique du père ; la culpabilité de l’enfant est ébauchée de manière plus élégante et intemporelle. La fascination de Fortunato est l’éclat de la première pièce qui tombe comme tomberait le signe du pacte avec le diable. Toutefois, les lois de l’hospitalité sont toujours celles qui acceptent de monnayer le déshonneur par l’infanticide. La mort d’un enfant de la main de son père pose ici les questions de l’adaptation d’une œuvre littéraire au cinéma puisque Vuillard semble, contrairement à Mérimée, traiter le mal comme mystère. Et c’est ce mystère qui hante les contrées venteuses que choisit le réalisateur pour situer son récit.

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Paysages / Visages (aller retour)

Mateo Falcone est raconté du point de vue de l’éblouissement et de l’impuissance de l’enfant. De ce temps sans véritable repère chronologique (l’auteur avoue avoir usé de certains anachronismes) on garde des impressions : impression, vent levant ; impression, soleil de plomb. La lumière changeante du Causse permet des effets figuratifs extrêmement subtils, et Vuillard pose des questions formelles très simples et pourtant essentielles, créant des compositions figurales qui réinventent le sens et les nuances de la prose mériméenne. La musique de Morton Feldman, For Franz Kline, que l’on entend, insiste sur le côté pictural de l’ensemble. La lumière et le son, par leurs intensités, deviennent les moyens privilégiés de montrer la circulation du sens et des affects.

A l’illimitation du paysage magnifié par une photographie remarquable, répond le visage sans bornes, tout aussi vaste et aveuglé, de Hugo de Lipowski qui entre dans l’ardeur de la puberté, gardant des éclats enfantins.

Une quantité maîtrisée de plans-tableaux accompagnent le vent et le soleil : les mouvements de la caméra semblent plier devant l’immense paysage, dévoilant sa dimension écrasante. Panoramiques et travellings voyagent à la bonne distance avec les personnages, la caméra les hante ou les traque comme un chasseur.

Le montage est fragmenté par le gros plan, qui figure l’échange à plusieurs reprises. Ces jeux d’échelle entre paysage et visage permettent de donner au récit sa puissance instinctive. Proche des impressionnistes de la période muette (Epstein), le film se situe dans les contrées lointaines et abstraites de quiconque fuirait la justice, paysages de la région des plateaux des Causses et qui ne sont pas sans rappeler à leur tour les paysages de Malick, de Serra, de Kiarostami, des Straub ou de Tarkovski. La notion de la non indifférente nature d’Eisenstein s’impose ici, tant le devenir s’articule dans le paysage, tant le temps scelle sa trace sur le plan, tant les couleurs sont menaçantes et contrastées. Ce que le paysage conserve et renouvelle, c’est le vent, le frémissement de la nature et la fragilité de la fin de l’enfance ; c’est la tragédie, c’est l’impression d’un infini magnifié par le cinéma.

Le soleil est la limite absolue de l’existence des personnages. Le film se déroule en une seule journée, comme une véritable tragédie antique. Hanté par l’impossibilité de voir, le film ne va pas cesser d’explorer les limites de la perception du spectateur par l’image et aussi par le travail du son. Les musiques pointent certains moments significatifs, la délicatesse des compositions solistes de Wolfgang Rhim, le souffle intimiste de Morton Feldman – jusqu’à l’envol de la polyphonie médiévale de Pérotin, si chère à Vuillard.

S’il s’agit d’un film presque muet (les premiers dialogues arrivent, sous forme de râles et de cris, à la 22e minute), Mateo Falcone est surtout une œuvre pleinement sonore. Elle est, suivant les mots de Daney, un film sensationnel : « Image et son sont synchrones et pourtant, à chaque instant, chacun de nous peut faire l’expérience de l’ordre dans lequel il range ses sensations. » Synesthésie ? L’expérience du spectateur devient unique, irremplaçable.

 En faisant une adaptation de cette histoire sans Histoire, Eric Vuillard s’attache à faire le cinéma d’une pensée singulière, affrontant la production générale et normée. C’est un film qui avance par aplats, par nuances, par intensités – avec des bribes de dialogues et la nécessité intérieure de visages, véritables paysages inexplorés et changeants. Cette pensée singulière est celle de la poésie, celle de la puissance narrative de l’évocation. Celle de notre imaginaire, en somme.

Si, comme écrivait Yves Bonnefoy, « la poésie c’est rendre le monde au visage de sa présence », Mateo Falcone est une épiphanie.

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A propos de Gabriela Monelle

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