Vicente Aranda – « Cambio de sexo » (« Je veux être une femme »)

Victoria Abril garçon © Karmafilms

Fulgurante Victoria Abril. Qui, dès ses 17 ans, pouvait déjà jouer et se jouer des codes masculins et féminins, oser l’un des premiers rôles transidentitaires au cinéma dans un pays où l’homosexualité elle-même se trouvait encore interdite. Car sachons-le, ce n’est pas Almodovar qui l’a découverte et révélée, mais Vicente Aranda (1926-2015), réalisateur de ce film pionnier et subversif : Cambio de sexo signifie changement de sexe et claque, dans l’Espagne d’après Franco, comme un drapeau révolutionnaire. Malencontreusement titré Je veux être une femme en France où il fut jusqu’à présent inédit, imaginé dès 1972 par le réalisateur d’après un tragique fait divers, il surmonte enfin la censure espagnole pour sortir en 1977, un an après Histoire de la sexualité de Michel Foucault.

© Karmafilms

Franco n’est mort que depuis deux ans, la Movida n’enfièvre pas encore les rues de Barcelone, et la découverte d’une identité de femme chez un jeune garçon se heurte à un tel mur de violences, harcèlements scolaires, rejets et humiliations extrêmes que le film fait dès le départ comprendre une logique du suicide, notamment adolescent : lorsque la vie s’avère pire que la mort. Dès le premier plan, Cambio de sexo le met en évidence ; après le désir maternel et le sien propre, c’est le regard de l’autre qui peut assigner à chacun son identité sexuelle. Déambulant au milieu des passants, déployant un éventail d’attitudes de garçon déterminé, le corps androgyne du garçon Victoria Abril détourne surtout les yeux masculins et exprime avec une troublante ambiguïté le grand malentendu que peut être un sexe donné à la naissance sur lequel famille, école, société s’accordent à en soulever l’étrangeté.« Constante provocation » envers les « enfants normaux » dira le directeur de l’école, renversant la place de la victime, accusant la mère, plaçant d’emblée le sujet sur un plan politique. Tous les codes de cette société patriarcale et machiste se lisent sur les traits brutaux voire bestiaux du père terrorisant et violent qui va finir par énoncer les menaces de mort précipitant la fugue de son enfant, et sa libération finale. Auparavant, tristesse et grotesque se succèderont, au fil de tentatives d’éducation violente et d’initiation sexuelle légèrement contre-productives auprès d’une prostituée dans un cabaret où œuvre l’éblouissante Bibi Andersen. Une initiation qui agira comme une épreuve dans les deux sens du terme, passage douloureux mais également révélation presque photographique. Épiphanique. Il est vrai que derrières les envolées de voiles rouges de Bibi Andersen, un simple mouvement de poignet peut faire surgir un sexe masculin au creux d’un délicat fourré féminin, traçant la voie royalement avant-gardiste d’une future transformation sexuelle.

Victoria Abril, Bibi Andersen © Karmafilms

Avant de devenir plus tard l’une des actrices d’Almodovar, Bibi Andersen offre à son personnage toute l’énergie transgressive qui fit d’elle l’une des premières femmes transgenres revendiquées et assumées. Elle retrouvera par la suite Victoria Abril ; le patron de cabaret Lou Castel se retrouvera quant à lui chez Wim Wenders, témoignant ainsi d’un casting singulièrement prémonitoire.

Victoria Abril et le macho © Karmafilms

Se fait très vite oublier dans le film l’esthétique des années 70. Restent les coupes de cheveux des hommes à la Sacha Distel, leurs moustaches triomphantes et frémissantes devant tout ce qui sent la femme à dix mètres, le machisme insupportable de cette époque de la préhistoire du féminisme et plus encore de la transidentité. Une fois évacués dans le scénario les lourds déterminismes notamment familiaux, imprimés d’une main de fer par un père d’une virilité caricaturale, Combio de sexo nous entraîne, littéralement, dans l’univers de tolérance queer entourée de bienveillance surtout féminine qui est ici le monde du spectacle, mais non dénué de drames passionnels.

Lou Castel, Victoria Abril, Bibi Andersen © Karmafilms

Récit de formation et de transformation, Cambio de sexo semble n’esquiver aucune des marches pouvant mener au véritable bonheur lorsqu’il signe la fin pour certains du malheur d’être né homme, y compris l’explication, illustration à l’appui, de l’ingénieuse opération chirurgicale qui creuse un vagin là où se trouvait un pénis, permet d’accéder à un orgasme quelques mois plus tard et fait naître une femme là où se trouvait un homme. Sans coup férir, sans se revendiquer militant, en évitant savamment tout cliché, simplement en poursuivant sur la lancée de la tolérance et de l’ouverture à l’autre qui irriguent du début à la fin Cambio de sexo.

Victoria Abril, la danse de la bouteille © Karmafilms

Il est urgemment nécessaire de découvrir Cambio de sexo, ovni d’avant-garde, objet cinématographique exceptionnel sur le plan du scénario, de l’interprétation, du casting ainsi que du montage, non seulement pour ses scènes d’anthologie pure (le tango enflammé, jubilatoire et bouleversant de Bibi Andersen et Victoria Abril qui emporte toute la deuxième moitié du film ou la danse de cette dernière avec la bouteille en pénis (pour comprendre, voir le film) —mais également pour restituer dans sa vérité historique l’antériorité du film LGBT++ et se souvenir que les années 70, si corsetées, pouvaient être traversées par ces fulgurances progressistes.

FICHE TECHNIQUE

Espagne – 1977

Durée du film : 1 h 48
Réalisateur : Vicente Aranda
Scénaristes : Vicente Aranda, Joaquin Jordá
Interprètes : Victoria Abril, Lou Castel, Fernando Sancho, Rafaela Aparicio, Montserrat Carulla, Bibi Andersen

Distribution : Karma films

Musique : Ricard Miralles

Photo : Néstor Almendros

Montage : Maricel Bautista

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A propos de Danielle Lambert

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