L’Auteur phare du cinéma israélien contemporain s’attaque avec Le dernier jour d’Yitzhak Rabin à ce qu’on aurait qualifié autrefois de « grand sujet ». Projet excitant sur le papier que la confrontation critique de deux figures israéliennes majeures, vite contrebalancé par une bande annonce racoleuse, charriant un flot d’impressions contradictoires. Tout film d’Amos Gitaï méritant néanmoins le détour et un examen sans œillères, je m’y lançais sans trop d’illusions, dans l’idée de fouiller dans sa carrière passée de quoi pallier aux manques probables d’aujourd’hui. Hors, la surprise est de taille et l’entreprise ambitieuse. Voilà un film peu conventionnel et qui ne manque jamais de soulever des problématiques, à la fois quant aux images véhiculées par Israël comme à leur traitement médiatique dont Gitaï s’inspire ici. La fin justifie les moyens et l’outil de conciliation accompagne un réquisitoire sans appel contre l’actuel maître d’Israël.

L’idée de changer l’image du juif est née très tôt. D’abord, la silhouette du juif errant de la diaspora, bientôt complétée par l’autre, plus embarrassante, plus longue à assimiler, celle de la victime ghettoïsée qui se muera ensuite en « survivant » de la Shoah. Yitzhak Rabin appartenait à la génération des pionniers. Aux Sabras, ceux qui nés en Palestine avant la création de l’état juif, ont construit l’utopie israélienne. Avec la seconde guerre mondiale, les premiers sionistes découvrent l’efficacité du cinéma de propagande. Ils vont alors poser les bases d’un récit sioniste qui deviendra opérant à la fin des années 50, banalisant dans les actualités du monde entier l’image séduisante d’une république jeune et conquérante ( qualificatif qu’emploiera De Gaulle à la limite d’un antisémitisme, larvé car antédiluvien, dans un discours inversant définitivement l’image d’Israël en France au lendemain de la guerre des Six jours ). Après quoi les palestiniens vont gagner leur droit à l’existence audiovisuelle en tant que victimes. De fait, le conflit israélo-palestinien va devenir la plus longue saga télévisée jamais diffusée sur les networks mondiaux. Peu après la guerre du Kippour à laquelle a participé Amos Gitaï et qui lui inspirera son plus grand film – en tant que forme alliée à un fond autobiographique important -, un collectif de ce jeune cinéma israélien engagé qui a fleuri à la fin du courant militant qui a succédé à la Nouvelle Sensibilité des sixties, le groupe E.T.E, proclame en 1977 que « le cinéma israélien et la culture israélienne ont un avenir. Ils proclament aussi que la réalité israélienne dans sa diversité constitue une source d’inspiration inépuisable pour les cinéastes locaux qui rêvent d’un langage cinématographique nouveau, original et vivant ».1 Amos Gitaï sera au début des années 80 un des représentants de ce renouveau d’un cinéma d’auteur critique, soutenu par la constitution en 1978 du très attendu Fond public de soutien aux films de qualité, fruit d’un long combat des cinéastes de la génération précédente. La sortie du Dernier jour d’Yitzhak Rabin permet de faire un bref retour sur la carrière de Gitaï. Voué à l’exil ( fécond ) depuis un Journal de campagne ( 1982 ) très virulent contre la campagne militaire au Liban et tourné après un House déjà interdit en Israël ( 1980 ), il ne rentrera au pays qu’après les élections de 1992 qui ramènent les travaillistes au pouvoir, pour réaliser une commande d’Arte. Un documentaire sur les négociations de paix (Donnons une chance à la paix, 1994 ) pour lequel Gitaï suit le premier ministre Rabin dans plusieurs de ses déplacements à l’étranger. Aussi son assassinat le 4 novembre 1995 l’atteint-il profondément et, fidèle à une démarche où les carnets de notes filmés parsèment des ensembles de fictions ou de documentaires très structurés, il éprouve le besoin de tourner à chaud L’arène du meurtre. Dans ce premier documentaire sur le meurtre, il essaie alors «  de situer un fait tragique dans un univers intime ».2

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Il enchaînera avec pas moins de trois trilogies de fiction, toutes écrites avec Marie-José Sanselme depuis Kippour (2000 ), mais toujours entrecoupées de retours au documentaire, en passant par les courts-métrages, installations, performances et pièces de théâtre, édifiant une œuvre majeure de son époque. Avec Tsili, sorti en août dernier, Gitaï clôt un cycle de films intimistes, plus personnels mais formellement audacieux ( Carmel, le par moments extraordinaire Lullaby to my father, Anna Arabia ) accueillis plus fraîchement par la presse. « Vous savez, ce désir des gens dans notre métier, disons d’être aimé par tout le monde, moi je ne l’ai jamais compris. Parce que moi je n’aime pas tout le monde, alors pourquoi je dois être aimé par tout le monde? Il y a des gens que je n’aime pas du tout même. Et je peux même citer des hommes politiques que je n’aime pas du tout. À mon avis, il faut faire des films honnêtes, forts, et innovateurs artistiquement, et c’est tout. Il y a des fois où on va être très bien accueillis, il y a des fois non, et ce n’est pas grave. Il faut dire les choses qui nous touchent ».3 Ce qui a touché Gitaï chez l’ancien chef du gouvernement, c’est l’honnêteté d’un homme politique israélien à avoir œuvré de façon concrète pour une paix véritable : « Rabin était le seul responsable politique de premier plan à avoir reconnu publiquement, dans ses mémoires, qu’en 1948, étant militaire, il avait contribué à chasser des palestiniens de leurs maisons. Pour faire la paix, il faut être capable d’admettre qu’on a causé la souffrance de l’autre. Jusque là, de tels propos étaient tabous. On s’en tenait à un discours officiel qui prétendait que les palestiniens étaient partis tout seuls ».2

« Depuis le début des années 80, déjà dans ses films documentaires, Gitaï interroge la société israélienne au moyen de personnages jusqu’alors marginalisés par le sionisme : le propriétaire palestinien dépossédé de sa maison à Jérusalem ( La maison, 1980 ), les Palestiniens et les Juifs marginaux qui peuplent la petite vallée à Haïfa ( la trilogie Wadi, 1981-1991-2001 ) ».4 Et depuis lors, on peut citer les femmes, les prostituées ou les colonies perdues aux frontières, et tant d’autres « portraits négatifs » de laissés pour compte du « récit-maître sioniste ». Aujourd’hui, Gitaï effectue le mouvement contraire pour communiquer vers l’intérieur, avec une société contemporaine en crise. Car la mort de Rabin a symbolisé la fin du rêve des Sabras de construire une « société radicalement différente ».2 D’où la déliquescence actuelle d’un pays où s’éloigne encore plus la possibilité de l’altérité. L’Auteur s’adresse ici aux acteurs du drame, aujourd’hui aussi proches du pouvoir qu’une tumeur sur un corps social à l’agonie et leur tend ce film miroir concave, au centre duquel gît la figure fantomatique de Rabin, presque un point aveugle qui ne fait que hanter une œuvre se refusant à l’hommage traditionnel qu’aurait pu engendrer ce triste vingtième anniversaire. Au cœur du film, une société profondément déchirée, malade, prise dans un climat de violence extrême qui pourrit la moindre tentative de négociation comme la vie politique. Même si l’ancien vainqueur de la guerre des Six jours et organisateur de la répression de la première Intifada a pu jouir du prestige des héros de guerre, il doit affronter les pires critiques au moment où il se conduit enfin en chef d’état soucieux de voir son pays évoluer. Gitaï élude volontairement la vague d’attentats palestiniens émaillant le retrait des troupes israéliennes, pour se recentrer sur les tentatives de déstabilisation du gouvernement par la droite et l’extrême-droite israélienne. Il se pose en enquêteur, seul à avoir eu accès aux comptes-rendus intégraux de la commission présidée par Meir Shamgar, ancien juge de la cour suprême, qui s’est tenue du 19 novembre 1995 au 28 mars 1996, et qui jusque là n’avait révélé que des conclusions partielles, cantonnées au dispositif de sécurité insuffisant et à la tentative de sauvetage du premier ministre. Pour se mettre en danger autant que pour réveiller le public, Gitaï choisit une forme délicate, souvent ingrate mais rassembleuse, car revenue à la mode dans les prime time des chaînes du monde entier dans le courant de la décennie 2000 : le docufiction. Mais il se révèle surtout le genre le plus à même de formuler en le stylisant, ce mensonge qui entoure l’affaire Rabin… Le cinéaste s’oriente d’abord vers le found footage. Moins pour une opération esthétique à valeur ajoutée que par nécessité de réorienter le film vers la fiction documentée plutôt que vers ce docudrama à l’anglosaxonne. Comme un cinéaste qui filme une enquête et non comme un journaliste qui utilise le cinéma. Un mélange des genres qui en même temps permettra le passage de la salle au petit écran et dont le propos gagnera pourtant en force dans cette réduction, conscient que « la télévision est un appareil idéologique majeur et majoritaire ».5 Pour ramener cette esthétique télévisuelle vers le cinéma, Gitaï confronte ses longs plans séquences aux canons de la télé réalité.

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« L’essence, est ce que l’on veut dire. Et ce n’est pas strictement de la politique, c’est aussi la forme, c’est aussi la démarche, c’est aussi le rythme, c’est aussi le plan séquence et c’est aussi changer le rythme de perception ».3

L’introduction est la plus sobre, mais aussi la plus classique et la moins spectaculaire qui soit ( elle fait encore florès cette année chez Yann Arthus-Bertrand dans Human avec un peu moins de retenue  ). Shimon Peres, ex ministre de la Défense dans le gouvernement Rabin au moment des faits, résume tout le propos du film lors d’une interview par Yael Abecassis sur un fond d’encre. « L’amitié que le Premier ministre Itzhak Rabin et moi avions nouée ces trois dernières années au gouvernement était unique. Aussi unique que le fut notre rivalité pendant plus de vingt ans ».6 Opposition en effet aplanie par la séquence à venir – anéantie par le drame. Après l’entretien, la caméra découpe le site par un long panoramique aérien au-dessus du lieu du meurtre ( la place des Rois d’Israël de Tel-Aviv où Rabin prononcera un discours mémorable avant que d’entonner un chant de paix, le Shir LaShalom ) qui surprend par un mouvement emblématique servant à introduire généralement les grandes rencontres sportives télévisées ou à la rigueur, la énième tournée des Stones. On ne le sait pas encore mais cette envolée n’est pas gratuite. Elle circonscrit dans l’espace public la forme que le cinéaste, fils d’architecte, volontiers plasticien, a choisi de donner à ce nouveau film : l’arène toujours, mais plus encore l’entonnoir, communiquant en un post-scriptum vertigineux avec le documentaire précédent. Mais pour comprendre qu’on est dans un film creuset, encore faut-il se laisser tomber dedans en abandonnant toute réticence. Gitaï n’a sans doute pas été aussi dérangeant depuis les choix de mise en scène de Terre promise, où la caméra presque cachée de Caroline Champetier, furtive, évoluait dans l’obscurité du non-dit pour mettre à nu un trafic de chair humaine se jouant des conflits et des frontières, avant que d’étaler ensuite en pleine lumière, l’exploitation de filles de l’Est dans des bordels de luxe, parfois propriété de membres du Liqoud. Une forme brute, trop prosaïque et un discours appuyé dont le feu d’artifice final était moins libérateur que gênant. On n’est pas loin du même problème ici. Le film de l’attentat tourné par un amateur sécrète l’intranquillité et l’incompréhension, tant sont seuls compréhensibles les coup de feu tirés par Amir et cette caméra qui monte au ciel, prenant Dieu à témoin. La scène de crime est peu lisible ; particulièrement pour un spectateur français impuissant à recréer mentalement l’espace où se joue l’action. Mais la séquence problématique, c’est le point de vue de l’agonisant. Là, le malaise ne vient pas de ne pas éprouver la sensation, impossible, de la vie qui quitte peu à peu Rabin mais de l’excès – le garde du corps couché sur lui qui tente d’obturer les plaies -, de l’intrusion d’une vulgarité dont sont coutumières les « Breaking news ». Impression confirmée par les courses ultérieures dans l’hôpital et les premières tentatives de réanimation qui ne s’incarnent pas dans le remake d’un épisode d’Urgences. Gitaï avalise une esthétique alors que paradoxalement, il ne posera pas ici le rôle des médias dans les campagnes menées contre le processus de paix. Ils apparaissent comme des témoins émus, impuissants, délivrant des informations contradictoires, refusant presque de prendre la mesure du drame. Ils sont le plus souvent canal et pas tellement opinion ou alors simplement absents. En accompagnant le corps de Rabin, il y a la triple volonté d’acter sa disparition, de rendre sa dépouille à ses concitoyens et d’emballer la mise en scène en nous attirant dans le gouffre.

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Le spectateur n’est pas au bout de ses peines car le cinéaste, mélangeant à l’envie reconstitution et archives, n’a pas jugé bon de sous-titrer les séquences de manifestations. Il n’a évidemment rien fait pour nous permettre de distinguer réel et fiction. Il faut donc deviner qui défile, pour ou contre quoi. Dans un tel chaos, les repères explosent… Ce processus de déconstruction va rester efficient mais tempéré par le geste inverse, un film de recréation historique où le contemporain s’invite dans le passé pour faire son travail de mémoire. Encore une fois, la forme nous prend à rebours. Le minimalisme des décors comme la lumière et le cadre d’Eric Gautier évoque l’univers des séries télé. L’artifice du dispositif est porteur de l’idée que l’absence de pouvoir réel de la commission Shamgar, faible en regard d’une part du religieux qui plombe la société, permet néanmoins plus de recul historique. Les archives, base documentaire du film, deviennent ici un lieu matérialisant la source originelle de la fiction en son cœur. Un rappel constant de l’accès illimité aux témoignages et comptes-rendus obtenu de Shamgar lui-même, sans que le récit ne flatte immodérément ladite institution. Si l’état a bridé son pouvoir d’action, le film va lui rendre un sens moral. Jusqu’ici, seul un agencement scénographique plus complexe révélé par les travellings témoigne d’une recherche où se retrouve le sens magistral de l’espace d’Amos Gitaï, soumis à une forme en apparence modeste évoquant au mieux Angelopoulos, mais plutôt ici un Greenaway ( impression de drame en chambre comme dans les documentaires théâtraux de type Darwin ). Si ce système proche de l’installation filmée et typique du travail pluridisciplinaire d’Amos Gitaï permet de focaliser sur un crime passé encore brûlant, ni le scénario, ni le montage ne facilitent la lecture temporelle du film. Les témoins s’expriment a posteriori devant la commission dans un futur indéterminé. Or ce qu’on comprend apparaît d’abord par trop évident. Ou diffus, voire énigmatique ( par exemple le rôle d’Avshai Raviv ). D’où l’inévitable sentiment de frustration qui envahit le spectateur comme un écho à celui des personnages, accru pour ma part par une découverte sur le petit écran. En dépit d’un nappage télévisuel, il est clair que le film est « taillé » pour le cinéma. Pour mettre un pied dans la tombe où sombre Israël à travers son leader, il faudra affronter une deuxième vague. La première plongée dans les arcanes d’une extrême droite orthodoxe était apparue apprêtée, trop bien éclairée, trop mise en scène. En répétant les injonctions meurtrières avec un éclairage et des personnages différents,7 le scénario organise la convergence des points de vue, d’abord vers les visages perplexes et fatigués des trois magistrats, mais plus sûrement vers l’abîme de la non-résolution et le déni collectif.

« L’œuvre de Gitaï, sous ses différentes facettes, trace le passage d’une nation de l’utopie pionnière vers une terrible contre-utopie, des espoirs liés à la naissance d’un jeune pays, à une réalité de guerre, d’occupation et de perte d’identité. Elle racontent l’histoire tragique d’individus écrasés par la Grande histoire, incapables de résister à l’agitation des forces idéologiques qui dévorent leurs initiateurs et leurs croyants ».4 Le dernier jour d’Yitzhak Rabin nous fait l’effet d’un raccourci et plus tard, d’un sérieux retour à l’envoyeur ( l’actuel premier ministre ). Gitaï joue la carte du faux thriller en apnée. Faux, car la tension ne naît pas tant d’effets dramatiques ou de montage mais de cet art dialectique depuis toujours agissant dans son œuvre protéiforme. Dans ce film concept mouvant où règnent l’agitation et la langue de bois, peu à peu renaît une seconde réalité, fragile, qui se réincarne à travers des caractères humbles : les trois membres de la commission Shamgar, tantôt frileux, tantôt indignés, mais aussi l’avocate et son collègue chargés de pointer les manquements. Tout ici montre que Rabin affrontait quotidiennement le risque d’attentat. Or les mesures n’ont pas été prises ce soir là malgré la dangerosité évidente de la situation. La sincérité des témoins est mise à l’épreuve par l’opposition entre l’image d’actualité ou le film amateur qui enregistrent un instant T et les propos mensongers, douteux. Il faut donc une croyance dans les potentialités de la fiction pour ramener le public à la réalité. Gitaï commence un second film, de combat celui-là, qui n’est jamais que la partie ascendante qui relie le drame d’époque à son actualité dans les médias israéliens de 2015. Il l’a voulu immersif mais le plus souvent volontairement ardu. Un déroulé qui demande d’apprivoiser les longueurs, notamment quand on ne maîtrise pas les données pour évaluer la portée des témoignages. Et ce pour nous plonger dans une perplexité idoine avant de combler en partie les lacunes d’une enquête accouchée sous x. « Le film a aussi été tourné dans l’idée de corriger cette injustice en créant une sorte de commission d’enquête cinématographique, justement pour lever le voile sur cette campagne d’incitation (…) En un sens ce film est la commission d’enquête qui n’a jamais existé. Il traite non seulement de cet événement brutal arrivé il y a 20 ans, mais aussi de cette ombre qui continue de s’étendre sur Israël aujourd’hui ».8

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La véritable victoire du film, c’est au bout de 90 minutes de métrage, de reconstruire le débat avec ses témoignages filmés dans le plus simple appareil, sans recourir aux effets fictionnels pour autant ( la puissance du hors champ ). L’intérêt va croissant et augmente avec la durée conséquente du film ( 2h30 ! ). Un oxymore cinématographique qui demande d’ouvrir grand ses yeux et ses oreilles. Car ce démontage du communément admis laisse apparaître derrière la rigueur de l’écriture, la part de fiction dans les conclusions sur la mort d’Yitzhak Rabin, révélant alors son projet véritable. Hormis sa nature politique, le choix de tourner un film historique sous cette forme questionne. Un peu comme Rabin en filigrane, pas totalement absent mais traversant le champ comme en s’excusant, accompagnant le passage de la non-conscience à la conscience,9 le discours marquant lui notre mémoire de mots indélébiles.10 Avec tant d’hétérogénéité, le film n’est certes pas un film de genre. Il n’empêche que le crescendo émotionnel est bien réel ; une fois placé en instabilité permanente, le spectateur est abasourdi par la brutalité des propos des extrémistes religieux. En lieu et place d’une scène d’action, Gitaï et Sanselme laissent affleurer le pouvoir mortifère des mots. Le revolver que l’on charge et recharge à satiété, n’est alors plus que le geste terminal ponctuant une longue rhétorique de mort. Qui tranche avec celle absente et beaucoup plus connue par chez nous ( et dont le langage de Daesh n’est autre qu’une sorte de réponse encore plus funèbre et belliqueuse ) des attentats suicides largement couverts par les chaînes du monde entier. Ils vont en effet se généraliser après la tuerie au caveau des patriarches d’Hébron ( 29 morts et 125 blessés palestiniens ) qui relançait en février 1994 un long cycle des douleurs.

Gitaï plonge dans un territoire qu’il a arpenté de long en large, celui d’une communauté où il a tourné un de ses films les plus célèbres, Kadosh, en réduisant le champ sur ses contradictions ( une lecture par trop littérale de la Torah, peu adaptée à la complexité du monde contemporain ) qui mènent l’ensemble de la collectivité à l’impasse, surtout quand des politiques opportunistes ont pavé le chemin aux religieux ! Certains pourraient juger schématiques les personnages ou les situations ( les expulsions, traitées de l’intérieur avec brio dans Désengagement, rappellent la rupture entre Tsahal et les ultra-orthodoxes ). Mais ils ne font qu’exacerber des propos retranscrits scrupuleusement. En cause ici, les pratiques rituelles d’un autre âge, qui pour toutes symboliques qu’elles soient, n’en sont pas moins graves. Dans la belle lumière dorée, millénaire, d’une salle de prière, de gentils religieux absorbés par leurs psaumes, sont en réalité entrain de réciter en Araméen une Pulsa Denura, antique malédiction de mort tirée de la Qabale. Les bougies ne matérialisent donc pas l’espoir ou la lumière de la connaissance mais la brûlure des feux célestes. Rabin en aurait même été le seul récipiendaire depuis Trotsky ! Les flots de manifestants apparaissent alors comme les précurseurs d’un Golem menaçant le pays tout entier. Mais plus pragmatique que ce folklore nauséabond, apparaît la notion de Din Rodef. Un Rodef est dans la loi traditionnelle juive, la Halasha, une personne qui s’apprête à tuer ou à aider au meurtre d’un juif. Chose que la représentation de Rabin en costume de SS affiche à tous les défilés. Comme son cercueil, qui ne cesse d’apparaître dans le champ pour matérialiser un Din Rodef, injonction lancée par les rabbins à la manière d’une rumeur, d’une lèpre rongeant la communauté juive. Cet appel au meurtre est hélas le seul crime entre juifs autorisé par la religion ! Si une partie des orthodoxes, les Haredi (voir Le cœur a ses raisons de Ramah Burshtein, mais tourné lui pour et vers un public laïc ), considèrent la création de l’état d’Israël comme un pêché et respectent l’interdiction de porter des armes, ils n’en sont pas moins extrêmement actifs pour lutter contre les déviances de toutes sortes en lançant eux aussi menaces, malédictions et autres agressions. Mais nombre d’autres ultra-sionistes comme le Gush Emunim s’opposent eux plus violemment à toute idée de rétrocession de territoires occupés qu’ils considèrent attribués par volonté divine à son représentant, le gouvernement d’Israël. L’obtention par la force de ces dits territoires est même perçue comme le début de la rédemption du peuple juif. D’où un problème théologique certain pour les fondamentalistes et la création d’un mouvement terroriste juif clandestin actif issu de cette théologie messianique dès le lendemain des accords de Camp-David en 1978.

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Parmi ces personnages réels, celui d’une psychanalyste apparemment célèbre n’est pas loin de frôler la ( tragi ) comédie. L’explication incroyable mais vraie selon laquelle Rabin aurait été aussi schizoïde qu’Hitler et donc inapte à gouverner, confirme les observations d’Ehud Sprinzak11, conseiller malheureux de Rabin aux mouvements d’extrêmes droites, sur l’étape de déligitimisation de l’adversaire préalable à toute radicalisation. Tous ces facteurs qui paraissent au non-juif totalement déments sont déterminants dans le passage à l’acte du jeune Yigal Amir. Un petit malin qui se rêve en justicier, la narration montrant qu’il n’est en rien différent de tant d’autres qui demandent à grands cris la mort de Rabin. Second facteur important, leur surarmement, ainsi que le révèle un travelling impressionnant sur de jeunes colons exaltés. Cette proximité est accrue par la préparation minutieuse et récurrente de l’arme du crime, dont le chargeur comprend pour moitié des balles explosives. Sans insister, Gitaï esquisse alors le portrait en creux d’un jeune « héros de la cause d’Israël » ainsi qu’il se perçoit, lui qui reste sans voix face aux problèmes moraux avancés par la police. Gitaï apparaît au détour d’un bureau dans un petit rôle de commissaire agressif et dégoûté. L’aspect lisse, BCBG, qui se dégage du visage angélique de Yogev Yefet, renvoie à la violence sociétale entretenue par la droite. L’image rémanente la plus terrible reste celle des cris anti-Rabin d’un jeune enfant au visage déformé par la haine. Ainsi Gitaï rend la pensée collective criminelle et obsessionnelle, chaque travée de la narration nous ramenant dans un glissement au tombeau de Rabin.

Si la boucle sculpte dans l’espace cette arène politique pour cerner et contenir sa violence, Amos Gitaï et Marie-José Sanselme prennent bien garde à ne pas refermer la pierre sur la béance dramatique. Parmi les grands blocs narratifs, Gitaï excave les détails subsidiaires, laissant ça et là des interrogations en forme d’énigmes dont la commission Shamgar devient le réceptacle. Notre déambulation dans les arcanes de ces différents services de sécurité mystérieusement incompétents renforce l’impression de gâchis général. Le dernier jour d’Yitzhak Rabin suscite la réflexion en déroulant les circonvolutions de l’enquête comme on pèle une pomme, évidant une piste par épluchure. Le cinéaste est assez irrespectueux pour ne pas suivre les codes du genre en récoltant les pépins. Il ne formulera pas les punitions. Car que vaut la perpétuité d’Amir face à l’impunité de certains ? Dans la ligne de mire, Benjamin Netanyahou dont le temps de présence à l’écran équivaut peu ou prou à celui du premier ministre de 1995 mais pour une symbolique fort différente. Le même parallèle sépare les foules ( s’il s’agit parfois de mise en scène, elle est remarquable ) entérinant la fracture. Les pacifistes et pro-Rabin, enfin ceux identifiables au premier regard, semblent totalement déphasés devant la marée de fiel que propage le camp adverse. En figurant ce décalage en forme d’envers cauchemardesque, Gitaï dit l’air de rien que Israël n’a même plus besoin de palestiniens ou du monde Arabe pour s’autodétruire. Il suffit au gouvernement actuel de ne rien réformer des lois antiques et de continuer à cultiver l’inégalité sous la bénédiction du sabre et du goupillon, sans jamais remettre en question ce fruit pourri d’une époque révolue qu’est le sionisme.

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La convergence des faits et la répétition cauchemardesque des motifs ou de certains plans expliquent le passage à l’acte de Yigal Amir. Mais c’est l’ambiance, cette sensation de pagaille désagréable formulée par le cameraman amateur que Gitaï recrée par l’alliage documentaire / fiction et un montage sonore dense, contrastant avec la musique grave et profonde composée par Amit Poznansky. Le soin apporté à l’ensemble des détails n’a d’égal que le travail de préparation monumental qui a précédé le tournage. Le travail communautaire en amont permet l’éclosion du débat collectif. Pour ce faire, Gitaï s’est entouré d’un vaste panel de comédiens israéliens, associés au projet dès le début de l’écriture ( Gitaï procède de même avec les techniciens et ce depuis déjà plusieurs films ). Et après la réalisation, c’est dans l’interprétation que le choix du docu-fiction affirme sa pertinence. Le casting fait la part belle aux acteurs connus à la télévision comme Einat Weizman ( l’avocate, maître Orot ) issue des séries, dont une judiciaire ( on sait qu’Israël en est devenu un producteur en vue notamment en raison de leur qualité ), Uri Gottlieb (le conseiller juridique ), Eldad Prives ( le garde du corps ) ou encore Shalom Shmuelov ( le responsable de la sécurité). Le choix de confier le rôle d’Amir à un Yogev Yefet rendu célèbre par sa websérie Contacts, lauréate d’un award à Hong Kong, n’est pas innocent. Les autres appartiennent à la famille Gitaï : Dalia Shimko n’avait pas tourné depuis Terre promise, Tomer Russo ( le directeur de l’hôpital ) est un de ses acteurs fétiches ; comme Liron Levo ( le soldat ), vu aussi chez Sorrentino. Cette ouverture vers l’extérieur se confirme avec l’attribution du rôle du chauffeur à Tomer Sisley, un vrai globe trotter comme le cinéaste. Né à Berlin, il s’est fait un nom dans Nuit blanche, Largo Winch ou avec le bandit des Miller, une famille en herbe. Enfin, Yona Rosenkier est à la fois comédien et jeune cinéaste. En associant tout ce petit monde de l’audiovisuel israélien à une réflexion commune, quitte à y inclure des comédiens de bords opposés, Gitaï engage un dialogue avec les couches populaires et met toutes les chances de son côté de les voir entrer dans sa dialectique.

La boucle se referme donc par l’entremise d’un autre entretien préparatoire au film, là encore inclus au montage final. Une silhouette flottant sur un le fond noir endeuillé et dégageant immédiatement un sentiment de tristesse largement partagé. Léah Rabin, la veuve du chef d’état sort de la nuit et rejoint l’alter ego Shimon Peres, celui qui aurait du périr aussi dans l’attentat. Mais aussi un plan allégorique central : une poignée de drapeaux israéliens ou pacifistes mangé par les ténèbres, qui relient la « zone de danger grise »12 d’aujourd’hui à la douleur d’hier par le corridor du temps. La prise de risque artistique, maximale, est à l’image de la situation du pays. L’ Arte Povera de Gitaï se voit transcendé par l’ampleur du geste, le trajet et son dispositif dialectique valant bien plus que la révélation. Aussi, la caméra regarde s’éloigner lentement la silhouette digne mais à peine voûtée du président de cette commission, sur laquelle est tombée à chaque découverte le voile noir d’un fondu, protagoniste de la dernière minute représentant le citoyen lambda peut-être ébranlé. Une manière de re-collectiviser cette histoire proche en ouvrant une large porte fenêtre aux carreaux de verre dépolis mais qui si on y colle le nez, laissent apparaître à travers chacun d’eux un visage du macrocosme politicohistorique israélien. Le délabrement de la pensée au sein de la classe politique est pointé du doigt par des affiches électorales, images échappées des expositions de Gitaï. L’actuel chef de l’état porte ici la responsabilité morale de la mort de Rabin et par conséquent, celle des pires exactions des dernières années, lui qui a la mainmise sur Israël depuis six ans sans jamais avoir apporté la moindre perspective d’amélioration. Pire, ce bébé palestinien brûlé vif par des extrémistes juifs ramène aux tensions de 1995. « Sous son règne émergent des tendances racistes extrêmement problématiques »2 rappelle Gitaï qui balance son film-anniversaire comme une pierre dans l’œil de Goliath-Netanyahou.

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« Le risque est que tout ce qui fait l’originalité de la société israélienne finisse par disparaître. C’est pourquoi le cinéma peut aider à laisser des traces. Je fais confiance à la mémoire. Je crois aux idées espérant qu’un jour les choses finiront par s’arranger ».2 Le dernier jour d’Yitzhak Rabin est de ces œuvres crépusculaires exaltant le pouvoir des idées, quitte à s’acoquiner un temps avec le spectaculaire. « Selon moi, le meilleur film commence quand la projection est terminée. C’est là que tu te promènes avec le film dans ta tête et que tu fais un vrai travail. Il y a des choses gênantes dans les films, et c’est ce que j’adore le plus : ce qui gêne, ce qui n’est pas résolu et qui t’oblige à faire un travail d’interprète, à dialoguer avec le cinéaste : qu’est ce que c’est que ce cinéaste? Qu’est ce qu’il veut me raconter? Est-ce que c’est ça ou peut-être autre chose ? Comme spectateur c’est le rapport que j’aime. Je n’aime pas être simplement un consommateur ».3 Au bout du compte, le film nous travaille en effet au plus profond, les communautés aperçues ici répondant  après coup aux sujets évoqués plus tôt dans sa filmographie. Alors les situations ou dialogues rémanents sont autant de facettes pour remplir ces murs vierges de toute humanité, bouchant l’horizon et renforçant la peur, que n’en finit pas d’élever le gouvernement israélien autour de son peuple.

Film pansement universel et pas autocentré pour deux sous, persuadé que de l’autre côté de ces murs, bâtis non avec les pierres de la mémoire mais le béton de l’oubli et pour seul et unique liant commun ces larmes que verse ce jour et pour tous une comédienne, il y a nous, le reste du monde. Debout de l’autre côté de l’entonnoir, nous regardons Israël, précédé du fantôme du défunt état palestinien, tenter de dépendre la terre au-dessus du néant (Beliymah ). Et entre de rares remontrances ou des commentaires cyniques sur l’air du « on n’y croit plus », nous construisons pendant ce temps, comme au Rio Grande, en Andalousie ou en Hongrie nos propres murs contre la misère du monde. La petite lumière vacillante allumée par Yitzhak Rabin remonte des tréfonds pour éclairer nos propres responsabilités. Il n’y a toujours aucun homme politique prêt à relancer un processus de paix, ni aucune grande puissance ou instance capable de le faire appliquer. La plaie vive du Moyen-Orient est devenue la gangrène de l’Humanité et nous français, plus que jamais en pleine extase baudelairienne, contemplons blasés, le cadavre de Rabin, plutôt que de poser les yeux sur les causes de nos morts et pour mieux les refermer sur nos propres crimes.

 

 

1 : Manifeste du groupe E.T.E (Jeune cinéma israélien) in Ariel Schweitzer, Le cinéma israélien de la modernité, L’harmattan, 1997.
2 : Entretien avec Franck Nouchi, Le Monde, 10 septembre 2015 in Dossier de presse.
3 : Retranscription de la conférence de maître du 14 octobre 2011, Chaire René-Malo en cinéma et stratégie de production culturelle, UQAM, Montréal. http://chairerenemalo.uqam.ca/classes-de-maitres/amos-gitai/classe-gitai.html
4 : Ariel Schweitzer : Le cinéma israélien et les Autres, Cahiers du cinéma n° 597, janvier 2005.
5 : Jean-Louis Comolli : Pour un cinéma pauvre, Comment penser l’avenir du cinéma sans la télévision. Cahiers du cinéma 583, octobre 2003.
6 : Michèle Georges, Destins croisés. L’Express, 09 novembre 1995.

7 : « Dans une symphonie, certains éléments reviennent comme une répétition, une obsession. La répétition et l’obsession sont des valeurs artistiques ». Amos Gitaï, Cartographie d’Amos Gitaï par lui-même, Cahiers du cinéma n° 583, Octobre 2003.

8 : « Nous avons décidé d’inclure des extraits de discours télévisés. Leur force est telle qu’il n’était ni souhaitable ni nécessaire de les recréer ». Propos d’Amos Gitaï in Dossier de presse.

9 : propos recueillis par Hélène Frappat, « Je suis nourri depuis toujours par les fantômes », 3 septembre 2003, Cahiers du cinéma n° 583, Octobre 2003.
10 : Propos d’Amos Gitaï in Dossier de presse.

11 : Voir Ehud Sprinzak : Brother against brother, Violence and Extremism in Israeli Politics from Altalena to the Rabin Assassination. Free Press, 1999. Les conclusions de Sprinzak sur le développement « exceptionnel » de la violence politique semblent un peu « optimistes » étant basés sur la possibilité d’épanouissement individuel censément garanti par la démocratie, ce qui ne paraît franchement pas garanti par l’état d’Israël ainsi que nous en renseignent depuis longtemps les films d’Amos Gitaï.
Voir http://www.terrorisme.net/p/article_159.shtml

12 : Alexandra Schwartzbrod, Amos Gitaï : en Israël, « il y a un éclatement du projet commun », entretien avec Amos Gitaï, Libération, 11/08/2015.

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