Tinto Brass – « Caligula » (Version « Intégrale »)

Prisonnier d’un conflit entre deux visions du cinéma, Caligula est un film mutant ou s’entrechoquent réalité et mythes, intimité et grandiloquence. Une expérience à la fois frontale et hallucinée qui confrontent, dans un bain de sang et de sperme, l’ancien et le moderne, tous deux conviés aux enfers…
Retravaillé, complété, amputé ou détourné, Caligula est le film-mythe par excellence: protéiforme, à la paternité trouble et aux objectifs incertains. Difficile pour ses exégètes de saisir dans sa totalité un tel prototype qui échappe constamment à la volonté de l’inscrire dans la continuité d’un genre ou dans la ligne d’un auteur: Caligula n’a pas de lignée, s’inscrit nulle part…

Pour s’en sortir, il faudra alors creuser dans sa genèse et tenter, si on ne peut l’éclaircir, de saisir les traces d’un mystérieux mariage contre-nature qui a engendré ce rejeton difforme, ce fils bâtard du cinéma… Entre cabinet des monstruosités et spectacle forain délirant, Caligula, à défaut d’être une réussite s’avèrera un objet fascinant et unique, ce qui pourrait bien en faire sa valeur…

Le générique nous offre quelques éclairages sur le conflit qui gangrène l’œuvre: une copulation forcée entre un réalisateur pas forcément enclin à la vérité historique (Tinto Brass), un érudit romancier-essayiste (Gore Vidal) et un producteur opportuniste, créateur de Penthouse (Bob Guccione). On pourra alors considérer Caligula comme l’absurde production de multiples conflits, qui tentent en vain de se résoudre et se dissoudre en une œuvre unique. Ce sera peine perdue, au profit de mélanges détonants qui feront le sel d’un film génétiquement modifié…

D’un tournage à quatre mains, le premier choc sera celui du plan. Tinto Brass, dans la continuité de ses œuvres précédentes, n’aura de cesse de transcender la réalité historique par des visions fantasmagoriques qui en appellent à la démesure du plan d’ensemble. De l’enfer des Satyres à l’autel du pouvoir de Caligula, c’est une logique du spectaculaire qui fait loi, à la hauteur d’un budget pharaonique mais aussi pour saisir la folle mégalomanie d’un homme qui se prenait déjà pour Dieu et voulait embrasser tout un peuple. Cette folie appelle des images hallucinées, rétiniennes, très formelles, au service des décors surdimensionnés de Danilo Donati, qui avait déjà nourri, avec Roma et Casanova, les visions démiurgiques felliniennes.
Ces plans font appellent à un ailleurs fantasmé par Caligula, mais aussi par le spectateur : elles invoquent l’imagerie populaire du péplum – genre italien par excellence – et proposent, comme formes rêvées, un vrai voyage de cinéphile du Cabiria de Giovanni Pastrone au Maciste en enfer de Riccardo Freda.

Mais cette propension au voyage est littéralement violée par l’insertion du gros plan à caractère pornographique (exit les raccords lumières) qui nous ramène immédiatement, de façon très frontale, à l’exploration d’une intimité crue, parfois triviale. Le spectateur est constamment partagé entre deux visions qui s’affrontent et s’annihilent en permanence…
Il pourrait n’en rester rien…
Mais cette logique de destruction prend une certaine dimension car elle est à l’image d’un fou destructeur dont on arpente, finalement, en images, les moindre surgissements de folie ou soubresauts de lucidité. Caligula : un film fou sur la folie.
Cette folie, c’est aussi celle d’un système cinématographique perpétuellement tiraillé entre un héritage historique qui dessine des vérités et une soif de mythes, qui permettent de nourrir la fiction. Entre dérives fictionnelles du cinéma de genre et véracité historique des textes qui ont inspiré l’auteur Gore Vidal pour son scénario, Caligula est un règlement de comptes permanent entre passé et modernité.
Si la véracité des faits est dès le début authentifiée par des dates et des citations, l’exploitation pornographique, elle, renvoie irrémédiablement à la décennie des années 70. Une certaine tradition de l’acteur, symbolisée par un Peter O’Toole vieillissant – un hasard ? -, vient se frotter à celui qui incarne depuis quelques années déjà l’image de la folie à l’écran: Malcolm Mc Dowell.

Sa présence apporte d’ailleurs beaucoup à l’œuvre, qui participe dès lors à une trajectoire cohérente avec If…de Lindsay Anderson (1969) et Orange mécanique de Stanley Kubrick (1971).
Révolté mais nihiliste et violent dans le premier, il sera guéri dans le second pour mieux ressurgir dans cette ultime œuvre. Sa résurrection sous les traits de Caligula donne une dimension tragique au film, un fatum puissant car d’entre les morts, notamment avec une très belle scène qui nous ramène inexorablement aux visions dont il était victime dans Orange mécanique
Et si le film se clôt alors sur la mort de ce personnage que l’on suit depuis 1969 , il ne s’en dégage pas moins comme un parfum d’amertume: n’y aurait-il que la mort qui puisse nous sauver des cruels?
Un parfum qui élève finalement le film au rang de la tragédie qui, derrière le masque du grotesque né de sa propre mutation, n’en décèle pas moins sa part d’humanité. A travers son personnage, mais aussi ses créateurs, tous abîmés par cette oeuvre qui leur aura, finalement, échappé…

Aura-t-on un jour droit au Caligula DE Tinto Brass, conforme au projet démiurgique du cinéaste ? Il faut croire que non. l’Ultimate Cut présentée à Cannes cette années sous l’égide de Thomas Negovan se rapprocherait peut-être du projet initial voulu par Brass, mais elle demeure l’oeuvre d’un passionné qui fantasme le film et tente d’en offrir la version rêvée. Négovan a en effet mis la main sur des bobines inédites détenues par Penthouse Films International, la plupart du temps de prises non gardées au montage par Brass (ou Guccione), ce qui en ajoute au trouble quant au rapport au créateur. Un long travail de restauration et de montage des séquences totalement inédites. Son but était de rendre justice au projet initial et notamment de coller au scénario d’origine de Vidal.  C’est ainsi une œuvre totalement nouvelle qui curieusement tenterait d’épouser le plus fidèlement le point de vue du cinéaste tout en l’évinçant du projet. Le ré-imaginer à sa place. On est pas très loin de la problématique des restaurations 4K tentant en vain de se remémorer la colorimétrie de l’époque (cf l’atroce restauration du Suspiria par son propre directeur photo Luciano Tovoli) prouvant que parfois même les artistes ont perdu la mémoire de leur inspiration originelle. Alors pourquoi pas, laisser finalement un autre passionné imaginer ce que Caligula aurait pu être ? Même insatisfaisante, peut-être la Ultimate Cute est-elle la meilleure version, mais contribuant de faire de Caligula une oeuvre éternellement ouverte, inachevée, monstrueuse.
Toujours est-il qu’entre la version courte cinéma et la version non censurée – qui remplace une bonne partie des scènes dérangeantes originelles par les scènes additionnelles de Guccione, aucune n’est vraiment satisfaisante. C’est cette dernière qui est présentée dans le blu ray édité par M6, la meilleure des deux, celle qui restitue le plus ce côté malade, poisseux et bancal de ce mélange décadent entre Salo, le Satyricon et le cinéma bis italien aux confins du Z. On aurait quand même aimé avoir sur le même blu ray la version courte, dommage.  Le master est beau, restituant le grain d’origine, mais on se demande parfois la valeur ajoutée par rapport au dvd si ce n’est dans un éclat de couleurs largement supérieur à l’édition dvd. C’est en tout cas, des éditions blu ray disponibles, la meilleure. Les bonus sont à peu près les mêmes que ceux présents dans l’édition Métropolitan de 2003 dont le making of et l’interview de 8 mn de Brass, passionnants mais il y manque « Les secrets d’un tournage mouvementé » de Guccione. Quelques éléments inédits viennent compléter les bonus. Entre candeur et bêtise, l’ex playmate Lori Wagner évoque ses naïfs rêves de grandeur, prête à tout pour arriver, évoquant cette expérience de Caligula, et la manière dont fut tournée derrière le dos de Brass la fameuse scène lesbienne, elle qui n’avait jamais « fait ça avec une femme ». Ses propos prêtent souvent à sourire mais n’en demeurent pas moins émouvants. Certains éléments sont assez fascinants comme cette anecdote sur la scène urologique non simulée, Brass ayant fait boire des litres et des litres à l’actrice et lui ayant demandé de se retenir jusqu’au tournage de la scène …. tout cela confirme à quel point ce tournage fut une aventure au delà du réel… Très drôle est également l’intervention de John Steiner ayant commencé chez Peter Brook pour s’échouer dans le bis italien. Celui qui abandonna sa carrière en 2000 pour devinir promoteur immobilier (cherchez un peu sur le net et vous trouverez son site) porte un regard désormais très distancié sur sa carrière, même s’il reconnaît le plaisir d’avoir tourné avec certains cinéastes dont Argento pour Ténèbres. Il affirme ne jamais avoir vu Caligula ni avoir été intéressé par sa vision, ou lance que si Teresa Ann Savoy était fort mignonne, elle n’était pas bonne actrice (NDLR : nous ne partageons pas cet avis) et qu’elle aurait été parfaite en actrice de porno !  Gardons le meilleur pour la fin, car l’interview inédite de plus d’une demi-heure de Tinto Brass est totalement indispensable. Il revient avec sérénité et esprit critique sur l’aventure de Caligula, cet immense projet dénaturé dont il aurait voulu renier le résultat, mais lui appartiendra toute sa vie. On aurait rêvé, malgré tout qu’une version définitive nous soit un jour présentée, qui permettrait sans doute de le faire renaître dans une nouvelle forme peut-être plus dérangeante encore.  Mais les rumeurs disent que Tinto a 90 ans, n’a plus la capacité mentale de son propre film, qui restera à jamais cet incroyable freak.

Caligula (Italie, 1979) de Tinto Brass, avec Malcolm Mc Dowell, Helen Mirren, John Steiner, Peter O’Toole, John Gieguld…

Blu Ray édité par M6

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A propos de Benjamin Cocquenet

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