À l’issue de son habituelle et concise préface vidéo, Jean-Baptiste Thoret avertit : « vous allez découvrir une pépite ».

Une remarque qu’on ne saurait démentir à l’heure d’entamer cette chronique.

Il faut dire que Twisted Nerve (1968), quatre-vingt-unième occurrence de l’indispensable collection Make My Day! (concoctée par le même Thoret, sous la bannière Studio Canal), s’ouvre également sur une drôle d’adresse, en voix-off : un laïus, plaqué vraisemblablement en toute hâte lors de l’exploitation en salles, invitant le spectateur à ne pas tirer de la vision du film la conclusion d’un quelconque lien existant entre les comportements criminels et la trisomie… Prétendre que d’une telle précaution oratoire se dégage une odeur de soufre relèverait presque de l’euphémisme. Tout au moins, insinue-t-elle dans notre esprit la promesse d’une expérience cinématographique hors-normes. Ce qu’elle est, indéniablement.

Martin (Hywel Bennett) est un jeune homme tourmenté, inadapté à son environnement familial et social. Frère cadet d’un garçon trisomique que leur mère a abandonné aux soins d’une institution spécialisée, et dont Martin semble le seul parent à se soucier, il vit dans une villa cossue avec cette dernière et son nouveau mari auquel il voue une copieuse détestation, somme toute réciproque. Lorsque Martin rencontre la douce Susan (Hayley Mills) dans un grand magasin de jouets, il décide de faire appel à son autre personnalité – celle de Georgie, un jeune garçon – et infiltre la vie de la jeune fille. Très concrètement, il devient l’un des locataires de la pension que tient la mère de Susan (Billie Whitelaw).

© Studio Canal

L’approche de la psychopathologie au cinéma pourrait schématiquement se résumer à deux tendances, a priori opposées. D’une part, celle de la posture externe « objective », de l’exposé d’un cas d’étude par lequel le cinéaste entend mener une exploration clinique, d’autre part, celle de l’immersion sensorielle qui tend à faire ressentir aux spectateurs l’état interne d’un personnage déséquilibré. L’originalité de Twisted Nerve réside dans ce qu’il semble non pas simplement mêler ces deux démarches, mais plus exactement établir un rapport conflictuel entre elles, où l’une chasserait continuellement l’autre jusqu’à créer une sorte de flou quant à ses intentions réelles. Une des hypothèses raisonnables pour expliquer cette particularité serait que le film ait été, d’une façon ou d’une autre, conçu par une hydre à plusieurs têtes.

Dans une analyse très détaillée en supplément de l’édition vidéo Make My Day!, Samuel Blumenfeld revient sur le rôle prépondérant joué par le scénariste Leo Marks (1920-2001), selon lui le véritable « auteur » du long-métrage. Ancien brillant cryptographe des services secrets britanniques, cet érudit aux mille vies s’était reconverti en auteur-scénariste après la Seconde Guerre mondiale. Il devra sa postérité cinématographique à la rédaction du script du Voyeur (Michael Powell, 1960), pièce maitresse du psycho-thriller moderne auquel Twisted Nerve doit beaucoup, tout en s’en démarquant notablement par ailleurs. Semble-t-il obsédé par la conviction d’avoir eu un alter-ego maléfique dans le camp adverse lors du conflit mondial (ses codes réputés indéchiffrables ayant été décodés par un homologue allemand, occasionnant la perte de plusieurs agents), Marks avait écrit le scénario du film dans le but de démontrer l’influence de la moindre différence – fût-elle celle de l’altération d’un gène – entre un être sain et un malade.

© Studio Canal

À l’écran, cette ambition analytique se manifeste notamment par la présence réitérée des institutions médicales, et ce dès les premiers plans qui voient Martin rendre visite à son frère, puis plus tard, lors d’une séquence particulièrement démonstrative qui fut sans doute à l’origine du rétropédalage en voix-off que nous évoquions plus haut. L’usage du format 1.33, très courant à la télévision dans les années 1960, appuie un peu plus dans cette direction en donnant à Twisted Nerve des allures de « document ». Qu’on repense alors à la réputation de la BBC qui s’est principalement construite autour de la qualité de ses documentaires et autres formes dérivées, telles que les docu-fictions, par exemple.

Si le film porte en lui une forme de contradiction, c’est précisément que – parallèlement à ce que nous venons d’écrire – l’œuvre se charge peu à peu de sa propre autocritique, adopte un ton décalé qui contrebalance cette perspective purement descriptive de la maladie mentale, diffusant par la même occasion une dose non-négligeable d’ambiguïté pour aboutir à une sensation d’inconfort qui fait tout le prix de sa découverte. On ne saurait par exemple statuer sur les origines de la pathologie de Martin : sont-elles liées à sa génétique (le sujet scabreux de l’origine du mal, soutenu par Marks) ou bien le fruit de facteurs sociaux, culturels et circonstanciels de nature plus complexe ? Entre alors en jeu la question du rôle joué par son réalisateur, Roy Boulting.

© Studio Canal

Vieux briscard du cinéma britannique, celui-ci faisait depuis des années équipe avec son frère jumeau (également réalisateur) John à la production – il est d’ailleurs incroyable de constater la récurrence du thème du « double », de la personnalité multiple dans et autour de la fabrication de Twisted Nerve. Passé par l’école documentaire durant la période de guerre, le duo s’était petit à petit tourné vers la comédie et la satire à partir de la fin des années 50. De là s’explique sans doute le caractère franchement caustique du long-métrage qui brocarde dans un même mouvement les institutions, la société anglaise, ses mœurs, et plus généralement la famille. On rappellera que le précédent film des Boulting Chaque chose en son temps (1966) portait un titre original tout à fait éloquent, The Family Way, et mettait déjà en scène le couple Hywel Bennett-Hayley Mills. Samuel Blumenfeld croit reconnaitre l’apport de Boulting dans l’angle sociologique adopté par le film, et notamment l’acuité du portait d’une certaine jeunesse désemparée, revenue de l’effervescence du Swinging London.

Autour de Martin gravite ainsi tout un aréopage de figures détraquées : « mauvais » parents, professionnels imbus d’eux-mêmes et autres tristes sires. Billie Whitelaw incarne à ce titre une gérante de pension nymphomane délicieusement perverse – ou du moins pervertie par l’arrivée du jeune pensionnaire – et Barry Foster un pensionnaire hautain, détestable à souhait. Celui-ci tapera d’ailleurs à tel point dans l’œil de Sir Alfred Hitchcock que ce dernier lui proposera quelques années plus tard le rôle de tueur psychopathe dans l’excellent Frenzy (1972) lors de son retour remarqué en Angleterre. On pourra aisément dresser un parallèle entre Twisted Nerve et Frenzy en tant qu’elles sont toutes deux des réalisations de fin de carrière qui voient leur cinéaste respectif « se lâcher » comme jamais auparavant. Seuls émergent de cet entourage plus que douteux, la douce oie blanche qu’interprète Hayley Mills – épouse de Roy Boulting, également ancienne égérie Disney – et l’étudiant en médecine indien (Salmaan Peerzada), unique client respectable de la pension, qui doit subir de surcroit les remarques désobligeantes de ses ainés et confrères sur fond de relents post-coloniaux.

© Studio Canal

À la marge des théories scientifiques, certains concepts chers à l’époque – entre autres ceux découlant de la psychanalyse (et sans que cette dernière ne soit jamais explicitement nommée) – sont traités avec la même circonspection que le reste. C’est particulièrement vrai lorsque la caméra nous montre Martin dissimuler son projet en dévorant des essais médicaux dans l’intimité de sa chambre, pour mieux tromper ces victimes. En fin de compte, on en vient à se demander si sa psychose n’est pas le résultat de cette espèce de piège qu’il finit par se tendre à lui-même, en voulant si parfaitement manipuler tout ce beau monde. Film à la généalogie bien établie comme nous l’avons vu (il est aussi rappelé, toujours dans les suppléments de la présente édition, l’influence qu’il aura sur les premiers longs-métrages de Dario Argento), on n’oubliera pas d’ajouter que Twisted Nerve est aussi un prototype du thriller domestique – les scènes de la pension comptent sans doute parmi les plus réussies – à la mécanique étonnamment bien huilée pour une œuvre si ouvertement animée par des forces opposées, qu’on imaginerait en d’autres lieux et entre d’autres mains néfastes à son accomplissement artistique.

Visuellement inventif, audacieux, impertinent, aussi insaisissable que peut l’être son personnage principal, Twisted Nerve s’impose comme une des sorties en support physique incontournable de ces derniers mois.  À l’image de son thème sifflé inoubliable (composé par Bernard Herrmann), il s’agit d’un film dont il est bien difficile de se défaire.

© Studio Canal

 

Contenu et caractéristiques techniques du combo BR-DVD :

– Langues : Version originale (Anglais) avec sous-titres français

– Durée : Blu-ray (118′) / DVD (113′)

– Pays : Royaume-Uni

– Zonage vidéo : B

– Format image : 4/3

– Bonus : Préface de Jean-Baptiste Thoret (6′) / « Twisted Nerve » revu par Samuel Blumenfeld (50′)

 

Disponible depuis le 26 Mars 2025 (Collection Make My Day ! – Studio Canal)

 

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A propos de Martin VAGNONI

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