La fin de l’année 2022 a permis la redécouverte du cinéaste philippin Mike De Leon grâce aux rétrospectives programmées par l’Etrange Festival parisien et le Festival nantais des Trois Continents. Carlotta Films parachève cette exhumation en éditant un coffret Blu-ray contenant la quasi-totalité de sa carrière et en ressortant en salles deux de ses films (Kisapmata [1981] et Batch ’81 [AKΩ Batch ’81, 1982], sommets de la filmographie concomitamment écrits) de cet auteur bien trop méconnu en France. Contemporain de Lino Brocka dont il a produit et photographié Manille (1975), cinéaste profondément engagé contre les iniquités de la dictature Marcos, De Leon, artiste sans concessions touchant à une variété de genres épatante, se doit d’être reconnu par le plus grand nombre.

Kisapmata (©Carlotta Films)

Les courts-métrages du cinéaste proposés par le coffret Blu-ray constituent peut-être la clé permettant de pénétrer dans l’œuvre tortueuse de Mike De Leon. Que ce soit Signos (1983), documentaire qu’il co-réalisa suite à la mort de l’opposant au pouvoir absolu de la famille Marcos Ninoy Aquino assassiné par balles sur le tarmac de l’aéroport de Manille, les deux spots anti-Duterte, président qui n’eut comme ambition que la perpétuation nostalgique du totalitarisme précédent sous couvert de lutte contre le fléau de la drogue (Kangkungan, 2019 ; Never Again, 2022) ou la satire Aliwan Paradise (1992), formidable jet d’acide au carrefour des comédies de Jean Yanne et de La Ricotta de Pasolini sur la société du divertissement ayant comme visée odieuse et méprisante de manipuler les masses, ces films courts mettent en scène la véritable obsession du cinéaste philippin : l’oppression exercée par l’injustice du pouvoir. Et que racontent, de façon plus ou moins directe et/ou appuyée, les huit longs métrages ici proposés sinon l’oppression des systèmes (idéologiques, familiaux…) envers les plus faibles ?

De ce point de vue, les films les plus marquants de la filmographie de Mike De Leon sont bel et bien les deux œuvres qui ressortent en salles, Kisapmata et Batch ’81, qui ont de quoi perturber les spectateurs non avertis. Le premier, inspiré par un fait divers relaté par Nick Joaquin, ami journaliste et écrivain du cinéaste, est un film de monstre domestique : Dadong (Vic Silayan) est un ancien policier faisant régner une discipline de fer dans sa maison, dominant à grands coups de pouvoir patriarcal sa femme et sa fille soumises (Charito Solis et Charo Santos-Concio). Problème : la fille, Mila, est enceinte et veut épouser le père de l’enfant, Noel (Jay Iligan). Si le père accepte bon gré mal gré les noces afin d’éviter le déshonneur, il va tout mettre en œuvre pour conserver sa fille bien trop aimée sous son toit et pour évincer cet élément masculin considéré comme un intrus. Et Dadong d’aller très loin, jusqu’au pire, dans sa volonté de domination absolue. Evocation de la dictature philippine dans le cadre feutré d’un foyer régenté par un ancien membre des forces de l’ordre (donc ancien serviteur tacite du régime), Kisapmata trouble par sa façon de ne jamais rechercher la virtuosité formelle afin de raconter son implacable récit de barbarie psychologique. Ce film d’airain ne laisse jamais le style jouer un rôle de distanciation : tout est raide, frontal, sans effets ni rebondissements, la trajectoire des personnages et de la narration qui les englobe s’embourbant irrémédiablement dans les insidieux sables mouvants du pouvoir absolu du père, jusqu’à l’étouffement définitif. Cette inconfortable tragédie familiale dans laquelle on circule sans aucun échappatoire possible évoque dans une certaine mesure les premiers films, formidables, de Michael Haneke.

Batch ’81 ((©Carlotta Films)

Batch ’81 serait plus kubrickien qu’hanekien, et plus explicite, moins symbolique que Kisapmata pour parler d’une mécanique totalitaire provoquant l’aliénation des membres composant le groupe social et la mise à l’écart des plus faibles à l’avantage des plus forts (l’anarchie étant consubtantielle à l’utopie totalitaire). Lors de longues séquences parfois difficiles, De Leon filme donc les étapes de l’initiation de jeunes étudiants voulant entrer dans une fraternité et devant passer de multiples tests de virilité, de courage mal placé et de sévices physiques qui leur permettront de devenir « maîtres » (synonyme de « futurs bourreaux » pour les prochains étudiants à déniaiser). Et le film d’accumuler ces moments de bizutage reliés entre eux par les discussions entre ceux qui trouvent le procédé acceptable (le personnage principal, Sid [Mark Gil], qui n’a comme obsession que de de venir maître) et les étudiants vivant mal les humiliations auxquelles tous sont soumis. C’est bel et bien cette soumission que semble interroger De Leon, et en creux celle qui permit à Ferdinand Marcos d’accéder au pouvoir et de mener son pays à la baguette sans qu’une population trop torpide ne se rebelle plus que cela. A l’instar du Kubrick d’Orange mécanique, explicitement cité dans la séquence nodale du film faisant s’affronter dans un concours de mise en scène la fraternité dans laquelle veut entrer Sid assumant sa nostalgie totalitaire en reprenant des extraits de Cabaret avec force imagerie nazie et la fraternité adverse dont les membres exécutent un concert rock grimés en Droogies, le Mike De Leon de Batch ’81 a pu être considéré comme un artiste fasciné par la violence qu’il met en scène (jusque dans le livret rédigé par Charles Tesson accompagnant le coffret Blu-ray !). Idée absurde tant la malaise distillé d’une séquence de bizutage à l’autre, d’une scène de meurtre à une autre de guerre de gangs sans pitié ne semble faire que représenter l’inhumaine dictature d’un chaos accepté par ceux qui le subissent, donc acceptable aux yeux d’un monde sans repères.

C’était un rêve (©Carlotta Films)

Au regard de ces films viscéraux, les deux romances mélodramatiques C’était un rêve (Kung mangarap ka’t magising, 1977) et Le Paradis ne se partage pas (Hindi nahahati ang langit, 1985) sembleraient presque incongrues dans la filmographie de De Leon tant elles s’embarrassent de certaines facilités du genre, taillées pour le succès public comme l’atteste l’utilisation de la star philippine Christopher De Leon. Ces deux œuvres plus mineures restent cependant passionnantes dans leur soubassement. Si le récit initiatique d’un jeune étudiant désinvolte accédant à l’âge adulte par le truchement d’une brève relation amoureuse avec une femme mariée (C’était un rêve) ou l’histoire conflictuelle entre une jeune fille et son demi-frère dissimulant un amour exclusif et passionnel (Le Paradis ne se partage pas) semblent avancer sur les rails génériques, le portrait du masculin ne laisse pas de troubler. Les deux films font en effet du personnage du mari un type (au sens moliéresque du terme) : dominateurs, brutaux (violence culminant dans une scène vraiment terrible du Paradis ne se partage pas), empêchant la moindre velléité d’émancipation de leur épouse en la cloîtrant dans un domicile qui a tout de la prison dorée, les maris chez Mike De Leon sont de véritables confirmations du regard sans état d’âme que le cinéaste dresse de la toxicité masculine, moins flagrante que dans Kisapmata (qui en fait son principe narratif et esthétique même) ou que dans la peinture de l’assemblée viriliste de Batch ’81 mais non moins révélatrice de la brutale injustice de la société patriarcale philippine de l’ère Marcos. Là se trouve finalement peut-être le véritable intérêt de ces romances aux allures de bluettes (les couchers de soleil pastel de C’était un rêve) : le récit amoureux, avec ce qu’il suppose de lieu communs et de naïvetés en tous genres, n’est-il pas le parfait exutoire romanesque face à une réalité trop brutale pour être affrontée sans aucun idéal ? Considérés de ce point de vue, les mélodrames de De Leon sembleraient presque flaubertiens.

Itim (les rites de mai) (©Carlotta Films)

Cette violence masculine contaminait elle-même peu ou prou et d’une façon que nous ne révélerons pas Itim (les rites de mai) (1975), premier très beau long métrage du cinéaste philippin, récit d’épouvante profondément émouvant. Teresa (Charo Santos) veut communiquer par le biais des dons d’une médium avec sa sœur Rosa, mystérieusement disparue ; la voyante apprend à la jeune femme que Rosa est morte. A cet instant précis, l’âme de la défunte prend possession du corps de la vivante afin que celle-ci découvre par elle-même ce qui l’a tuée et lui permette de partir en paix. De façon concomitante, Teresa rencontre un jeune photographe, Jun (Tommy Abuel), venu faire un reportage sur la Semaine Sainte et les célébrations de la bourgade et en profitant pour venir visiter son père impotent. Les deux jeunes personnes tombent amoureuses l’une de l’autre, sans savoir que Jun est lointainement lié à la mort de Rosa. Et le film d’avancer par sauts de puce vers sa résolution au moyen des photographies : celles que prend Jun, celles qui se montrent ou se dissimulent tout au long du film, celles qui pensent mentir ou celles qui disent la vérité. De son propre aveu, le plus grand film aux yeux de Mike De Leon est Blow-Up de Michelangelo Antonioni (1966), auquel la volonté de diffraction de l’image photographique et cinématographique d’Itim paie un tribut immense. Annonçant les chausse-trappes et la fascination pour la puissance de l’image perceptibles dans le cinéma de De Palma (le maniériste américain ayant lui-même été explicitement marqué par le film séminal d’Antonioni), évoquant l’épouvante mélodramatique contemporaine des fictions de Mike Flanagan, Itim est avant tout le portrait d’une femme victime de la masculinité et revenant hanter le réel jusqu’à ce que justice soit faite et que sérénité soit possible. Rosa se révèle finalement un double outre-tombal des deux amoureuses des romances mineures de De Leon.

Par cette obsession de vouloir filmer l’oppression patriarcale, la domination sous toutes ses formes (la plus évidente étant le bizutage de Batch ’81) enregistrant symboliquement sur la pellicule les bassesses de la dictature, De Leon sonde bien évidemment son pays en temps réel. Ses deux ultimes longs métrages officialisent cette volonté de porter un regard sur les Philippines contemporaines et sur leur héritage historique, ceci en filmant deux enquêtes aux ambitions différentes mais finalement convergentes. Le dernier film en date du cinéaste, Citizen Jake (2018), pourrait être un avatar moderne du personnage de Jun dans Itim : ancien journaliste reconverti blogueur du fait de sa filiation avec un ancien ami de Ferdinand Marcos, Jake (Atom Arraulo), utilise les images qu’il filme ou qu’il utilise afin de montrer la réalité du pouvoir en place, celui de Rodrigo Duterte, nostalgique du régime totalitaire ayant installé à ses côtés les anciens caciques du dictateur (ce qui a d’ailleurs peu à peu permis au fils de Marcos de devenir président des Philippines en 2022). En menant en parallèle une enquête sur la mort d’une jeune étudiante violée et battue à mort, Jake va mettre en évidence la corruption du pouvoir et de la justice, la décrépitude morale d’une nation qui semble ne rien avoir appris de son histoire récente et la violente solitude du journaliste lanceur d’alerte (autoportrait à peine dissimulé du réalisateur des spots anti-Duterte), la vérité n’ayant finalement que peu de poids par rapport à l’omnipotence autoritariste. Si le propos du film, par ailleurs jamais ennuyeux, est sans conteste audacieux en ses terres philippines, la mise en scène attendue de l’investigation journalistique, genre à part entière et ultra-codifié, en affaiblit la portée hors des frontières du pays concerné.

Héros du tiers-monde (©Carlotta Films)

Plus obscur pour nous autres, Hexagonaux, du fait de son identité nationale très forte, Héros du tiers-monde (Banaying 3rd World, 1999) semble cependant cinématographiquement bien plus intéressant. Enquête biographique autour du héros national philippin José Rizal, fusillé par les colons espagnols à la fin du XIXème siècle alors qu’il avait déclenché la révolte populaire, ce film montre deux réalisateurs-enquêteurs sonder les archives et l’Histoire de leur pays pour savoir si le héros avait mis ses convictions au ban et avait rompu son opposition à l’Eglise catholique à la veille de son exécution. Faisant chou blanc, ils ont alors l’idée lumineuse d’aller s’entretenir avec les acteurs du drame ayant vécu un siècle avant eux. L’idée peut sembler farfelue ; elle est d’une profondeur théorique, historique et esthétique formidable. Faisant du présent une temporalité toujours à même de questionner le passé et de lui demander des comptes (des journalistes interrogeant Rizal à De Leon lui-même, sondant sa propre contemporanéité afin d’essayer de comprendre comment l’idéologie extrémiste de Marcos peut refluer), de l’Histoire un éternel recommencement, du cinéma un art au présent exhumant les figures du passé, de l’Homme contemporain un simple double de celui vivant dans une période antérieure, Héros du tiers-monde n’est pas sans évoquer l’adaptation proustienne de Raoul Ruiz Le Temps retrouvé (1999), qui a incidemment été réalisé la même année que le film de De Leon. Quand la fantaisie n’empêche pas le sérieux et l’amertume d’un passé insondable dont les zones d’ombre ne permettent pas une perception complète de l’Histoire et mènent à la réitération des erreurs passées.

Kakabakaba Ka Ba ? (Frisson) (©Carlotta Films)

Dans tout cet ensemble, Kakabakaba Ka Ba ? (Frisson) (1980) prend des allures d’énigme. Divertissement débridé alternant la littérature pulp, la comédie dégingandée et excessivement burlesque (le film ressemble par moments à une version azimutée du Coup du parapluie de Gérard Oury [1980]) ou la parodie de cinéma d’espionnage mâtinée de musical, cette œuvre serait une anomalie sans cette petite acidité politique faisant du quidam philippin (incarné par l’inévitable Christopher De Leon) un innocent en butte à une pègre originaire des grandes puissances asiatiques entourant le pays (Chine et Japon) et que Marcos voulait attirer dans sa stratégie économique pas si éloignée d’un ultralibéralisme sauvage, de l’Eglise un repère de corruption, et du Mal meurtrier du pouvoir un prétexte à la fête et à la pop music dansante dans un final assez aberrant, annonçant finalement par l’ironie la plus totale la valeur à la fois décérébrante et éminemment politique mise en évidence par le court-métrage Aliwan Paradise. Et ce film de montrer que la variété des genres et des styles traversés dans la filmographie de Mike De Leon, de l’épouvante à l’enquête journalistique en passant par le burlesque echevelé, l’horreur psychologique et le tract politique (nous en passons), fait du cinéaste un observateur fin, pertinent et virulent de la société philippine des cinquante dernières années. Cinéma essentiel.

Ce coffret 5 Blu-ray contient :

  • Huit films inédits en exclusivité mondiale

  • Quatre courts-métrages réalisés ou co-réalisés par Mike De Leon

  • Trois making-of d’époque (Itim ; C’était un rêve ; Kakabakaba Ka Ba ?)

  • Un film inédit produit par Manuel De Leon, Portrait de l’artiste en Philippin de Lamberto V. Avellana (1965)

  • Un livret de 80 pages sur la vie et l’oeuvre de Mike De Leon rédigé par Charles Tesson.

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A propos de Michaël Delavaud

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