Edward Dmytryk – « La Rue Chaude / Walk on the Wild Side » (1962)

Edward Dmytryk a beau avoir mis en images plus d’une cinquantaine de longs-métrages répartis de 1939 à 1979, il demeure un cinéaste méconnu, pour ne pas dire complètement oublié. Ses idées politiques, marquées à gauche, et son adhésion au parti communiste américain en 1944, lui valurent de figurer parmi les Dix d’Hollywood, soit un groupe de producteurs, scénaristes (dont Dalton Trumbo) ou réalisateurs, convoqués en 1947 par la Commission sur les activités anti-américaines. Condamné à six mois de prison ainsi qu’à une amende en 1950, il renie par la suite publiquement son engament et se livre à une dénonciation (certes symbolique, il ne donne que des noms déjà connus) auprès de la Commission. Cette période marque un tournant, il délaisse les réalisations modestes (Les Enfants d’Hitler, Feux Croisés) et personnelles, pour s’atteler à de grosses productions, dans un rôle plus proche du simple exécutant que de l’auteur. C’est paradoxalement au cours de ce deuxième mouvement qu’il connait ses succès les plus importants (Le Bal des maudits, L’Homme aux colts d’or). Pour autant, son évolution et ses actes auront durablement raison de sa réputation, autant que d’un désintérêt relatif de la profession à son égard. En résulte une œuvre confidentielle et inégale, aléatoirement rééditée (seul Mirage, avec Gregory Peck est disponible en Blu-Ray), où sa première partie de carrière est, à ce jour, très compliquée à trouver. Wild Side s’est intéressé à l’un de ses films des années 60, La Rue Chaude (Walk on the Wild Side), restauré en 4K pour l’occasion, adapté d’un roman de Nelson Algren (dédié à Simone de Beauvoir avec qui il a nourri une relation sentimentale), six ans après L’Homme au bras d’or d’Otto Preminger. Le script est officiellement signé de deux romanciers, John Fante et Edmund Morris, épaulés officieusement par (entre autres) Ben Hecht (Les Enchaînés). Dans les années 30, au Texas, Dove Linkhorn (Laurence Harvey), se retrouve seul après la mort de son père. Il décide de partir à la recherche de son amour perdu, Hallie (Capucine), qui se trouve peut-être à la Nouvelle-Orléans. En chemin, il rencontre une jeune femme, Kitty Twist (Jane Fonda) : ils feront la route ensemble.

© 1962 Famous Artists Productions – Tous droits réservés.

D’un roman âpre dénué de sentimentalisme, conçu en « succession de poèmes en proses et digressions sur les vagabonds de la faim » (1), des choix d’adaptation ont été faits en vue de le rendre « acceptable » au grand public, comme l’explique consciencieusement François Guérif dans les suppléments. Plusieurs transformations ou trahisons partielles (la naissance de la relation entre Dove et Hallie par exemple) visant à l’inscrire dans une intrigue plus classique, potentiellement plus fédératrice, quitte à la lisser. L’orientation du projet et sa gestation houleuse n’est pas étrangère (loin s’en faut) à la présence du producteur Charles K. Feldman, qui met au moins dix scénaristes sur le coup pour obtenir une histoire d’amour à peu près viable, vendue sur l’affiche de la façon suivante : « a new kind of love-story ». Attiré par les œuvres à fort potentiel scandaleux, il traînait la réputation de toujours finir par abdiquer face aux censeurs (ce fut le cas quelques années plus tôt sur Un Tramway Nommé Désir d’Elia Kazan), malgré une envie évidente de choquer et faire parler autant que possible. Ce dernier était aussi connu pour acheter des livres qu’il n’avait pas lu, au nom d’un désir arbitraire, ici faire jouer Capucine dans le rôle d’Hallie, ancien mannequin chez Cardin et Givenchy mais alors également sa maîtresse. Ainsi, dès sa conception, La Rue Chaude, repose sur des intentions contraires et contradictoires, les caprices d’un homme de poids indécis (un exemple des mémos fréquemment rédigés par Feldman à l’adresse de ses collaborateurs, disponible dans le livret qui accompagne l’édition, donne un bon aperçu), avec lesquelles Edward Dmytrick doit composer. Le producteur, qui a débuté comme agent d’acteurs et représenté des vedettes telles que John Wayne, Clark Gable, Marlene Dietrich, Greta Garbo, connaît bien le réalisateur, dont il gérait autrefois les intérêts. Cette proximité relative ne facilita pas pour autant leur collaboration : « J’ai détesté chaque minute passée sur Walk on the Wild Side. Le producteur m’a menti sur toute la ligne, du début jusqu’à la fin. La seule fois de ma carrière où un producteur m’a fait ça. » (2). Illustration parmi d’autres de ces conflits incessants, Blake Edwards fut recruté en renfort afin de retourner certaines séquences après coup. En dépit de toutes ces considérations et de l’accueil glacial qu’il reçut à sa sortie, le long-métrage demeure intéressant à bien des égards, justifiant largement la remise en lumière dont il fait l’objet.

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Le générique d’ouverture conçu par le génial Saul Bass, esthétiquement léché (Noir & Blanc, jeux d’ombres et surimpressions), s’apprécie autant tel un court-métrage proposé en préambule, que la prémisse métaphorique des motifs dominants du film à venir. Idées de fuite en avant, d’emprisonnement et de violence sont palpables à travers les mouvements d’un chat de gouttière. Cette entrée en matière graphique et originale (le travail sur les gros plans du visage faisant ressortir les yeux clairs du chat) trouvera un écho lors de la conclusion (magistrale), où se confondent derniers plans et nouvelles images félines. Entre ces deux pics formels, se tient un récit factuellement efficace mais nettement plus balisé, du moins dès lors qu’il lance véritablement sa mécanique mélodramatique. Edward Dmytryk emprunte d’abord la voie du road movie, il met son héros aux prises avec une jeune femme, Kitty, campée par une Jane Fonda énergique qui crève instantanément l’écran. L’actrice, qui n’apparaissait que pour la deuxième fois, impose une présence explosive, en contraste avec celle de Laurence Harvey, que l’on a pu connaître autrement mieux employé (Un Crime dans la tête), difficilement crédible en amoureux transi vagabond. Le cinéaste délaisse ensuite l’extérieur afin de se concentrer sur la quête de son protagoniste une fois arrivé à la Nouvelle-Orléans, la fraîcheur et la légèreté relatives de l’introduction cèdent à la gravité et au fatalisme. Plus que sa trame, c’est par l’un des décors de son action que La Rue Chaude se distingue, celui de la maison-close, représentée pour l’une des premières fois au cinéma. Peinture d’un milieu d’exploitation violent, à la fois relié à une partie de la haute société et au monde criminel, s’exerçant presque à la vue de tous, générant craintes et fantasmes. Une approche clinquante et prude, cristallisant les contradictions inhérentes à sa conception, dont la dimension précurseur marqué par le temps fait néanmoins office de témoignage. Dans ses meilleures inspirations, le réalisateur parvient à hybrider les registres, croise le drame avec le film noir, trouvant un bel équilibre entre intensité et émotion, parfois délicieusement contrarié par quelques élans de comédie (a priori un apport que l’on doit davantage à Blake Edwards). Sa mise en scène, sobre et « invisible », intéresse notamment dans son usage des mouvements verticaux, illustration discrète mais pertinente des rapports sociaux dépeints et leur hiérarchie inamovible. Il bénéficie d’un habillage de bonne facture, aidé par la très belle photographie de Joseph McDonald (Le Port de la drogue) et la bande-originale d’Elmer Bernstein (seule nomination aux Oscars du métrage), inspire un sentiment de fluidité, tend à effacer les nombreux soubresauts de tournages et productions, ayant rendus l’expérience infernale pour une majorité de participants. Enfin, il peut compter sur l’excellence de son casting féminin, Anne Baxter, Barbara Staywick mais aussi n’en déplaise aux détracteurs l’étonnante Capucine, dont la carrière faîte d’apparitions chez Blake Edwards (La Panthère Rose), Joseph L. Mankiewicz (Guêpier pour trois abeilles) ou Federico Fellini (Satyricon) mériterait d’être réévaluée.

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Outre son très beau packaging et sa superbe copie, La Rue Chaude, bénéficie de deux formidables suppléments. Impasse à Perdido Street, l’entretien avec François Guérif, revient sur le roman de Nelson Algren avant de se livrer à une analyse sans langue de bois du long-métrage, ponctuée d’anecdotes savoureuses, notamment la détestation cordiale qu’entretenaient Laurence Harvey et Capucine. L’édition se pare d’un livré d’une cinquantaine de pages illustrées de photos d’archives, rédigé par Philippe Garnier, complet et passionnant, nous plongeant au cœur de cette adaptation, de ses premiers balbutiements à sa sortie en salles, très fournie en témoignages et documents, rendant le récit de la création, autant sinon plus passionnant que le film en lui-même.

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(1) Tiré du livret rédigé par Philippe Garnier
(2) Edward Dmytryck en 1979.

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A propos de Vincent Nicolet

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