Nicolas Roeg – « Walkabout – La Randonnée »

Le merveilleux Walkabout (La Randonnée), second film de Nicolas Roeg ressort ce mois-ci en blu-ray chez Potemkine dans une version restaurée. L’occasion de remonter notre critique enthousiaste de 2005. Notre opinion sur ce chef d’oeuvre n’a pas changé et ne changera jamais.

De film en film, Nicolas Roeg a su bâtir une oeuvre d’une indéniable cohérence, tant stylistique que thématique, qui parvient dans sa diversité même à se centrer autour d’une obsession : la nature humaine et ses failles, l’individu, sa place au sein de l’univers, son rapport à ses propres pulsions. Réalisé en 1971 et écrit par Edward Bond (qui adapte le roman de James Vance Marshall), Walkabout, son deuxième film, prend la forme d’un récit initiatique évoquant le périple de deux jeunes anglais – une jeune fille et son petit frère perdus dans le désert australien – et leur rencontre avec un adolescent aborigène devant faire son « Walkabout » soit l’apprentissage de la vie en apprenant à survivre seul au sein du territoire. De cette réunion impossible de deux civilisations, va naître une communication au-delà du langage, la découverte de l’univers se faisant l’écho du passage d’un âge à un autre. Humaniste désabusé, Roeg conçoit le cinéma comme un vecteur de réflexion philosophique sur le comportement humain. Qu’il aborde le fantastique (Don’t look now), la science fiction (L’homme qui venait d’ailleurs) ou le drame passionnel (Bad Timing), il raconte la même histoire, la nôtre, avec un attachement quasi ethnologique à la dichotomie entre homme primitif et homme civilisé, libre ou sociabilisé, entre l’instinct et l’intellect. Ici, il confronte l’image du modèle social à celle du bon sauvage à travers la rencontre entre celui qui ne connaît pas la civilisation et celle qui en est le produit. Bad Timing déclinera le même thème lorsqu’il dissèquera le sentiment amoureux en opposant l’hédonisme instinctif de son héroïne au bon sens intellectuel d’un héros bien sous tout rapport, parfait citoyen dissimulant la pulsion la plus animale, symbole de la supercherie sociale.

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© Potemkine

La forme chez Roeg est plus que jamais en osmose avec le fond, servant son intérêt pour un dualisme à la fois individuel et universel : elle mêle, entremêle, confronte paysages mentaux et paysages littéraux, opère par parallélismes réguliers, par associations d’idées symboliques, mises en regard. Ce va-et-vient constant entre l’âme et le corps, la nature et la ville, le civilisé et le primitif traduit les oppositions entre les mondes, entre les conflits internes de ses personnages. Roeg joue formidablement bien du trompe l’œil. Il entrecoupe des scènes très crues de chasse au kangourou de plans de boucher découpant de la viande et interpelle finalement le regard d’un spectateur habitué à trouver la viande dans son assiette, oubliant ainsi la brutalité de la mise à mort et toute la symbolique d’un acte dans lequel se nourrir devient l’aboutissement d’une action humaine dont l’aliment est le fruit, comme un trésor au bout d’une quête. Cette sensiblerie occidentale mis à mal perturbe, car elle nous met face à notre propre mode de vie et notre sentimentalisme. Le cinéaste pousse le raisonnement à son terme lors d’une effroyable séquence de chasse d’un tout autre genre, puisqu’elle montre les blancs s’amusant à tirer sur les animaux, de leur voiture, face au regard terrifié de l’aborigène : les bêtes s’écroulent une à une, à la chaîne, la majorité étant abandonnée sur place pour nourrir la vermine. Ce massacre comme loisir, en suscitant la révulsion chez le spectateur, éveille sa conscience et résonne comme une mise en garde contre tout regard biaisé.
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© Potemkine

En filigrane, perce toujours chez Roeg l’idée de « sauvagerie civilisée » et de mirage social. Le petit garçon de Walkabout fait d’ailleurs preuve d’une incroyable lucidité lorsqu’il déclare candidement : « Le problème avec ces séries c’est qu’on sait toujours que le super héros va gagner ». Car toute la faillite de l’occident repose sur son arrogance et son autosatisfaction, la certitude de sa victoire, de l’assise de son bon droit, en restant ainsi aveugle à sa propre déchéance. Walkabout s’ouvre sur une vision antonionienne de la ville avec ses formes géométriques coupantes, son cadre asphyxiant, entre la circulation de voitures et l’emprise d’un quotidien médiocre. La nature y subsiste mais domestiquée, avec ses arbres étiquetés, tel un monde dépossédé de ses racines, à l’image de ce mur qui découvre à son extrémité lors d’un travelling latéral l’existence d’un désert immense, rupture visuelle extrêmement forte venant souligner un cinéma fondé sur l’antinomie. Ce malaise de l’occident, ce point de non retour d’un mode de vie, d’un mécanisme, Roeg le fixe une bonne fois pour toute dans l’absurde, lors d’une scène traumatique presque fantastique qui tient lieu de transition à la manière d’un ressort de tragédie grecque dans laquelle le père emmène ses enfants se promener pour se suicider devant eux après leur avoir tiré dessus. L’adulte et l’homme des villes anéantis, le récit initiatique peut commencer vers un fantasme de renaissance et de nouveau monde.
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© Potemkine

Œuvre solaire, Walkabout oppose donc la ville étouffante à la nature enveloppante, un grand tout dont chaque être vivant est une infime particule. Les enfants évoluent sous le regard des reptiles, des porcs épics, des insectes. Le désert australien demeure la source d’inspiration inouïe, d’un cinéma élémentaire qui livre l’homme à la métaphysique de la terre. Comme dans Pique Nique à Hanging Rock, la nature agit tel un Dieu païen, absolu, qui règne sur ses êtres, les observe, les étreint d’une manière presque sensuelle, prêt à la faire disparaître. La photo rappelle également celle du Peter Weir, orangée, avec ce rôle des étoffes comme témoignage de l’innocence filtrant les rayons du soleil. Mais contrairement à Pique Nique à Hanging Rock, ici la violence est nettement plus nette et la cruauté moins renfermée. Roeg amplifie les sons, qu’il s’agisse des craquements, des bruits microscopiques ou des pierres qui tombent. Il emploie les fondus enchainés et la superposition d’images, de telle manière que l’être vient à se confondre au paysage, à s’y unir.
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© Potemkine

Au-delà du langage s’établit une communication splendide faite de regards et de gestes, d’échange de parole dans lequel la musique de la voix, la mélodie du ton devient aussi primordiale que le sens du mot. A ce titre, lorsque le petit garçon raconte une histoire au « Walkabout » et que sa sœur ne cesse de lui répéter qu’il ne comprend pas, au delà de la notion usuelle de compréhension s’établit un tout autre rapport d’harmonie, une relation proche de la relation originelle, du premier langage, proche de celui du bébé et de sa mère. Ils se comprennent sans passer par le verbe. Ce retour à l’état sauvage implique une nouvelle définition de la vie dans toute sa respiration dans laquelle se baigner nue ou tuer des animaux obéit au même rythme, en un même ensemble. La mise en rapport entre la baignade et la scène de chasse crée une sensation de regard contradictoire entre la douceur d’un érotisme bucolique et la violence de la mort. Pourtant, tout est lié : la vie s’accouple à l’agonie, le corps de l’animal tué au charnel de la jeune femme. Dans cette mise en rapport constante de l’homme aux battements de cœur de la terre, Walkabout fait l’éloge de la beauté du corps et de sa communion avec les éléments. Il fait preuve d’une grande sensualité des cadrages qui s’attachent tout autant aux insectes dévorant des fruits qu’aux parcelles de peau, de bouches, de visages, à la vue d’une langue d’enfant léchant du sucre sur la main de sa sœur. Il en résulte une forme de ravissement dionysiaque, originel, animal et maternel. Roeg célèbre l’hédonisme au sein d’un univers qui réclame la libération des sens en son sein, dénué de toute culpabilité. Il sublime les courbes de la terre qui rappellent celles du corps dans ces correspondances visuelles dans lesquelles les branches des arbres viennent dessiner un sexe féminin, comme un appel de la nature à la sexualité naturelle, à la beauté, en dehors de toute règle et de contrôle sociaux, dans toute la pureté du désir. Rituel, magique, chamanique Walkabout disperse lentement sa troublante atmosphère tout en maintenant un climat d’authenticité sidérante.
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© Potemkine

Nicolas Roeg pourrait présenter une vision idyllique du Paradis perdu avec ce nouvel Adam et cette nouvelle Eve élevant le premier enfant d’un nouveau monde, comme une rencontre rêvée entre deux civilisations menant à la renaissance. Mais il ne se fait nulle illusion quant au retour à un Eden qui somme toute n’aura jamais existé et n’embellit jamais la réalité. Malgré l’entente, le trouble, perçoit-t-on dès le départ les prémisses de l’échec. Significatif est à ce titre l’omniprésence du grésillement d’un poste de radio qui les suit, annonçant les risques de la fin de l’espèce ou bien des recettes de cuisine; de la ville au désert, métaphore très forte d’une civilisation qui colle aux pieds de ceux qui lui appartiennent, et dont la présence s’étend partout, sans possibilité d’y échapper. On ressent la peur s’installer progressivement chez la jeune fille, et son tiraillement entre sa fascination, son instinct de découverte, son appel à l’éveil des sens et de la sexualité, bref son désir, et son aspiration à revenir à la civilisation. Ainsi, revenant aux sources de l’humain, l’interrogation de Roeg et de Bond est d’ordre ontologique : malgré le retour à l’originel, à la pulsion, aux penchants naturels, le poids de l’éducation et de l’extraction reste tout puissant. Aussi tolérant soit le regard, il reste toujours des poussières de méfiance, de défiance et de condescendance vis-à-vis de l’autre, la tentation d’une hiérarchisation entre les races et les cultures, qui rend impossible l’affranchissement total du préjugé collectif. Et puis, au delà de toute considération sociale et critique, le cinéaste s’interroge tout simplement sur la notion même de différence de culture et de mécanisme intellectuel des deux héros, qui rend leur union impossible. C’est là qu’intervient une utopie dont Roeg n’est pas dupe, qui n’est pas sans évoquer les théories du « flower power » : cette relation éphémère ne repose que sur un fantasme poétique de vie idéale. Nul ne peut suffisamment s’adapter aux coutumes de l’autre. Aussi, Walkabout évoque la fin de l’enfance et l’entrée dans l’âge adulte, comme la fin de la beauté et l’entrée dans le quotidien. Il évoque les quelques traces de libertés et d’évasion vécues avant le retour à l’enfermement de la « vraie vie » Cette aventure au delà du temps en communion avec l’univers n’aura été qu’une courte parenthèse, désormais gravée comme un paysage mental, un fantasme impossible, un souvenir envolé, un instant à jamais révolu. Cet Eden devient la figure abstraite d’une humanité perdue, de « l’être » disparu ; il définit un paysage protégé et métaphorique appartenant au règne de l’Idée, comme signe d’une quête impossible du bonheur. Ce « moi » n’existe plus qu’en rêve, à l’intérieur de soi.
Suppléments :
« Gulpilil : One Red Blood » : documentaire de Darlene Johnson sur l’acteur aborigène David Gulpilil (2002, 56′)
Entretien avec Jenny Agutter (2008, 20′)
Entretien avec André Iteanu, ethnologue (CNRS, EPHE, Centre Asie du Sud-Est) spécialiste de l’Océanie et ses sociétés organisées autour d’un système rituel (2022, 19′)
Bande-annonce
Réalisation et photographie : Nicolas Roeg. Scénario : Edward Bond, d’après James Vance Marshall. Musique de John Barry. Avec Jenny Agutter, David Gulpilil, Luc Roeg (Lucien John), John Meillon… 100 minutes.

 

 

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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