Claro – « Sous d’autres formes nous reviendrons »

En 1497 brule le feu. Celui d’un immense bûcher, dressé à Florence par le moine Savonarole, où la foule en délire jette sans regard les œuvres d’art frivoles, purifiant le péché par les flammes dévorantes. Ce même jour de février, à des centaines de kilomètres de là, loin du brasier, Josquin des Prés compose un lamento en mémoire de Johannes Ockeghem, tout juste défunt.

Ainsi démarre, dans une langue aigue et baroque, le grand voyage de Claro aux domaines de la vie, de la mort, de la vanité de l’existence et des vanités de la vie, des films de Karl Freund aux absences des proches.

« Sous d’autres formes nous reviendrons », murmure le titre, comme un espoir et un échec. Et on pourrait croire alors dans ce démarrage inflammable le projet bien loin de l’intime ténu de La maison indigène, dont nous avions parlé déjà ici, sans doute le plus beau livre de cette année (de merde) 2020, partition émouvante volontairement jouée en mineur. Il n’en est rien.

Car bien vite, bien loin du délire intellectuel -que l’on craint un instant, il faut l’avouer, quelque part entre, pardon, les affres d’un Pynchon, les errances d’un Pacome Thiellement et la verve enflammée et parfois fat d’un Eric Vuillard, dans cette volonté de tenir le monde et y chercher des résurgences pop entre les gestes, les formes, des évènements éloignés géographiquement ou temporellement-, dans ce texte quasi palimpseste, sous l’accumulation apparait des failles, des trous.

  • Eloge de la faille.

Dans la structure même du texte, tout d’abord, scandés de grandes phrases qui jamais ne s’arrêtent, s’interrompant sur une virgule, une suspension en plein vol, reprenant au « morceau » suivant (expression qui aurait du sens tant il y a, dans ce beau texte, la recherche d’un corps, dont il faudrait aussi parler plus longuement qu’ici), hésitant entre les points de suspension et la proposition : « ::: ».

Mais ce percement est aussi celui du cœur du texte, quasi physique, avec ces ● où se nichent des réminiscences d’autres textes, d’autres auteurs, d’autres poètes, apportant leur souvenir, immergeant par la citation le texte dans la teinte rageuse de leur propre langue.

« Savonarole hanté par Artaud » écrit Claro, inversant le flux du monde.

Dans ce premier mouvement (le texte ne cessant de se réinventer, nous y reviendrons), c’est un cantus qui peu à peu se forme, se jouant des époques et genres, mariant Artaud, grande figure tutélaire du texte, avec Virginia Woolf ou le sublime Jacques Roubaud, passant par la détresse d’une Ceija Stoika vers les rives douces de Supervielle, unissant leurs voix à travers le temps, démontrant, déjà, comme la langue se passe, se transforme, se transmue.

« ::: La messe est dite et si l’on parvenait à plier le Temps au mépris de l’espace, si l’on réussissait à superposer, tels deux calques n’ayant plu nécessité de l’original, ces deux tableaux – celui du bûcher dévorant les vanités, celui du tombeau accueillant l’inspirateur fécond-, ne verrait-on pas les flammes se changer en ondes, le feu devenir eau, les flots de rage s’évaporer en lentes et majuscules vapeurs, la mort ardente laiser la place au coi trépas ? »

Pas étonnant, dans un texte qui se dévoile peu à peu comme celui de la recherche d’une transsubstantiation.

  • Que faire de nos mo( r ) ts ?

Celle du corps, tout d’abord, cœur noir de l’ouvrage, où La maison indigène revient, et avec elle les fantômes.

Celui du père surtout, dans le bouleversant chapitre « Retourner les morts », dont les mots crachent, fulminent, éructent de noirceur et de sensibilité, hantés de l’enfant qui n’est plus, de celui qui ne sera jamais, cherchant à travers la généalogie quelque chose qui retournerait aux limbes, aux cavernes, à quelque chose qui précèderait soi et le langage :

« ::: dois-je pour autant sermonner le volcan, l’attraper par ses flancs et lui crier à la gueule : tu es ma mère ! et aux vers dire à voix plus basse plus honteurse : vous êtes mon père et mes frères ! d’où me vient cette idée qu’il existe une forme, précédent le langage mais par lui endurcie, creuset muet figeant à jamais en nous l’enfant, faisant qu’à notre tour adulte nous sentons cet enfant s’inventer capitf, sentons son poids, sa pénible persistance ».

Sous l’enfant, sous le retour au primitif, la peur du silence. La peur de l’extinction. De ne plus dire.

« ::: s’il faut sa mort imaginer, je laisse volontiers à l’écriture le soin et le souci de m’en confier l’expérience, c’est encore ce qu’elle fait de mieux, le pire dans le mieux, je la laisse m’immerger dans une agonie de pacotille et voilà la phrase avide de m’inventer mourant, allons, j’accepte je consens, c’est affaire de souffle après tout, affaire de page, et sur la page soudain changée en stèle je sens mes poumons se vider froidement de cet air que ma bouche a laissé s’enfuir par les torts et les travers de l’écriture, j’entends la vie refluer, les pensées s’effriter, enfin le mal est fait, et bien fait, la poussière des mots me tapisse de l’interieur »

Cette lutte, ce feu pour un corps (ce bûcher ?) est alors celui de la langue, dans ce texte volontairement baroque, paré de flamme et de pourriture, où le langage rejoint la décomposition des êtres, gouleyant et éructant ses voyelles et consonnes par scansions, allitérations, assonances et phrases infinies qui s’ourlent ou plus souvent se heurtent tant qu’il est difficile de le dire correctement ici.

Il faudrait alors pouvoir dire ici avec justesse la folie émouvante de cette recherche aux ongles sales, grattant le vide d’un ventre maternel ou des tombes en négatif de Pompéi, pouvoir dire comme, au-delà du projet de surface apparait surtout une langue drue, ardue, parfois obèse et gonflée d’elle-même et de soi jusqu’à saturation, mais qui travaille. Qui gratte, comme à une porte, à s’en ficher les doigts en sang.  Qui combat, qui cherche à faire chair, saturant l’espace de la page et l’esprit du lecteur. Qui essaye de ne pas mourir. Dire. Dire. Dire jusqu’à étouffer. Dire.

Le coi trépas : derrière le Claro du roman, laissé sur les rives de la maison indigène, la chrysalide du poète doucement mue.

  • Dire pour se faire, se défaire, et faire le lecteur.

« ::: un livre vain, nécropole de papier où s’enterrer soit même entre les bandes successives des lignes qui ne laissent plus rien passer »

Il faut alors, et c’est peut-être le secret de sa lecture et la difficulté d’en parler ici, le vivre et le ressentir. Le laisser « nous faire » en tant que lecteur à mesure qu’il se fait et cherche à ne pas se défaire.

Ce sont les sens, peut-être (rien n’est si sûr, en ce royaume), de ces émouvants « précipités », qui closent chaque chapitre, où des suites mélodiques et parfois incohérentes révèlent, palimpseste à nouveau, une nouvelle couche, un nouveau « reste » de manuscrit. Comme s’ils étaient ce qui demeure, comme si le texte préparait en son sein ce qui resterait après son éparpillement.

Le geste de langue devient alors double : compilant, malaxant -les citations, les souvenirs intimes, tirant le fil du feu et des cendres-, mais préparant dans un même temps le lecteur qui se construit à mesure qui le lit, préparant, au fond, à devenir souvenir.

Que restera-t-il de ce texte ? que restera-t-il de ma propre langue, morte et figée en ses pages ?

Dans les « phylactères du dernier silence », crépitant entre les flammes, il restera cette lutte. Ce cri, pour être, pour dire, pour l’amour, aussi. Et c’est bouleversant.

Editions du Seuil, 120 pages, 14 euros. En librairie.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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