John Ford – « Le Soleil brille pour tout le monde (The Sun Shines Bright) » (1953)

Avec « Le Soleil brille pour tout le monde », Ford dresse le portrait d’une petite ville du Kentucky, saisie dans les derniers jours d’une campagne électorale. Le juge Priest, un vieil vétéran sudiste, cherche à se faire réélire mais se met en situation délicate en prenant position dans une série de conflits. « Le Soleil brille… » est une célébration amusée du vieil sud déclinant et des petites communautés humaines « d’antan », administrées avec souplesse, de proche en proche. Ford y plaide la tolérance, dénonçant tour à tour le racisme du sud rural et l’hypocrisie de la bourgeoisie provinciale. Le cynisme politicien n’est pas en reste, surtout dans le clan Yankee, avec un candidat caricaturalement opportuniste. « Le Soleil brille… » est une sorte de fresque nonchalante sous-tendue par le suspense électoral, qui se grossit d’une multitude de personnages et d’histoires entremêlées. Au fil de la dramaturgie, savante mais discrète, l’humour cède le pas à des émotions imprévisibles, plus graves et touchantes. Malgré le progressisme de Ford (finalement très avance sur son temps), on a pu critiquer le réalisateur pour son amour un peu réactionnaire du vieux sud, le paternalisme blanc qu’il montrait sous un jour flatteur ou les stéréotypes raciaux qu’il perpétuait. Néanmoins, ces points de polémique, assez secondaires, n’enlèvent rien à ce « Ford » très accompli, d’une narration riche et complexe.

Le générique s’ouvre sur un cliché pittoresque : sur un ponton, un grand noir simplet s’ébahit devant l’arrivée d’un bateau à aubes. Surpris par le son de clairon, il se précipite en catastrophe chez son maître qui l’appelle. C’est le juge Priest en bonnet et chemise de nuit qui attend son indispensable rasade matinale ; sans cette goulée d’alcool de contrebande, impossible pour lui de redémarrer son vieil cœur. Priest est un juge un peu roublard, qui brigue un nouveau mandat contre un adversaire plus jeune, l’ambitieux Horace K. Maydew. Le début du film, au seuil de la parodie, épouse un rythme désinvolte, au diapason de la petite ville et de ses habitants alanguis. Ford narre les mœurs relâchées de cette petite société d’anciens confédérés, un groupe de sympathiques chenapans adeptes de la cruche à whisky, qui apparaît comme le vestige d’une époque dépassée. Mais on l’apprendra vite, en dépit de ses défauts, Priest est un homme d’une grande intégrité, c’est surtout un pilier essentiel pour le fonctionnement de la communauté. Il gère aussi bien les affaires privées les plus délicates que les cabales répétées à l’encontre des minorités réprouvées ; tels ce jeune noir accusé à tort du viol d’une blanche, ou cette prostituée décédée, à qui l’on refuse un sermon funéraire.

Soleil_brille_2Malgré la modestie apparente du film (peu de décors, pas de vedettes, un humour de chronique), Ford donne au récit une forme ample et complexe. Le début, avec sa conduite un peu empirique faite de scénettes enchaînées sur un ton insouciant, ne permet pas de le soupçonner. L’imposante galerie de personnages avec son faisceau d’intrigues, se fond dans une narration limpide, confondante de naturel. Les épisodes (tirés de l’adaptation de trois nouvelles de Irvin S. Cobb) s’imbriquent jusqu’à un point de résolution qui les ramasse tous et boucle le récit : c’est le jour attendu du vote et des résultats.
Ford montre une semblable habileté à combiner les registres, du plus satirique au plus émotionnel. La pochade initiale se teinte de nombreuses nuances qui révèlent l’humanité et les contradictions du personnage principal. On verra les regains d’héroïsme, de cynisme ou de sentimentalité du juge Priest, mais aussi en fin de journée, son dos voûté et son pas fatigué.
C’est  par une série de touches que l’histoire de la ville nous est dévoilée, ainsi que les relations qui unissent les habitants. Par l’entremise du juge, on découvre des secrets longtemps tus, par souci des convenances. Régulièrement, les bateaux qui débarquent font ressurgir d’anciennes têtes, des familiers un temps écartés, qui ravivent par leurs présences de vieilles tensions. Chaque élément complète le tableau de cette petite collectivité, semblable à tant d’autres, avec sa bonhomie et ses tabous. Malgré le soleil accablant, cette conjonction d’incidents bouleverse l’indolence générale : elle annonce l’imminence d’un intense moment collectif.

Il y a donc un indicible plaisir à découvrir cette rareté pleine de malice qui est, sinon un chef d’œuvre, un beau film de Ford. Malgré une mise en place un peu étirée et un final sensiblement souligné, le film s’impose par de grands moments de mise en scène. On retiendra particulièrement la majestueuse scène de procession funéraire à travers la ville, en silence et longs travelings latéraux, qui divise puis fédère la communauté dans le contrechamp de l’élection.
Revoir un film de Ford aujourd’hui nous fait renouer avec des émotions simples et directes et même, comme ici, avec une sentimentalité vaillamment assumée par le réalisateur. On quitte le film sur quelques plans du vieil juge, le visage baigné de larmes, tandis qu’il se retire pudiquement dans l’ombre de sa tanière pour y consommer une ultime goutte d’alcool clandestin, cette fois-ci bien méritée.
 

Sortie le 18 juin 2014 – copie numérique

© Les Acacias | Les Films Fernand Rivers | Collection Christophel

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A propos de William LURSON

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