John Carpenter – «Prince des ténèbres (Prince of Darkness)» (1987)

Après un début de carrière remarqué (Assaut et Halloween ayant rapidement gagné leurs galons de films cultes), les années 80 sont synonymes de déconvenues pour John Carpenter. Entre échecs publics cuisants (comme le nihiliste The Thing en 1982, pulvérisé au box-office par E.T. de Steven Spielberg, dont le cinéaste offrira un pendant lumineux dans le très touchant Starman et son extraterrestre messianique, malheureusement sans succès) et longs-métrages incompris (le délirant et somptueux Les aventures de Jack Burton dans les griffes du Mandarin), il ne semble plus en phase avec son époque et les attentes de ses contemporains. Le Mal sous toutes ses formes, la paranoïa qui gangrène la société américaine, autant de thèmes (chers au cinéma des 70’s) qui jalonnent l’œuvre du maître de l’horreur et qui peuvent expliquer son infortune durant une décennie placée sous le signe de l’émerveillement et d’un retour à des valeurs simples (simplistes?), bien éloignées des problématiques du Nouvel Hollywood et de ses héros tourmentés. Le temps ayant fait son œuvre, il est aujourd’hui considéré comme un auteur majeur du cinéma de genre et un symbole de la contre-culture 80’s, méfiante à l’encontre de ses élites et d’une société obsédée par le culte de la réussite. En 1987, le réalisateur décide donc de revenir à un cinéma indépendant au budget plus modeste et signe, avec Prince des ténèbres, un film glaçant et désespéré, que la ressortie dans les salles obscures proposée par Splendor Films, en version restaurée, permettra de réévaluer à sa juste valeur. Un groupe de scientifiques est invité par un prêtre à étudier un cylindre contenant un mystérieux liquide conservé dans le sous-sol d’une église de Los Angeles. Au fil de leurs recherches, ils ne tardent pas à découvrir qu’ils sont en présence de l’un des signes annonciateurs de l’avènement du Mal sur Terre…

© Prince of Darkness, copyright Splendor Films

Au générique, John Carpenter est crédité en tant que scénariste sous le pseudonyme de Martin Quatermass. Habitué aux remakes et aux hommages en tout genre (sa relecture de La chose d’un autre monde d’Howard Hawks ou du Village des damnés de Wolf Rilla, le nom du Dr Loomis d’Halloween en référence à Psychose…), le cinéaste paye ainsi un tribut à une production Hammer réalisée par Roy Ward Baker, Quatermass and the Pit, véritable matrice de Prince des ténèbres. Dans ce film de 1967, des travaux dans le métro londonien mettent à jour un étrange vaisseau semblant être enterré là depuis des siècles. Prenant la forme d’une enquête menée par le professeur Quatermass sur l’origine de l’objet mystérieux, le long-métrage dévoile peu à peu sa nature ésotérique. Les « aliens » se révèlent être la principale source d’inspiration pour la figure mythologique du Diable, et, surtout, s’avérant être secrètement les véritables créateurs de l’espèce humaine (idée reprise quasiment telle quelle par Carpenter). Là où, dans Prince of Darkness, l’Église dissimule la vérité depuis des siècles par choix, cachant aux fidèles la vérité sur le Mal et préférant leur « vendre » la figure d’un Dieu miséricordieux, ici c’est l’armée qui a négligé les preuves de l’existence d’OVNI et de créatures malfaisantes depuis des décennies (préférant évoquer une bombe allemande tombée là durant la Seconde Guerre Mondiale et portant le nom prémonitoire de Satan). La presse est également visée, faisant ses choux gras de la découverte et sous-estimant la portée destructrice d’une telle révélation. La population ne s’intéressant aux phénomènes que lorsque la télévision diffuse un reportage, un personnage s’étonnera même « il faut que ça passe à la télé pour que les gens y croient », préfigurant la méfiance et le souffle punk d’Invasion Los Angeles notamment. Dans les deux long-métrages, les autorités sont mises en doute. L’angoisse trouve sa source dans d’inquiétants signes cabalistiques et des monstres à l’allure de sauterelles, le réalisateur puisant dans la tradition biblique, là où le fonctionnement de la civilisation extraterrestre, fait d’endoctrinement et de conscience commune, ainsi que son origine martienne, renvoient à la crainte du communisme chère au cinéma de science-fiction des années 60. Film de l’occulte, Les monstres de l’espace (de son titre français) se pose comme l’inspiration première de Big John, qui détournera la peur de l’embrigadement idéologique, en défiance envers les institutions religieuses, perçues comme trompeuses et manipulatrices.

© Prince of Darkness, copyright Splendor Films

La longue introduction pose d’emblée l’ambiance pesante et délétère de Prince des ténèbres. Des plans larges filmés en cinémascope, noyant les personnages dans les décors, comme perdus au milieu de leur environnement, alors que résonnent les notes lugubres et synthétiques de la bande originale composée par Carpenter lui-même, accompagné d’Alan Howarth. On y suit, en parallèle, un prêtre (Donald Pleasence) enquêtant sur la mort d’un vieil ecclésiastique, et de jeunes étudiants en science accompagnés de leur professeur cartésien (Victor Wong), que la découverte du mystérieux artefact amènera à s’unir pour percer son mystère. Là réside le thème central du film, cette alliance des contraires, cette union des opposés. Ainsi, au détour d’un dialogue, l’une des scientifiques expose la théorie quantique du chat de Schrödinger selon laquelle, à la suite d’une expérience, un chat, utilisé comme cobaye, serait à la fois mort et vivant selon l’observateur. La vie et la mort, le Bien et le Mal, le doute et la foi, n’y sont plus des opposés, mais le simple reflet l’un de l’autre. Le miroir, motif récurrent du long-métrage, sert à la fois de révélateur des personnalités de chacun (comme lorsque les possédés semblent prendre conscience de leur état en découvrant leur image dans une glace) mais aussi de passage vers un autre Monde (le réalisateur revendique l’influence de Luis Buñuel et de Jean Cocteau), un univers inversé dans lequel un « anti-dieu » sommeille. À travers un message de mise en garde, l’entité présente dans le cylindre prévient ainsi l’Homme que « le Saint Esprit et le Dieu plutonium » ne le sauveront pas. Englobées dans un tout, la science et la religion ne sont donc pas ici vectrices de vérité mais, au contraire, des outils dangereux dont l’incapacité à trouver des réponses risque de condamner l’humanité, aveuglée par ses croyances. Le Mal, lui, se loge dans toutes les strates de l’Univers, de l’infiniment grand à l’infiniment petit, prenant forme aussi bien au niveau subatomique (au cœur des cellules mêmes des êtres vivants) que dans l’immensité de l’espace, comme ces plans où la Lune semble s’aligner avec le soleil, signe annonciateur de l’Apocalypse à venir. « Celui qui trompe le monde » (comme il est nommé), prend des atours christiques, il se crée une communauté de croyants, manipule les laissés-pour-compte, faisant d’eux ses apôtres (à savoir un groupe de SDF mené par Alice Cooper), communie avec ses fidèles en leur faisant ingurgiter un liquide (vert au lieu de rouge, encore une fois la notion d’opposés resurgit). Il choisit l’étudiante la plus réservée et discrète (les autres personnages sont incapables de retenir son nom), pour en faire son Élue, sa prophétesse, la porteuse de son message, de sa « bonne parole ». Là encore, les antipodes se rejoignent et l’antéchrist prend les apparences du Messie. L’Église elle-même se révèle sa complice en ayant caché son existence durant des siècles, inventant une figure divine du Bien comme antidote futile à l’inéluctable, dissimulant sciemment le cylindre dans une pièce rappelant furieusement le chœur d’une chapelle recouverte de tous les symboles du christianisme afin de le repousser autant que de le vénérer.

© Prince of Darkness, copyright Splendor Films

Dieu (ou quel que soit Son nom), n’est jamais évoqué, ni par les scientifiques, ni même par le personnage de Pleasence (perdant peu à peu la foi, à mesure qu’il découvre la machination à l’œuvre), Il est tout bonnement écarté de l’équation. Le Diable, à l’inverse, est au cœur de toutes les discussions, de tous les questionnements, du cartoon de Tom et Jerry diffusé à la télévision (Heavenly Puss, dans lequel le chat Tom se retrouve en enfer), jusqu’à cette idée de secte au sein même de l’Église, chargée de veiller sur le liquide démoniaque. Celle-ci, portant d’ailleurs le nom de Confrérie du Dormeur (le journal du prêtre mort annonçant que « celui qui dort doit se réveiller »), évoque l’idée d’un Mal discret, oublié ou prisonnier qui ne demande qu’à être libéré, réanimé (à l’image de Michael Myers ou de la créature prisonnière de la glace de The Thing). Il adresse aux scientifiques un message on ne peut plus clair, « I live », précurseur du film suivant du cinéaste, They Live (1989) et ses aliens infiltrés parmi la population. Un dieu maléfique, vieux de sept millions d’années, créateur de l’humanité, dont l’héritage logé dans la moindre particule, dans le moindre atome et qui fut banni hors de notre monde évoque ainsi les écrits de Lovecraft et son mythe des Grands Anciens, influence majeure de « Big John ». Il rend cette menace perceptible et angoissante à travers divers événements comme un bourdonnement envahissant (réminiscence de Quatermass and the Pit), le plan d’une simple goutte s’écoulant vers le haut, formant une flaque au plafond, une invasion d’insectes et de vermines renvoyant au plaies d’Égypte (et ses sauterelles destructrices) et au Livre des révélations, ou encore de nombreux effets et maquillages gores (signés par Mark Shostrom, également à l’œuvre sur Evil Dead 2 la même année). Les images les plus terrifiantes du film résident dans ces mises en garde transmises par ondes à travers les rêves des scientifiques, de courts messages vidéo au rendu proche d’une vieille VHS. Les songes, l’esprit, l’ultime rempart se retrouve ainsi « piraté » et pénétré, ne laissant plus d’abris aux humains. Dans le long-métrages de Roy Ward Baker, les extraterrestres communiquaient également à travers le subconscient, via des flashs, des souvenirs de leur monde disparu. John Carpenter fait le choix de situer le film dans un décor quasi unique (une banale église de la banlieue de Los Angeles), la claustrophobie et ses conséquences tenant une place prépondérante dans sa filmographie, de son fondateur Assaut, jusqu’au récent The Ward. L’édifice religieux, traditionnellement lieu d’asile et de sécurité, se retrouve ainsi le centre névralgique de l’Apocalypse naissante, subissant les attaques du Malin et de ses ouailles, le monde extérieur ignorant tout de la gravité de ce qui se joue en son sein. De l’immensité du cosmos, aux relations entre les acteurs d’un huis-clos et jusqu’au cœur même des cellules, le Mal gangrène l’univers depuis sa naissance. Satan devient un démiurge, le créateur, la source de toute vie, l’Homme se retrouvant atomiquement lié à lui. Pour le réalisateur, Dieu n’est pas mort, Il n’a tout simplement jamais existé.

© Prince of Darkness, copyright Splendor Films

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A propos de Jean-François DICKELI

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