David Lynch – « Twin Peaks : Fire Walk with Me »

Potemkine annonce « Un film à voir absolument sur grand écran ». Et c’est en effet à une expérience inoubliable que nous invite la reprise au cinéma des deux films de David Lynch, Eraserhead et Twin Peaks : Fire Walk with Me par Potemkine, au moment même où la suite tant annoncée de la série Twin Peaks sort enfin sur le petit écran et parfois même sur le grand.

« J’étais amoureux du personnage de Laura Palmer, de ses contradictions : radieuse en surface, mourante à l’intérieur. J’avais envie de la voir vivre, bouger, parler, d’explorer les recoins de ses tourments » ainsi est né le film, selon David Lynch lui-même.

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Twin Peaks a su fabriquer ses mythes, son mythe presque avec la diaphane Laura Palmer au sourire figé sur papier glacé. L’image survole Twin Peaks et dès le début de la série, les deux visions se superposent celle du visage d’un cadavre aux lèvres et à la peau bleutées vient fusionner avec la photographie d’une reine de bal de promo aux joues bien renflées. Le travelling chaque fois s’approche et scrute une image de morte. Laura Palmer. Mais comme la reine qu’était Sissy Spacek dans la Carrie de De Palma, la reine Laura cache un paquet de sang et de sexe. Elle est l’envers de l’Amérique puritaine. Et son sourire semble se figer en une grimace informe. Derrière l’autopsie d’un cadavre, c’est celle de tout un pays qui devra s’opérer. Au scalpel, il faut chercher qui se cache derrière ce sémillant sourire, sa robe sage et son blond trop candide de petite provinciale faussement épanouie. La série fait le portrait d’une absente et ce sont les vivants qui racontent Laura, qui la mythifie car qu’est-ce donc qu’un mythe si ce n’est un récit, voire un agrégat de récits rapportés par des récitants comme dans une tragédie antique ? Alors, à la manière de tous ces films de portraits, de « reflets de femmes »1, le film de Lynch fait revenir d’entre les morts Laura Palmer (Sheryl Lee). L’immense déception de nombreux critiques lors de la projection cannoise du film, en 1992, tenait beaucoup à cette confrontation fantasmatique entre le rêve et la réalité2. Tel le Scottie hitchcockien de Vertigo, les critiques, les fans rencontraient leur Laura en chair et en os, une icône devenue humaine, trop humaine. Derrière le miroir ou plutôt le portrait, Laura se révélait petite fille fragile, capricieuse, débauchée et triste. La chair triste ne répondait pas au festin espéré. Où était la femme fatale pleine d’ivresse et de stupre, l’ange et démon annoncé, la sulfureuse Laura au prénom si connoté ? Non, elle n’était pas au rendez-vous. C’est sans doute aussi la plus grande réussite de Lynch, lorsque Laura tente de singer sa monstruosité supposée. Laura n’est pas un monstre, c’est le cauchemar éveillé d’une Amérique violente qui refuse de regarder en face ses crimes et de voir ce qu’elle a fait de ses enfants. Une Amérique porteuse d’un soit disant rêve et Lynch se porte volontaire pour mettre à nu son inconscient. L’image sur fond bleu ciel sort du cadre et elle boit, se drogue, flirte avec plusieurs garçons, se prostitue, mais elle reste une petite fille en pull et jupe plissée, apeurée par sa propre violence et ses désirs pervers, incestueux, qui peine à ajuster les attaches de ses porte-jarretelles en soie et dentelles. Une petite fille qui va quérir au fond du bois son double, son moi superficiel et profond, qui part étancher sa soif d’amour dans un vague baisodrome en forme de cabane de rondins et en paie le prix en nature et coupures sanguinolentes. La forêt est partout, elle hante le générique, la scierie, la femme à la bûche, Boucle d’or ne doit pas aller au fond du bois, elle risque de se perdre. Et Laura se perd dans les bois, perd sa course contre l’image et se fige à tout jamais dans un sourire sous verre, un visage sous vide 3.

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David Lynch n’a eu de cesse de films en films de nous faire pénétrer dans un univers qui confine au fantastique, dans une petite salle rouge où un nain danse en claquant des doigts et se trémousse pour soulever le rideau. Déchirer le voile. Ouvrir le sac en plastique qui renferme le cadavre d’une adolescente éperdue de rêves et de douleurs. « This dream place » a toujours un revers et l’image chez Lynch doit revenir dans le bain révélateur pour nous dire que la réalité telle que nous la percevons n’est qu’une illusion. Il faut se pencher très bas dans des prés fleuris ou d’herbes grasses, pour y cueillir une oreille putréfiée, découpée sur quelque corps absent. Il faut scruter très fort des vitres poussiéreuses pour saisir un cadavre en décomposition alors que Diane semblait juste endormie. Le monde n’est pas aussi sain et équilibré que ce qu’il donne à voir, il faut accoutumer nos yeux à la pénombre pour voir l’environnement vicié, rongé par un mal indicible.

No Merchandising. Editorial Use Only. No Book Cover Usage. Mandatory Credit: Photo by Lynch-Frost/REX/Shutterstock (5880137a) Michael J Anderson, Kyle Maclachlan Twin Peaks - Fire Walk With Me - 1992 Director: David Lynch Lynch-Frost/Ciby 2000 USA Scene Still Drama Twin Peaks (Les derniers jours de Laura Palmer)

C’est le rôle échu à Twin Peaks : Fire Walk with Me, donner substance à un fantôme ou un fantasme 4 . Celle qui n’était que discours, langage, récit, devient corps en mouvement, corps désirant, corps souffrant. Laura pleure, sniffe, baise. La question n’est plus qui a tué Laura Palmer ? Mais qui êtes-vous Laura Palmer ? 5 Le film, comme la série avant lui, est devenu l’objet d’un culte. Ses personnages sont nos familiers : Dale Cooper, agent très spécial (Kyle MacLachlan), Leland Palmer, son épouse, Donna, James, Bobbie, Mike, Léo, la dame à la bûche, Jack et … Bob. Entre stupeur et tremblements, l’Amérique est porteuse d’un inconscient lourd de trauma, un sac en plastique ne suffira pas à enfermer ses névroses, elle peut bien semer des morceaux de cadavres de-ci de-là, se cacher derrière des rideaux rouges ou de velours bleu, dans des boîtes aux clés bleues ou des postes de télévision grésillants, le crépitement de la neige brouille toujours l’image, fait imploser le poste et révèle les monstres tapis dans l’ombre, le surgissement d’une libido rampante, de désirs inassouvis, de rêves crasseux ou démesurément trop obscurs pour affronter la lumière. Et Lynch met à jour l’insanité derrière l’imagerie idéale et nettoyée de frais. Twin Peaks raconte l’histoire d’une petite bourgade apparemment sans histoires qui a caché tous ces cadavres dans des placards lourdement fermés, qui a enfoui bien profondément ses secrets. D’Eraserhead à Elephant Man, Lynch n’a eu de cesse de nous montrer des monstres, de faire apparaître à l’écran des corps disloqués, difformes, des corps excédés de matière, de chair en trop, des monstres chargés de révéler ce que l’on ne doit pas voir, les aspirations et névroses d’une société détraquée. Lynch a creusé la matière même de ses films pour faire émerger un son et une image uniques, capable de perturber et d’interroger la banalité la plus évidente, de disloquer le mouvement, de produire un désordre sur une surface lisse, de déranger l’apparence du monde. Un monde où les cauchemars sont tangibles, un monde où le FBI croit aux rêves, aux signes contenus dans les rêves, aux roses bleues 6, un monde où le son et l’image intègrent et appellent de leurs voeux une distorsion nécessaire.

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Les tableaux et postes de télévision donnent accès à des univers parallèles qui s’ouvrent sur des portes imaginaires et Laura demande toujours « Est-ce vrai ? » Lynch invente un monde qui ralenti et accélère. On déchire les pages d’un journal intime. Aux vibrations bruyantes du ventilateur répond l’apparition d’un cheval blanc dans une chambre. Avant de se métamorphoser en Ophélie bâchées glissant dans l’eau noire, Teresa et Laura abandonnaient leurs corps au plus offrant dans des motels déserts pendant qu’un enfant masqué de plâtre sautillait sur le parking. Les mondes s’interpénètrent, innervés l’un par l’autre, ils déjouent la distance. Laura imite le cri d’une dinde pour redire qu’elle est animale, double que le monstre l’habite déjà. Son miroir reflète l’Autre.

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En un plan entêtant, parfaitement cadré, Lynch sait faire riper l’image, introduire de la distorsion, déranger et poser sur l’écran ce que ce cher médecin viennois appelait unheimliche, un sentiment d’inquiétante étrangeté. Au coeur du plus familier, il nous défamiliarise, nous introduit dans une interruption de la connaissance, une méconnaissance et alors nul n’est plus maître de soi, de sa maison, de sa surface et encore moins de son corps ou de l’image produite par celui-ci. Ni Laura Palmer, ni les autres. Dans Twin Peaks : Fire Walk with Me Lynch filme plus que jamais des seuils. Seuils de fenêtres, pas de portes, il place le spectateur juste au seuil d’un monde à l’autre et dessine un film de passage. Peut-être parce que le film raconte le franchissement d’un seuil, le passage de la série au cinéma 7. Un film de dimensions, d’espaces qui s’emboîtent, s’imbriquent et s’opposent.

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Dans une magnifique séquence, l’espace et le temps se rejoignent, se combinent, le ciel devient neige de téléviseur brouillé, les aiguilles de l’horloge s’emballent et Laura vacille, chute, et se brouille, pour finalement s’effacer, laissant à sa place une chaise vide absentée de corps, cette même chaise qui hantait le début de la série, chaise observée par tous, chaise d’où un corps s’est effacé. Laura n’est déjà plus, elle l’a dit, elle est un fantôme qui marche vers sa propre disparition, le feu du titre n’est pas celui de Sailor et Lula c’est un feu qui consume, qui réduit en cendres et fumée, Laura marche vers sa propre absence. Les derniers jours de Laura Palmer annonçaient un corps reprenant matière, chair, consistance, un corps plein, mais Laura s’absente et on assiste plutôt au spectacle d’un corps qui se vide. Alors, comme un Orphée des temps modernes, Lynch a voulu capter son Eurydice-Laura non pas dans  » sa vérité diurne et dans son agrément quotidien, mais dans son obscurité nocturne, dans son éloignement, avec son corps fermé et son visage scellé, la voir, non quand elle est visible, mais quand elle est invisible, et non comme l’intimité d’une vie familière, mais comme l’étrangeté de ce qui exclut toute intimité, non pas la faire vivre, mais avoir vivante en elle la plénitude de sa mort. »8

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1. Pour évoquer l’exploration proposée par Pierre-Julien Marest dans son article pour Positif (novembre 2016) intitulé « Reflets de femmes » et qui scrute avec délectation les célèbres femmes au portrait d’Hitchcock, Lang, Preminger et Tourneur.

2. Jacques Rivette, lui, a bien perçu la puissance du film :  » Twin Peaks, le film est le film le plus fou de l’histoire du cinéma. Je ne sais pas ce qui s’est passé, je ne sais pas ce que j’ai vu, mais je suis sorti de là six pieds au-dessus du sol. », Les Inrocks, propos recueillis par Frédéric Bonnaud, « Jacques Rivette, le captif amoureux « , mars 1998. Quant à la déception de la critique à la sortie du film, elle a pu aussi tenir, selon certains, à l’évocation d’une première blonde à l’image solitaire et vide, Teresa Banks, qui ouvre un lent et pourtant fascinant prologue mais qui retarde l’arrivée en scène de Laura.

3. Lire le très bel essai de Sébastien Rongier sur la question du phantasme et du fantôme, Théorie des fantômes, Les Belles Lettres, 2016.

4. Habituellement, on a coutume de situer les prémisses de l’enquête policière dans l’histoire d’Oedipe qui, cherchant à savoir qui il est, finit par enquêter sur d’où il vient jusqu’à ce que l’enquête se retourne en son envers.

5. « Il n’arrive rien d’autre à Betty et Rita, âmes-images pseudo-virtuelles, mais qui cherchent irrésistiblement à s’incarner, s’imprimer, s’épaissir sur un support matériel, quitte à perdre leur plasticité, à se figer dans une seule personne, une seule identité, une seule forme, autant dire en un cliché ou un stéréotype. » Mulholland Drive d’Hervé Aubron, Yellow Now, 2006.

6. Un intéressant et judicieux développement de Pacôme Thiellement dans La Main gauche de David Lynch, PUF, 2010 sur la « rose bleue » qui n’existe pas ni dans ce monde, ni dans les autres (p.41 à 43), sauf peut-être dans celui de Raymond Queneau.

7. Guy Astic parle de « vivre en état d’insécurité  » au sujet de la série comme pour signifier que celle-ci est déjà un seuil, mais aussi un télescopage déréglé de multiples univers, voir Twin Peaks, les Laboratoires de David Lynch de Guy Astic, Rouge profond, 2008 pour la réédition, p.25 à 27.

8. Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Gallimard, 1988.

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A propos de Séverine Danflous

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