Difficile, lorsqu’on évoque la question du travestissement au cinéma, de ne pas songer immédiatement à Certains l’aiment chaud de Billy Wilder, et au fameux « Nobody’s perfect » final lancé par Joe E. Brown à un Jack Lemmon qui lui avoue qu’il est un homme en enlevant sa perruque. C’est à cette figure « imparfaite », qui a abandonné pour un temps les oripeaux du masculin sans pour autant devenir totalement une femme, que s’attache Noël Herpe, critique et historien du cinéma qui consacra autrefois un moyen métrage à ce sujet (C’est l’homme).

L’auteur le rappelle en préambule : le travestissement n’est plus à la mode et la notion même possède un parfum désuet, réduit à un côté caricatural et exubérant qui heurte désormais les bonnes âmes (la « folle » incarnée par Michel Serrault dans La Cage aux folles, par exemple). Tout en confiant n’avoir guère d’attirance pour l’excentricité de la drag queen, Noël Herpe précise également qu’il se reconnaît encore moins « dans la neutralité non binaire, ou la revendication transgenre qui tend à effacer les frontières. Il me faut de la résistance, une limite à laquelle on va se cogner, un danger à conjurer. Le travesti me fascine en tant qu’acteur qui construit un personnage, et fabrique une fiction. »

Cette idée de « fiction » va être le fil directeur passionnant de ce court essai car elle induit l’idée de scène (de théâtre) où pourra s’épanouir l’homme grimé en femme, mais aussi de mise en scène qui fait rimer transformation et transgression et implique du trouble aussi bien chez celui qui se travestit que chez celui qui s’y trouve confronté.

Partant d’une pièce de théâtre bien oubliée (La Marraine de Charley) mettant en scène un groupe d’étudiants voulant inviter des filles à déjeuner mais qui ne peuvent le faire qu’en présence d’un chaperon chargé de veiller à ce que les conventions soient bien respectées, Noël Herpe se penche d’abord sur la figure du travesti dans le cadre stéréotypé du vaudeville. Dans ladite pièce, on devine que cette fameuse « marraine » veillant au respect des convenances est en fait un garçon déguisé en vieille femme. Le travestissement permet aussi bien de dissimuler une identité afin de ne pas susciter la méfiance (le redoutable critique culinaire de L’Aile ou la cuisse, interprété par De Funès, déguisé en vieille rombière) mais aussi de s’intégrer à un groupe de femmes où l’homme n’a traditionnellement pas sa place : « Le premier constat que fait l’homme travesti, c’est l’accès plus facile (au moins sur le plan scopique) au corps des femmes. Ni vu ni connu car déguisé en employée d’une fabrique de gâteaux, Eddie Cantor se faufile dans le vestiaire de ses consœurs. Bouleversé par tous ces corps dénudés qui s’offrent sans voile à ses yeux, il doit pourtant, coûte que coûte, dissimuler ce qui pourrait trahir son identité. »

Le vaudeville reste le terrain privilégié de tous les quiproquos imaginables et l’on sait gré à l’auteur d’aller explorer les territoires malfamés du comique troupier ou de la comédie ringarde (ce n’est pas tous les jours qu’on peut voir cités les noms de Pierre Chevalier ou Maurice Cam). Mais au-delà du rire que peut déclencher le spectacle d’un homme déguisé en vieille femme disgracieuse, l’auteur montre que ce subterfuge peut aussi jouer le rôle de révélateur et interroger les notions mêmes de masculin et féminin. C’est, par exemple, les regards et égards que suscitent soudainement l’homme qui a revêtu les oripeaux du féminin. Tootsie de Pollack fonctionne beaucoup sur cette idée et montre la difficulté qu’il peut y avoir de passer de sujet désirant (l’homme) à objet désiré avec tout ce que cela peut impliquer comme sollicitations.

Le travestissement peut aussi répondre à des nécessités plus dramatiques, qu’il s’agisse de sauver sa peau en déjouant la surveillance allemande pendant la guerre dans Un de nos avions n’est pas rentré de Michael Powell, par exemple. Se débarrasser de son apparence, c’est alors tenter de préserver sa vie et de donner un autre sens à l’expression « la bourse ou la vie ». Mais ce déguisement peut aussi provoquer du trouble, flirter avec les abîmes du désir. Notamment lorsqu’il s’agit d’ « inventer la femme » dans le cadre de certains milieux ou époque qui rassemblent les hommes entre eux, la période de guerre par exemple :

« La guerre sépare les hommes des femmes, mieux que ne saurait le faire aucune contrainte sociale. Elle crée des casernes, des camps, des prisons. Elle crée des espaces où s’entasse le masculin, le ramenant à cette préhistoire du désir qui rendait forclos le sexe opposé. Là où la femme manque, on va l’inventer. C’est un sujet de cinéma. La revanche d’une scène imaginaire sur les tristes promiscuités du présent – car dans la période où je m’attarde, l’homme se défend d’être attiré par son semblable. A moins que celui-ci ne se revête d’atours et de parures que l’on attribue communément au « sexe faible », ou au « beau sexe« .

Là encore, Noël Herpe analyse avec finesse tous les enjeux du travestissement, loin des classiques du vaudeville ou de la comédie musicale où il s’épanouit généralement. Mais même dans des cas plus « sérieux », la question de la scène et de la mise en scène de soi reste fondamentale. Enjeux qui se doublent parfois d’une dimension psychanalytique comme le souligne le chapitre « devenir sa mère » et dont Psychose reste le jalon incontournable.

L’auteur souligne par ailleurs que ce rôle tenu par les travestis est aussi leur drame : « On en revient à la malédiction originelle du travesti, que le cinéma n’a pas attendu ces avatars décadents pour explorer. Celle, justement, de n’être qu’un rôle, de se tenir en équilibre instable au-dessus d’une « réalité » problématique. »

En explorant cette « réalité problématique », Noël Herpe signe un essai roboratif où l’érudition n’empêche pas une subjectivité bienvenue. De Buster Keaton à Rohmer (belle et légitime défense des Amours d’Astrée et de Céladon qui explore avec élégance le trouble du travestissement comme accès au corps interdit de la jeune fille aimée), il nous propose un panorama relativement complet de ce désir qui pousse certains hommes à se déguiser en femme. Peut-être un jour lirons-nous un essai qui s’intéressera au cas contraire, celui des femmes se grimant en homme, parfois par nécessité (Osama, par exemple).

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Travestissons-nous ! (2024) de Noël Herpe

Éditions Capricci

979-10-239-0505-2

110 pages – 13,50€

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A propos de Vincent ROUSSEL

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