Kozaburo Yoshimura – « Rivière de nuit » (1956)

(Le présent texte contient quelques spoilers).

Une œuvre magnifique, inédite en France, sort cette semaine en version restaurée 4K : Rivière de nuit (1956). Elle est distribuée par Carlotta Films qu’il faut remercier pour ce cadeau. Son auteur, Kozaburo Yoshimura (1911-2000), est quasiment inconnu en France, et probablement dans la plupart des pays occidentaux. Le seul de ses films qui a véritablement fait parler de lui est Le Roman de Genji (1951), présenté à Cannes en 1952 et qui y a reçu le Prix de la photographie et de la composition plastique. Yoshimura en a pourtant réalisé une soixantaine, probablement entre 1934 et 1974.

Le dossier de presse nous donne une information intéressante  : « Au cours de la décennie 1950, le cinéaste Kozaburo Yoshimura réalise une série de films centrés sur des travailleuses de Kyoto qui explore les dilemmes d’une nation en proie à des changements rapides et irréversibles ». Et, dans le même dossier, Clément Rauger évoque « Les Sœurs de Nishijin, où une veuve et ses trois filles tentent par tous les moyens de garder leur modeste fabrique de tissus traditionnels dans un quartier de Kyoto ». Un film qui date de 1952.

L’action de Rivière de nuit se déroule en grande partie dans l’ancienne capitale du Japon, et suit le parcours d’une jeune femme prénommé Kiwa – incarnée par la célèbre Fujiko Yamamoto – qui travaille dans la teinturerie de son père. On comprend, à travers ce que disent les personnages, que, sur l’Archipel, les kimonos traditionnels sont en train d’être occidentalisés, qu’ils laissent aussi tout simplement la place à des vêtements plus modernes. Que des boutiques de tissus ou de vêtements ne s’adaptant à l’air du temps rencontrent de graves difficultés financières, voire même ferment.
Kiwa est également artiste. Elle conçoit, peint des kimonos et des accessoires comme des sacs à main ou des cravates. Son style paraît novateur, même si, elle, est toujours habillée de façon relativement classique.

Kiwa atteint la trentaine. Elle a des prétendants comme un jeune étudiant en peinture, et son entourage familial voudrait la voir mariée. Mais elle ne semble pas pressée, ni conquise par qui que ce soit… Jusqu’au jour où elle rencontre un universitaire qui travaille dans le secteur de la génétique – et notamment sur les mouches drosophiles rouges. Il se prénomme Takemura (Ken Uehara), vit à Osaka, mais voyage beaucoup. Kiwa en tombe amoureuse, et c’est réciproque.
Lorsque la femme de Takemura meurt de la tuberculose et qu’il lui propose rapidement de l’épouser, la protagoniste refuse cependant, par sentiment de culpabilité et par une sorte de révolte féminine – féministe – contre les comportements masculins qu’elle juge perfides et hypocrites. Elle souhaite rester ami avec Takemura, camarade pourrait-on presque dire.

Kiwa est une femme tourmentée, secouée par des désirs contradictoires, coincée entre les traditions et le progrès, entre le passé et l’avenir .

Finalement, à la fin du récit, elle rejoint Toshio, qui a été employé dans la teinturerie et va l’être à nouveau. Un jeune homme jugeant le travail à effectuer chez le père de Kiwa comme relevant d’un système féodal et souhaitant que la Loi sur le Travail, garantissant un minimum de droits aux employés, soit respectée.
Comme l’année précédente, Toshio assiste au défilé de la Fête du Travail, le 1er mai. Cette fois, Kiwa est présente, à ses côtés.

Rivière de nuit est le premier film en couleurs réalisé par Kozaburo Yoshimura. Le directeur de la photographie est l’un des plus fameux et talentueux qu’a connu le cinéma japonais. Il a travaillé, entre autres, avec Kenji Mizoguchi, Kon Ichikawa, Akira Kurosawa… C’est un artiste-technicien innovateur, qui a d’ailleurs mis au point un procédé de désaturation des couleurs – appelé « traitement sans blanchiment » – avec le laboratoire de la Daiei, à la fin des années 50.

Les couleurs qui dominent dans le film de Yoshimura – justement produit par la Daiei – sont proprement stupéfiantes. On retient bien sûr la lumière mordorée baignant la chambre d’hôtel de Tokyo où font l’amour Kiwa et Takemura, avec de mémorables clairs-obscurs qui évoquent le secret, peut-être la honte. Mais surtout les tons pastel foncé des éléments du décor, des vêtements, que l’on voit du début à la fin. On pourrait parler de gris colorés, de couleurs rompues ou rabattues. Tout cela est composé en de très savants camaïeux.
C’est extrêmement beau et, en même temps, cela donne une ambiance terne, un peu passée, à l’univers dans lequel évolue Kiwa.

Dans cet univers, certaines couleurs plus vives ressortent fortement. Notamment le rouge qui est comme un fil traversant le film. Il symbolise, selon nous, le possible devenir-révolutionnaire de Kiwa, pensé à travers l’esprit et le regard du metteur en scène, citoyen politiquement engagé.
Il se trouve que, dans le dernier plan, lorsque l’héroïne et Toshio regardent le défilé du 1er Mai, trois tissus sont tendus à la verticale derrière eux : ils sont bleu, blanc et rouge. Est-ce surinterpréter que de voir là une référence au drapeau du pays de la Révolution et des Droits de l’Homme ? Peut-être (*). Toujours est-il que, à la toute fin du plan, la caméra se concentre sur le visage de Kiwa qui se tient devant le tissu rouge. Rouge, la couleur de la sédition, de la lutte populaire et communiste.

*) Mais peut-être pas. Il y a de nombreuses références au monde occidental dans Rivière de nuit : Picasso, le futurisme, la Béatrice de Dante…


 

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