Certains comédiens ont marqué durablement l’histoire du cinéma (et de la pop culture) sans pour autant devenir d’immenses stars adulées du grand public. Peter Cushing, est de ceux-là. Acteur à la formation théâtrale, il s’exile à Hollywood (où il tourne notamment avec Laurel et Hardy dans Les As d’Oxford) avant de finalement retourner en Angleterre. Là, il enchaîne les courtes apparitions, notamment dans Hamlet de Laurence Olivier ou Moulin Rouge de John Huston. C’est en 1957 qu’il écope de son premier rôle principal, pour le compte d’une firme alors sur le point de connaître son âge d’or : Frankenstein s’est échappé. Avec Hammer Films il endosse des rôles cultes tels que Victor Frankenstein, Van Helsing (Le Cauchemar de Dracula) ou encore Sherlock Holmes (Le Chien des Baskerville), devenant la vedette de la compagnie aux côtés de Christopher Lee. Avant de revêtir le costume du Grand Moff Tarkin dans Star Wars : Un Nouvel Espoir en 1977, il offre l’une de ses prestations les plus marquantes dans Corruption de Robert Hartford-Davis en 1968. Cinéaste britannique mineur ayant œuvré notamment dans le fantastique (The Black Torment), le drame (The Yellow Teddy Bear) ou la blaxploitation (Black Gunn), ce dernier donne à Cushing l’occasion d’un contre-emploi parfait avec le personnage de Sir John Rowan. Chirurgien émérite et respecté jusqu’à ce que sa femme, le top-modèle Lynn Nolan (Sue Lloyd), se retrouve défigurée suite à un accident, il devient obsédé par le désir de rendre son visage à son épouse et sombre alors dans une folie meurtrière. Le film est désormais disponible dans un nouveau master HD dans un Blu-Ray édité chez Indicator par les Anglais de Powerhouse, l’occasion de se pencher sur cette pépite méconnue.

(© Capture d’écran Blu-Ray Powerhouse)

Retitré en France Carnage (à ne pas confondre avec le slasher de 1981), le long-métrage doit donc beaucoup à son interprète principal. Cushing y est en effet excellent. Alors encore rattaché à la Hammer dans l’inconscient collectif, il prend un plaisir évident à casser son image de savant fou ou de chasseur de vampires. Il incarne ici un médecin de la classe supérieure, un gentleman, professionnel et bienveillant autant respecté dans son travail qu’heureux en amour. Pourtant, dès les premiers instants quelque chose détonne déjà dans ce tableau idyllique. Dans la scène d’introduction, une opération chirurgicale menée par le médecin, il semble sous pression, mettant constamment en jeu sa réussite. Lors d’une discussion avec un collègue, il déclare ainsi « le succès augmente la peur de l’échec ». D’ailleurs, plus il s’enfonce dans l’horreur, moins ses gestes sont sûrs, ses mains commencent à trembler, il n’est plus que l’ombre de lui-même. Sentimentalement, bien qu’amoureux de sa femme, la passion semble éteinte, elle paraît  lointaine, plus intéressée par sa carrière de mannequin. Le scénario signé Donald et Derek Ford, collaborateurs fidèles de Robert Hartford-Davis, à la plume sur The Black Torment, Papillons de nuit ou encore The Yellow Teddy Bear, présente Rowan comme un homme à qui tout devrait sourire, et pourtant profondément malheureux, seul. Deux scènes en particulier détonnent par leur mélancolie, deux séquences qui se dédoublent et se répondent. Dans celles-ci, le docteur est entouré d’une foule jeune, inconsciente, vaguement éméchée, lui est isolé, il n’est pas à sa place. L’ultime plan permet de comprendre ce passage sous un nouveau jour, sa vie se joue en cet instant, il est condamné à vivre le drame de cette soirée, personne ne pourra l’en sortir. Protagoniste hors du temps, perdu dans son environnement, il est également au cœur de la vision critique d’une certaine caste de la société britannique.

(© Capture d’écran Blu-Ray Powerhouse)

Couple apparemment bien sous tous rapports, les Rowan/Nolan cachent une facette beaucoup moins reluisante qui est mise à jour lorsque Lynn se retrouve défigurée. Dans l’incapacité d’exercer son métier de modèle, elle va se laisser convaincre par les expérimentations de son mari. Sue Lloyd, aperçue dans Ipcress, danger immédiat, incarne une femme blessée, manipulatrice, poussant son époux à commettre le pire dans son propre intérêt, une Lady Macbeth dont le royaume serait la célébrité qui lui échappe. Cushing quant à lui, interprète un homme dont l’amour mais aussi l’ambition poussent à l’horreur, transportant avec lui une dimension tragique et assez émouvante. Elle se sert de lui pour retrouver sa beauté, lui se sert d’elle pour parfaire ses expériences. Une interdépendance perverse se crée entre ces deux individus qui vont alors profiter de leur place dans l’échelle sociale pour se muer en prédateurs. La bourgeoisie qu’ils incarnent tous deux, trouve donc ses victimes dans les classes les plus basses. John n’hésite ainsi pas à s’en prendre à une prostituée (« c’était presque une bête »), alors que sa morale paraît lui interdire de tuer une étudiante. Lynn, quant à elle, visiblement trop fière d’avoir su gravir les échelons, l’encourage à passer à l’action dans une séquence terrible de voyeurisme. Le mari, contrairement à son épouse, est dès le départ opposé à son environnement. La jeunesse festive du Swinging London (présentée comme gentiment décérébrée) n’est pas en adéquation avec la vieille Angleterre symbolisée par le protagoniste, et réciproquement. Comme une fatale ironie du sort, le couple devient, in fine, la victime d’une bande de beatniks qui s’infiltre dans leur maison de campagne. La jeunesse libre et anar prend d’assaut le vieux monde, alors sur le point de basculer en cette cruciale année 1968, comme lorsque les droogies d’Orange Mécanique pénètrent une villa cossue de la campagne anglaise.

(© Capture d’écran Blu-Ray Powerhouse)

Profondément romantique, dans la première assertion du terme, le long-métrage mise sur une horreur certes contemporaine, mais pas si éloignée d’une approche gothique plus traditionnelle. Malgré sa bande-originale jazzy et enlevée, le film puise ses inspirations dans les grands archétypes du genre, Les Yeux sans visage en tête. Les avancées médicales de John lui viennent d’un antique papyrus égyptien, et à l’instar du docteur Frankenstein, lui aussi se sert de la mort pour redonner la vie, pour soigner. Les décors suivent cette bascule vers la terreur pure, le bloc opératoire froid et aseptisé de la scène d’introduction tranche radicalement avec le bureau du chirurgien, fait de bois noble aux tons sombres et chaleureux. Il va pourtant peu à peu se muer en véritable laboratoire de savant fou, jouant sur des codes d’horreur, aidé en cela par la très belle photo de Peter Newsbrook. Le chef op (et producteur du film), collaborateur fidèle d’Hartford-Davis (qu’il retrouvera, entre autres, à l’occasion de Suceurs de sang avec Cushing), offre de vrais instants d’angoisse, à l’image de cette silhouette du tueur, se découpant en contre-jour dans l’embrasure d’une porte. Il fait le choix du grand angle et de la caméra portée lors de la première séquence de meurtre, située dans l’immeuble délabré de la prostituée. Ces images, génératrices de véritable malaise pour le spectateur, reviennent tels des flashs qui hantent Rowan, accentuant ses remords, sa culpabilité. Il en va de même pour ses instants où, à la fois décidé et paniqué, il arpente les rues de Londres en quête d’une « proie » dans une succession de fondu mêlant ses traits émaciés aux boulevards de la capitale. Loin d’être un simple film de serial-killer, Corruption crée un anti héros inoubliable et tragique, aussi cruel que bouleversant, autant victime énamourée, que bourreau déterminé.

Suppléments :

Comme toujours, Powerhouse présente un master irréprochable, et propose trois montages différents du film. De nombreux suppléments sont également au programme, parmi lesquels une interview de Peter Cushing datant de 1986, différents trailers, dont certains commentés par Edgar Wright, mais également un livre de 80 pages signé Laura Mayne. Une superbe édition limitée donc, et un indispensable pour tous les fans d’horreur britannique.

Disponible en Blu-Ray chez Powerhouse

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A propos de Jean-François DICKELI

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