Entretien avec Stéphane Du Mesnildot, à propos de la sortie de « Belladonna » de Eiichi Yamamoto

 Stéphane du Mesnildot est un spécialiste du cinéma japonais et du cinéma fantastique. Il est notamment l’auteur de Fantômes du cinéma japonais, de Jess Franco, Energies du fantasme et du Miroir obscur, une histoire du cinéma des vampires, chez Rouge Profond et chroniqués ici-même. Tombé amoureux de Belladonna des tristesses dès qu’il l’a découvert, il a interviewé son réalisateur en 2013 (interview publiée dans les Cahiers du Cinéma en février 2016). A l’occasion de la sortie du film en France le 15 juin, Stéphane du Mesnildot nous parle du film, de sa conception, de sa réception et de son importance.

Quand as-tu vu Belladonna pour la première fois ?
Il y a 7 ou 8 ans je pense, à la période où un peu comme tout le monde on recherchait des films japonais un peu rares.  J’ai probablement du commencer par voir des extraits de ce film avec des images étonnantes sur Youtube. Peut-être des clips avec la chanson Belladonna. On arrivait pas à comprendre comment ce pouvait être un dessin animé, tellement c’était fouillé.  Après,  je l’ai vu en entier par les circuits de téléchargement divers avec une qualité très très mauvaise, jusqu’à ce qu’arrive un dvd allemand qui permit de le voir en bonne qualité. Et c’est là qu’on s’est rendu compte de la beauté du film.

Quel sentiment t’avait laissé le film après cette première vision ?
Une drôle d’impression que celle d’avoir à la fois un dessin animé et un livre d’image illustré. On rentre à l’intérieur des illustrations qui s’animent graduellement, parfois se figent. Quand elles s’animent, c’est parfois très spectaculaire pour des choses qui ne peuvent être visualisables qu’en animation :  visions psychédéliques, scènes de délire de la sorcière avec le diable, moments fous avec des vols de chauves-souris, circulation du sang. On a vraiment le temps de détailler les illustrations. En même temps c’est quelque chose dont on a l’habitude dans le dessin animé japonais, ce moment qui n’est pas toujours animé, qui fonctionne par scènes figées…

Comment définirais-tu la singularité de Belladonna ?
Il y a une dimension film à clé qui n’empêche pas de voir le film très simplement. D’abord, c’est une adaptation japonaise d’un roman de Michelet, du 19e, donc. On se demande comment ce livre a pu circuler et arriver jusqu’au Japon.  C’est le reflet de l’amour et de l’intérêt des intellectuels japonais pour la littérature un peu décadente et transgressive qui va de Michelet – mais de toute manière les japonais adorent l’Histoire française, Napoléon, Jeanne D’arc – à Sade, Bataille, Genet, tout ce qui est la transgression qui arrive dans les années 60 avec Tatsuhiko Shibusawa qui est un peu le Jean-Jacques Pauvert japonais . Il crée un peu cette mode où se retrouvent plein d’intellectuels, comme Terayama ou Oshima. Et évidemment, Yamamoto a lu Shibusawa. Yamamoto travaillait avec Tezuka dans les studios d’animation et Tezuka a eu l’idée de lancer avec Animerama les premiers dessins animés pour adultes peut-être mondiaux avant Bakshi et Fritz the cat par exemple. Il y a deux autres films, Les mille et une nuits (1969), Cléopâtre (1970), mais qui graphiquement restent du pur Tezuka. Si l’on connaît ses mangas et ses dessins animés  on reconnaît vraiment son style.

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En revanche pour Belladonna, il laisse Yamamoto très libre. C’est pour cela que Yamamoto engage Kuni Fukai comme directeur artistique qui est un illustrateur, pour avoir un style complètement différent. Kuni Fukai adore les illustrations moyenâgeuses, les femmes françaises très années 60. C’est vrai que Belladonna a quelque chose de Françoise Dorléac ou même à Catherine Deneuve, avec sa coupe de cheveux typique. Il a compulsé un gros livre de mode, pour avoir un mannequin en fait.

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Kuni Fukai, illustrateur

Peut-on considérer Belladonna comme un film féministe ?
Tout à fait. C’est extrêmement visible, même. Le livre de Michelet est déjà un livre pré-féministe, même si Michelet peut avoir des aspects extrêmement réactionnaires et traditionnels sur le rôle de la femme qui est là pour fonder un foyer. Mais Michelet est aussi fasciné par les figures féministes guerrières dont Jeanne D’Arc. Yamamoto fait un mélange et appelle la sorcière Jeanne d’ailleurs alors que chez Michelet elle n’a pas de nom. Il donne donc une dimension beaucoup plus féministe au personnage.

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Illustration de Martin Van Maële pour « La Sorcière » de Michelet

La vision qu’en a Michelet, avec beaucoup de fantasmatique il faut bien le dire, c’est que le pouvoir masculin affaibli par les guerres (les hommes sont désormais en minorité puisque les guerres étaient dévastatrices ) a commencé par avoir peur d’un pouvoir féminin qui était en train de monter en puissance. Donc ces femmes qui étaient des veuves, ou des orphelines se retrouvaient entre elles organisaient des sabbats qui devenaient aussi des réunions politiques où se retrouvaient les paysans opprimés par un pouvoir qui commençait à être minoritaire. On allait au sabbat comme on allait … à Nuit Debout ! Il fallait contrecarrer ça. Les traditions populaires de rebouteux mystiques commençaient à être contestataires vis-à-vis du Clergé. Le mouvement de la chasse aux sorcières est parti de là. Ce véritable féminicide a été une action politique pour re-dominer les femmes, les paysans. C’est quelque chose que l’on retrouve parfaitement à l’intérieur du film, mêlé avec les luttes des années 60, le women’s lib… On peut dire qu’il y a tout le mouvement des armées rouges, de Wakamatsu and co. qui sont féministes de fait puisque ce sont les femmes qui les dirigent, mais les mouvements de libération féminine japonais n’existent pas beaucoup. Belladonna aurait pu être un fer de lance à ce mouvement. Sans vouloir spoiler, dans les dernières images, la sorcière devient en quelque sorte « La liberté guidant le Peuple ».

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Ce qui est drôle d’ailleurs en ce qui concerne l’évolution du féminisme et la manière dont l’oeuvre à marqué les cinéastes, c’est qu’elle a également inspirée plus tard Marco Bellocchio (NDLR : La sorcière, réalisé en 1988) qui en fera aussi une figure militante qui traverse aussi les époques. 

Et oui, tout à fait.

Est-ce que Belladonna a inspiré d’autres réalisateurs ?

Je ne sais pas si ce sont des influences, ou pas, mais il y a peut –être un petit côté Belladonna dans les Sylvidres d’Albator. Les fans d’Albator vont beaucoup aimer le film, à cause de cette représentation féminine diaphane, étrange, très séduisante.

Même si Belladonna est une œuvre unique, s’inscrit-elle selon toi dans un mouvement artistique particulier au Japon ?
Peut-être chez les mangaka, ou peut-être chez des gens comme Terayama. On peut sentir les mêmes influences symbolistes. Wakamatsu aussi. Il y a un double ou triple discours. Même s’il y a beaucoup de tortures, de femmes crucifiées, de femmes opprimées… ce sont des films d’apologie de la libération féminine et non pas de domination masculine. Et si on se libère sexuellement on se libère plus globalement aussi.

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A quel public était-il réservé à l’époque ?
C’était pour les adultes, c’est clair, pour les étudiants, pour les lettrés. Il y a quelque chose qui m’a toujours amusé, dans 1969 de Murakami Ryu. Ils hésitent à voir un film pink ou un film politique. Et finalement ils vont voir un film de Wakamatsu parce qu’il y a les deux. C’est un peu pareil.

Belladonna est l’adaptation d’une oeuvre française. Est-ce que selon toi le film se réapproprie un materiau occidental et le traduit à la japonaise, ou en contraire constitue une forme de pont, de dialogue entre deux cultures..
C’est quand même traduit à la japonaise, je trouve. On peut transposer des éléments historiques occidentaux dans le décor féodal japonais. La femme japonaise était dominée, sous la coupe des seigneurs, des hommes. Et on peut remplacer les seigneurs par des shoguns…

Une façon aussi de faire passer de façon plus cryptée un message politique ?
Exactement, d’ailleurs c’est courant. Si l’on prend Lady Oscar, ou La Rose de Versailles on peut remplacer le roi, la reine par des Shogun, Lady Oscar par un samouraï… Et chose amusante également, le diable c’est l’immense acteur Tatsuya Nakadaï qui lui prête sa voix, grand spécialiste avec Toshiro Mifune des rôles de samouraïs dans les chambaras.

Finalement ce que fait Yamamoto, c’est un peu l’inverse de ce que fera Demy avec Lady Oscar ?
Exactement, c’est l’inverse et c’est aussi beaucoup mieux !

Si tu devais ne dire que trois mots pour donner envie de voir le film, quels seraient-ils ?
Psychédélique. Politique. Féministe.

Une dernière chose peut-être ?
Oui, en l’espace de deux mois on a quatre films de sorcières féministes qui sortent. On a Belladonna, mais aussi Elle de Paul Verhoeven, The Witch de Robert Eggers, Insiang de Lino Brocka qui est aussi un film féministe, et raconte comment une femme dominée, abusée arrive à trouver le moyen de se révolter à l’intérieur de milieu très masculin et machiste.

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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