Entretien avec Ole Giaever, réalisateur de Natür Therapy

A l’occasion de la sortie de son film Natür Therapy, Ole Giaever nous a accordé un long entretien. Il nous éclaire quant à la gestation du film et sa portée spirituelle et critique. On comprend mieux combien les états d’âme de Martin sont les reflets de préoccupations contemporaines du cinéaste, et combien le regard d’Ole Giaever est à la fois intime et attentif.

Quel est votre rapport personnel à la nature ?

En Norvège, la nature fait partie de nous car nous avons grandi tout près d’elle. J’ai grandi dans une petite ville bordée par des montagnes, au bord de la mer. Même en vivant si près d’elle, je ne me suis pas beaucoup promené dans la nature, il fallait vraiment que je fasse un peu violence pour quitter la ville. Mais depuis que j’ai déménagé à Oslo, il y a de cela dix ans, je me suis rendu compte que j’avais de plus en plus besoin d’aller dans la nature. J’ai besoin de m’y rendre pour la contempler. C’est vraiment essentiel pour moi d’aller dans la nature pour me sentir en phase avec moi-même, avec la terre. C’est encore plus vrai depuis que les nouvelles technologies, et en particulier les smartphones, ont envahi notre quotidien : il y a tellement de choses qui peuvent nous distraire ou occuper notre attention qu’il est important pour moi de me ressourcer, c’est comme une part de moi que je retrouve dans la nature.

Vous aviez déjà abordé le trek en pleine nature dans Tommy votre court métrage puis dans votre premier film Fjellet/The mountain. Y a-t-il vraiment autant de récits possibles que de façons d’aborder une expédition ?

Oui, je le pense. Il y a plusieurs raisons pour lesquelles j’ai choisi de tourner mes films dans la nature. L’une d’entre elles est que filmer dans la nature suppose beaucoup d’imprévus, et que ça peut être parfois chaotique. Il est important de savoir improviser, de rester spontané et ouvert à tous les possibles car on ne peut jamais savoir à l’avance quel temps il va faire. Du coup, on est plus concentré et plus créatif. Et puis ça confère une sorte d’authenticité au film. Quand on tourne un film qui est centré autour d’un personnage, le personnage est la plupart du temps en opposition avec lui-même, sujet d’un conflit intérieur. Le filmer au beau milieu des éléments naturels, c’est le mettre en prise avec lui-même, le forcer à affronter ses démons. Dans la nature, on ne peut pas se cacher donc au bout d’un moment, on est forcé de se retrouver face à soi-même. C’est surtout le cas dans mon film précédent, The Mountain, car les deux personnages ne peuvent pas échapper l’un à l’autre. Alors que quand on est en ville, on peut facilement faire disparaitre ses doutes ou ses questionnements en allant au cinéma, en allumant la télévision, en allant boire un café et en lisant le journal.

Pour le français, le scandinave au milieu des grandes étendues paraît plus proche de la nature… Avez-vous conscience de démonter un mythe avec ce portrait d’un urbain de la campagne ?

Oui bien sûr, ce qui vaut pour les scandinaves vaut pour les Norvégiens : on ne voit pas la nature de manière romantique ou romanesque, on ne l’idéalise pas. Je suis allé à quelques projections de Natür Therapy, notamment à Berlin, où certains spectateurs étaient déçus. Ils auraient voulu que la nature soit la solution, ils auraient aimé assister à un film dans lequel la nature aurait permis à l’homme de se ressourcer et de résoudre tous ses problèmes. Mais je crois que ça ne se passe pas comme ça, la nature a plutôt le rôle d’un catalyseur, elle permet de faire affleurer ce qui est enfoui dans notre inconscient. La nature n’est pas bonne ou mauvaise, elle est telle qu’elle est et quand on grandit au milieu d’elle, on la voit comme quelque chose d’ordinaire, elle fait partie de notre quotidien. Je comprends cette idée qui veut qu’un Norvégien vive en harmonie avec la nature mais c’est comme si on disait par exemple que si vous aimez l’art, il suffit d’habiter Paris pour devenir un grand artiste !

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Même en plein milieu de la Norvège, vous pensez qu’il n’est plus possible aux individus de s’extraire du village global ?

En effet, quand on va dans la nature, on n’est pas pour autant coupé du monde, on n’est pas comme sur une île déserte. Je peux citer un philosophe contemporain Arne Næss, grand écologiste, qui dit qu’on est vraiment soi quand on est dans la nature et ça, ça me parle. Lors de la première du film, j’ai déjà évoqué l’influence que ce philosophe a eue sur moi. Lui-même a été inspiré par Spinoza. Ce qu’il dit, c’est que la nature nous accueille tels que nous sommes, qu’elle n’a pas d’attentes particulières, contrairement aux individus, elle nous prend comme on est. Et en même temps, on ne peut pas vivre sans les autres : il faut donc trouver un équilibre. Et c’est aussi le dilemme du personnage : il ne s’attache pas aux autres et cherche à développer un sentiment d’appartenance à la nature. Dans la nature, il fait des choses qu’il ne pourrait pas faire ailleurs, il serait rapidement arrêté par la police s’il faisait ce genre de choses en ville. La nature est donc un espace de liberté. Pour autant, on ne peut pas couper tous les liens qui nous rattachent aux autres et d’ailleurs, quand le personnage est seul dans la nature, c’est justement aux autres, à ses proches qu’il pense. Il n’y a pas d’échappatoire.

En guise de retour aux sources, Martin va jusqu’à s’enfouir sous la mousse… Pour vous la paix intérieure passe d’abord par l’union avec la terre mère ?

Je me disais qu’il fallait que le personnage fasse quelque chose à la fin qui change sa perspective, pour qu’il comprenne qu’il perd tout ce qu’il a voulu fuir. L’herbe est toujours plus verte ailleurs et c’est pourquoi il s’égare, trompe sa femme. Après cela, je voulais qu’il fasse quelque chose de très impulsif, de complètement irrationnel. Je voulais vraiment me battre pour faire cette scène car je pensais qu’elle était très authentique, et puis j’aimais la métaphore de l’enfouissement dans la terre. Ainsi, il redevient celui qu’il était, c’est une sorte de renaissance. Donc en définitive, j’aimais bien cette image, ce symbole, et puis j’aimais le défi de tourner cette scène.

Le personnage apparaît décalé dans son environnement. Vous étiez conscients de son potentiel burlesque ?

Oui, bien sûr, j’en avais parfaitement conscience. Mon film précédent, The Mountain, n’était vraiment pas un film drôle. Mais mon court-métrage s’inscrivait, lui, dans une veine comique. Là, je voulais tourner un drame qui soit fondé sur un personnage mais qui contienne aussi des scènes humoristiques et je souhaitais que le comique naisse de ce personnage. Mon idée, c’était que le spectateur accompagne le personnage dans un voyage intérieur, qu’il entre dans sa tête mais qu’à certains moments, il prenne un peu de recul et le voit se débattre avec lui-même. Et c’est cela aussi qui provoque le rire. Dans mon précédent film, ça m’a manqué de ne pas filmer de scènes comiques or la vie peut parfois être tellement drôle. C’est vraiment une question de perspective, on peut très bien envisager une scène tragique mais choisir un angle qui permette d’en montrer toute l’ironie.

Quand est venue la nécessité d’interpréter le rôle principal ?

En fait c’est venu assez tard, au moment où j’écrivais le script. Je me demandais quelle personne réelle pourrait incarner ce personnage. Bien sûr, il aurait pu s’agir d’un proche, d’un ami mais je commençais déjà à m’imaginer dans la peau de Martin. Et au moment où je m’en suis rendu compte, je me suis vraiment dit que ce n’était pas possible : je ne pouvais pas tourner le film et en être le personnage principal. J’ai alors trouvé un acteur avec qui j’ai travaillé sur le pilote du film. Il était très bon mais il y avait quand même quelque chose qui n’allait pas. Je m’en suis alors ouvert à ma productrice, en lui disant que j’avais commencé à me voir dans la peau du personnage principal. J’étais persuadé qu’elle me dirait non, qu’elle me dirait que j’étais vraiment ridicule. Et contrairement à ce que je pensais, elle m’a soutenu et a trouvé que c’était une bonne idée. Ce n’était pas ma première expérience en tant qu’acteur, j’avais déjà interprété un personnage dans des courts-métrages. Cela m’a vraiment demandé beaucoup d’énergie de jouer dans Natür Therapy : j’étais très anxieux mais cette nervosité a aussi eu des effets positifs et m’a permis de partager ma vision du film et du personnage avec mon équipe. Ça a été très dur de me laisser aller, de faire confiance aux autres, mais j’ai la chance de travailler avec un excellent coréalisateur, j’étais vraiment entre de bonnes mains !

Quelles sont vos principales différences avec Martin ?

D’abord, je tiens à dire que le film n’a rien d’autobiographique. C’était vraiment important pour moi de créer un univers fictionnel, un personnage inventé de toutes pièces. En travaillant, j’écrivais à partir de flux de consciences, et pour cela, il ne faut pas se censurer. Si le film avait tourné autour de ma personne, j’aurais été bien trop mal à l’aise et cela m’aurait bloqué. Comme il s’agissait de quelqu’un d’autre, je pouvais m’amuser à lui faire faire / dire tout ce que je voulais. Et puis, ce serait vraiment difficile de faire un film sur ma vie, qui manque de structure dramaturgique. Je pense que certaines parties de ma vie pourraient ressembler à ce que vit Martin mais à une autre époque, dans d’autres circonstances. J’ai rassemblé des choses que j’ai pu vivre, mais aussi des expériences qui sont celles de mes amis et j’ai intégré ce matériau à une structure dramatique, une intrigue. Bien sûr, je fais beaucoup appel à ce que j’ai pu vivre mais ce n’est pas un film sur moi.

Quand le choix de la quasi omniprésence de la voix-off vous est-il apparu comme absolument nécessaire ? Est-ce que ce choix a rendu plus long ou plus difficile l’écriture du scénario ?

L’idée de la voix off est venue très tôt. Elle m’est venue au moment où je filmais The Mountain, un film à petit budget. Je devais faire un premier film et je n’avais pas tellement d’argent donc j’ai utilisé des concepts assez simples, en l’occurrence, une montagne, et deux personnages. Et là, j’ai voulu faire encore plus simple d’une certaine manière : une montagne, mais un seul personnage. Voilà ma première idée pour Natür Therapy. Puis, je me suis demandé ce qui rendrait mon film intéressant : c’est là qu’est venue l’idée de la voix off. Mais je me suis rendu compte que tout n’était pas exploitable : la voix off devait traduire le flux de conscience or parfois, cela sonnait trop littéraire. Du coup, on a supprimé presque la moitié de la voix off. Et puis, un film doit garder une certaine dynamique et si la voix off était présente tout le temps, on deviendrait fou. C’est aussi important que le spectateur se fasse sa propre idée de ce qui se passe. Une fois en studio, une fois le montage terminé, j’ai fini par improviser une bonne partie de la voix off, en regardant les images, et je disais ce qui me passait par la tête, comme ce moment où le personnage dit qu’il veut manger le plus possible et devenir obèse, ça, c’était de l’impro par exemple.

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Les femmes apparaissent plus souvent en fantasmes qu’en rencontres réelles et presque toujours sur le mode mélancolique. Vous croyez quand même à la possibilité du couple ?

Oui, tout à fait, tout à fait. Ce film ne reflète pas du tout la perception que j’ai du couple. Mon personnage a à l’évidence des problèmes, pas seulement avec sa femme, mais aussi avec son fils, ses collègues ou ses amis. Quand j’ai réalisé ce film, notamment pendant le montage, je me sentais moi-même mélancolique quand on entendait la voix de la femme du personnage. Cette femme est là pour lui. La femme avec laquelle on choisit de vivre est là pour nous, et on prend toujours ça pour quelque chose d’acquis, mais c’est finalement assez incroyable de se dire qu’après avoir vécu seul, on peut rencontrer quelqu’un et vivre avec cette personne, être réconforté par elle : c’est un des besoins fondamentaux de l’individu il me semble. Cela fait onze ans que je vis avec ma femme et je suis toujours heureux. Dans le film, je souhaitais montrer que le problème venait de lui, de sa difficulté à s’attacher aux autres, de communiquer avec les autres.

Une des grandes réussites du film est la gestion de l’espace dans la mise en scène. Aviez-vous élaboré un découpage précis au préalable ? 

C’est le 3e film sur lequel je travaille avec mon directeur de la photographie. On se comprend très bien et nos films mettent en lumière ce que traverse le personnage, les émotions qui l’envahissent. Dans la nature, on peut trouver des endroits qui rendent très claustrophobes comme le cœur d’une forêt ou des endroits qui sont plus ouverts donc on utilise cette diversité pour pallier l’absence d’autres personnages avec lesquels Martin pourrait entrer en interaction ou en conflit. D’une certaine manière, le film doit offrir une sorte de résistance. Mais on ne travaille pas avec un story-board, on parle longuement du script et on le passe entièrement en revue pour savoir quels genres de sentiments on veut filmer.

Vous travaillez en binôme avec Marte Vold, comment vous répartissez-vous le travail ? Sur le tournage, comment gérez-vous les choix ou changements dans la mise en scène  ? 

Cela fait longtemps qu’on travaille ensemble. Cela fait 20 ans que nous sommes collègues et amis. Et j’ai commencé en tant qu’acteur dans ses courts-métrages, ainsi je savais qu’on pourrait travailler ensemble. Elle est aussi familiarisée avec mon langage cinématographique et ma mise en scène donc je savais que je pouvais lui faire confiance et qu’elle pourrait faire sortir le meilleur de moi en tant qu’acteur. Quand c’est moi qui suis devant la caméra, c’est elle qui me dit ce qui va ou ce qui ne va pas. Elle était aussi présente aux projections, et pendant le montage, elle a participé à la fabrication du film. Pendant le tournage, je travaillais plutôt avec mon directeur de la photographie, qui savait exactement quel type d’images j’aimais. Je crois que je suis plutôt pragmatique dans ma manière de faire. Je tourne d’abord les plans les plus importants et après je reste ouvert aux suggestions. Tout est prévu à l’avance, au détail près, mais cela reste très libre. Parfois, on prévoit de filmer le personnage jusqu’à ce qu’on se rende compte qu’on ne devrait pas le voir lui mais plutôt montrer ce qu’il voit. Ce que je veux, c’est être parfaitement préparé, ce qui me permet paradoxalement d’improviser pendant le tournage quand je le sens. Après chaque prise, nous en discutons. Mais si on a besoin de refaire une prise, j’essaie de ne pas refaire exactement la même, j’essaie de trouver une autre manière de la faire, et comme ça, il y a une sorte de progression, de cheminement. Et puis parfois, ce sont les scènes qui sont improvisées qui sont les meilleures, comme celle avec la grenouille par exemple, sur laquelle nous sommes tombés complètement par hasard. On s’était aussi donné une règle : une fois la prise terminée, on laissait la caméra tourner et il m’arrivait de continuer à jouer, d’imiter la grenouille en l’occurrence.

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La chaleur de la lumière naturelle adoucit l’exploration du psychisme tourmenté de Martin. Est-ce que l’unité photographique a été difficile à trouver ? 

Question difficile… je crois que le plus dur, c’était de savoir dans quelle mesure la voix-off affectait les images. En fait, on a écrit deux pilotes pour le film pour savoir quel était l’impact de cette voix-off sur les images. Je crois aussi que mon directeur de la photographie est un des meilleurs pour capter la lumière naturelle. Ce qu’on voulait, c’était donner des qualités de transparence au film, d’une part parce que le personnage ne laisse pas transparaître tellement d’émotions, et d’une part pour qu’on puisse suivre et s’attacher à la voix-off.

Etait-ce pareil pour la création sonore…

Ce que je voulais, c’est que les sons soient vraiment authentiques. Je crois que le film est très minimaliste dans sa bande-son. C’est très tentant d’ajouter beaucoup de sons pour apporter quelque chose aux images. Mais ce dont on s’est rendus compte, c’est que plus on enlevait des sons, mieux on entendait. Dans une des scènes, on entend juste un oiseau chanter tout doucement et cela apporte beaucoup à la scène. Tous ces éléments apportent une dynamique. C’est toujours difficile de savoir ce qu’on doit ajouter ou enlever mais je savais qu’il fallait de la musique dans ce film. Le compositeur auquel j’ai fait appel ne souligne rien, il s’accorde avec les éléments du film qui sont déjà présents. La musique permettait d’harmoniser en les reliant toutes les pensées, les émotions et les rêveries du personnage.

Quel sera le sujet de votre prochain film ? 

Je suis en train de tourner mon prochain film et le tournage a lieu toute l’année, pas tous les jours mais à toutes les saisons. Le thème de ce film n’est pas très différent de Natür Therapy mais j’aimerais aussi évoquer la difficulté à vivre notre vie, à faire des choix, à savoir ce qui est important pour chacun et à choisir parmi tout ce que le monde offre alors même que la vie est si brève. Par la même occasion, je veux aussi parler du balcon où je travaille et depuis lequel j’observe le monde comme d’un endroit paradoxal. J’aimerais évoquer le sentiment d’angoisse qui peut nous envahir quand on songe à l’immensité du monde et des possibles. C’est un projet ambitieux mais tant qu’à faire, j’aime autant viser haut et me lancer quitte à tomber et à me faire mal ! C’est un mélange entre un documentaire et une fiction. C’est très chouette à tourner mais c’est aussi un vrai challenge. On verra bien…

Merci à Sophie Yavari pour la traduction.

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