Commençons par une réflexion anecdotique mais rétrospectivement amusante. Quelques semaines seulement, espacent le début d’une célèbre affaire de mœurs éclatant au printemps 2010, rebaptisée l’affaire Zahia, de la projection à la Semaine de la critique (durant le 63ème Festival de Cannes) du premier long-métrage de Rebecca Zlotowski. À la faveur d’une rencontre inattendue, dix ans plus tard ou presque, celle que l’on appelait autrefois simplement par son prénom ou Zahia D. réapparait devant la caméra d’une réalisatrice s’étant entretemps, imposée dans le paysage de la nouvelle garde du cinéma d’auteur hexagonal. Une cinéaste talentueuse et audacieuse, bousculant les étiquettes pour tracer un horizon singulier. À l’image de ses deux premières réalisations, sensuelles et atmosphériques, Belle Épine et Grand Central, mêlant territoires connus (réalisme social, goût du romanesque affirmé) et univers quasi inexplorés (courses de motos clandestines et sous-traitants d’une centrale nucléaire). Divers héritages cinématographiques palpables, pouvant aller du teen-movie 80’s type Foxes (le peu connu premier film du trop facilement conspué Adrian Lyne) à Jean Renoir (Toni), Jacques Becker (Casque d’or), Maurice Pialat en passant par L’étoffe des Héros de Philipp Kauffman ou Démineurs de Kathryn Bigelow. Il y a trois ans, Planetarium, porté par Natalie Portman et Lily Rose-Depp, voyait l’ambition monter d’un cran supplémentaire. Une fiction fantastique croisant l’Histoire, avec les heures sombres se dessinant en toile de fond, laquelle se révélait dans les faits, plus fantasmatique mais aussi plus théorique que ces prédécesseurs, à la fois dense et déconcertante. Avant de s’illustrer prochainement à la télévision en signant l’adaptation en série de la saga en quatre tomes de Sabri Louatah, Les Sauvages, sort en cette fin d’été, Une fille facile. Un quatrième long-métrage mettant en scène Zahia Dehar aux côtés de comédiens débutants et visages plus familiers comme ceux de Benoit Magimel ou de Clotilde Coureau. Naïma (Mina Farid) a 16 ans et vit à Cannes. Alors qu’elle se donne l’été pour choisir ce qu’elle veut faire dans la vie, sa cousine Sofia (Zahia Dehar), au mode de vie attirant, vient passer les vacances avec elle. Ensemble, elles vont vivre un été inoubliable.

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Copyright Julian Torres/Les Films Velvet 2019

« La chose la plus importante dans la vie est d’avoir un métier, le hasard en dispose »

Cette citation extraite du chapitre Pensées Diverses des Pensées de Blaise Pascal accompagne les premières images, une crique paisible et ensoleillée, laissant apparaître au milieu de l’eau, le corps partiellement dénudé d’une jeune femme. À ce moment-là, sans nom ni caractérisation, cette plastique immédiatement iconisée (celle de Zahia Dehar) renvoie aux créatures de rêves (dont Brigitte Bardot serait le plus célèbre avatar) ayant parcourues cinématographiquement le cadre de la Riviera lorsque le titre, s’affichant telle une conclusion à ce court prologue, s’empare d’une expression plus contemporaine à connotation péjorative. Feintant de réduire sa comédienne à un objet de désir, Rebecca Zlotowski, avec un mélange de malice et fascination, en remettant en question une sémantique orientée et intrinsèquement sexiste, affiche le souhait de « déjouer » la représentation médiatique de cette dernière. L’indication discrète de l’un de ses projets sous-jacents, l’étude et la déconstruction de clichés, stéréotypes afin de les soumettre à une réappropriation conditionnée par un point de vue féminin et féministe. Introduction en trompe l’œil pourtant, la photographie presque irréelle aux allures d’un paysage de carte postale, constitue un joyeux mirage. Lorsqu’entre en scène son protagoniste, Naïma, Une fille facile emprunte alors la voie de la chronique estivale, sous forme de conte (influence rohmériene assumée), dimension appuyée par l’usage d’une voix-off. Observation d’une période définie, à l’aune d’un âge nouveau (elle fête ses seize ans en début de long-métrage) et d’une phase de changements impulsée par l’arrivée de sa cousine Sofia. Le regard innocent que porte l’héroïne sur son aînée épouse celui d’une réalisatrice dépeignant un univers étranger, qu’elle semble découvrir en simultané. Récit initiatique doux et solaire (deux caractéristiques marquant une nette différence avec l’âpre Belle Épine dont il pourrait constituer une sorte de versant lumineux), le film déroule non sans habilité, un programme partiellement attendu. Une plongée dans un monde fait d’apparences, de rapports biaisés et de frontières troubles, pénétré au moyen d’un scénario limpide aux enjeux minimalistes. La relative légèreté de l’ensemble ne vise pas tant à dédramatiser des situations potentiellement « risquées » qu’à traduire formellement l’insouciance et l’appétit de liberté (notion essentielle) guidant les deux personnages principaux.

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Copyright Julian Torres/Les Films Velvet 2019

Cinéaste de corps et de décors, Rebecca Zlotowski donne un temps l’impression de rejouer sur un mode plus mineur, une variation de ses précédents travaux, laquelle substituerait des sensations, émotions durables à un plaisir plus instantané. Pourtant, Une fille facile, à l’instar de ses héroïnes, se joue d’une futilité apparente, dissimulant une surprenante cruauté, faisant en définitive du film, le plus frontalement politique de son auteure. Revisiter la mythologie azuréenne ne relève pas du seul désir cinéphile, la démarche se double d’une relecture et réinterprétation d’archétypes à des fins plus militantes. Le parcours de ces « jeunes filles faciles », occasionne la peinture de deux classes sociales distinctes au sein desquelles ressortent un ordre et une hiérarchie. Des schémas établis qu’il s’agit dans un cas, de renverser, dans l’autre, de perpétuer. Naïma, à travers sa volonté d’enrayer une forme de déterminisme, entrevoit la possibilité de s’extraire de sa condition en la fuyant, quitte à négliger une possible désillusion, illustration d’une certaine fatalité, d’un ascenseur résolument en panne. Au détour de deux séquences en particulier, l’une mettant en scène Benoît Magimel (trouvant ici sa plus belle partition depuis La Tête haute) dont le personnage tombe soudainement le masque, l’autre marquée par la spectaculaire apparition de Clotilde Courau (incroyablement charismatique), ces réflexions s’invitent explicitement dans le dialogue, non sans agrémenter le discours de nuances bienvenues. Néanmoins, l’aspect le plus engagé, au sens politique du terme, est à chercher du côté du geste cinématographique auquel s’adonne la réalisatrice. Depuis Belle Épine, on a pu constater que la question du regard, du point de vue était primordiale dans son approche, à la fois en tant qu’outil narratif et vecteur de mise en scène. À l’heure où la notion de male gaze s’immisce de plus en plus fréquemment au milieu des débats autour du 7ème art, pour le meilleur et pour le pire (l’apposition stricte d’une grille de lecture partiale ne peut suffire à faire office d’argument), l’émergence d’un female gaze, apparaît comme une réponse aussi judicieuse que nécessaire. Ainsi, Une fille facile, se distingue par la multiplicité des regards qu’il déploie, objets de dialogues muets à l’intérieur du cadre, observés, contredits, confrontés les uns aux autres. Ils contribuent autant à façonner l’œil d’une héroïne en plein apprentissage, qu’à sophistiquer l’imaginaire d’une artiste complexe et complète.

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