Akira Kurosawa – « Vivre dans la peur » (1955) (Wild side)

Simultanément à celui de Vivre (1952), Wild Side a récemment édité le DVD de Vivre dans la peur que Kurosawa a tourné juste après Les Sept Samouraïs (1954) et peu avant Le Château de l’araignée (1957). Le cinéaste alternait donc alors les films en costumes et les récits contemporains.
Vivre dans la peur est une œuvre relativement mineure dans la filmographie de Kurosawa, mais elle a fortement retenu notre attention et nous conseillons à ceux qui ne la connaîtraient pas de la découvrir. Le récit se passe dans une grande ville ; il représente le destin d’un vieil homme, Kiichi Nakajimi, terrorisé par la menace nucléaire et qui veut quitter le Japon, ainsi que les conflits qui, de ce fait, l’opposent aux membres de sa famille, à ses proches, à ceux qui travaillent avec et pour lui – il est directeur d’une usine.
En lui se concentrent, de manière pathologique, les peurs de toute la société nippone. Il est aisé de penser au traumatisme de la fin de la guerre, à Hiroshima et Nagasaki. La censure exercée par les Américains sur les productions cinématographiques japonaises a maintenant pris fin et le réalisateur peut évoquer cette réalité de façon plus explicite que dans des films comme L’Ange ivre (1948) ou Chien enragé (1949). Lorsque nous avions écrit, ici, sur Culturopoing, des articles sur ces deux films, nous notions que le syndrome de la bombe atomique se manifestait, probablement et entre autres, à travers la chaleur estivale qui faisait transpirer, suffoquer les personnages, lesquels passaient leur temps à s’essuyer le visage, le cou, les mains, les bras. Il en va de même dans Vivre dans la peur… La canicule sévit…

Mais il ne pas oublier que nous sommes au début des années cinquante, que la Guerre Froide bat son plein, que la menace nucléaire est dans tous les esprits, partout dans le monde. Et, surtout, il faut savoir que le Japon connaît des problèmes relativement ponctuels, concrets et tragiques, liés aux essais grandeur nature auxquels procèdent les États-Unis dans le Pacifique depuis la fin de la guerre… Si l’on ne connaît pas l’événement qui a inspiré Kurosawa pour Vivre dans la peur, on passe à côté de la pertinence foncière du film, de son actualité. Et l’on ne comprend pas que Kurosawa est à la fois le cinéaste de 1945 et aussi celui de l’Apocalypse redoutée… Et qu’en ce sens il est grandement en avance, même si sa position particulière est justifiée, sur des cinéastes comme Antonioni – L’Éclipse (1962) – ou Bergman – Les Communiants (1962).
Depuis quelques années les États-Unis font des essais nucléaires dans les îles Marshall dont ils ont la tutelle depuis 1947. Bien que distantes de plus de 4000 kilomètres, les îles Marshall, si on n’oublie pas les proportions spécifiques à cet espace gigantesque qu’est l’Océan Pacifique, sont relativement proches du Japon – mais aussi de l’Australie. Les Japonais les avaient d’ailleurs occupées entre les années dix et la Guerre du Pacifique. Même si certaines populations sont déplacées par les Américains, beaucoup de Marshallais ont été irradiés.
Le 1er mars 1954, les USA font exploser leur plus puissante Bombe H dans l’Atoll de Bikini. C’est l’opération « Castle Bravo ». Les Américains n’avaient pas prévu que les conséquences de cet essai seraient aussi amples et violentes qu’elles l’ont été. Un bateau de pêche japonais, le « Dragon Chanceux », est contaminé ainsi, donc, que les 24 membres de l’équipage. Quelques jours après l’incident, l’un d’eux meurt. L’affaire fait grand bruit. Les gouvernements américain et japonais entament des pourparlers, concernant entre autres la question des dédommagements. Les mouvements antinucléaires deviennent plus actifs, notamment au Pays du Soleil Levant. On sait aussi que c’est en partie cet événement qui a inspiré le personnage de Godzilla pour le film éponyme réalisé en 1954 par Ishirô Honda.

Nous souhaitons maintenant raconter la façon dont nous avons perçu ce film. Le protagoniste, Nakajimi, est manifestement un homme vieux. Ce qui est surprenant est que son visage est très maquillé. Il détonne dans le cadre filmico-diégétique : les autres personnages sont tout à fait naturels. Nous avons vite compris que ce personnage est incarné par un acteur jeune et que celui-ci a été grimé pour apparaître plus âgé qu’il ne l’est. Mais le procédé est grossier. Nous apprendrons plus tard – en regardant l’un des bonus accompagnant le film – qu’il n’était pas facile à l’époque, pour le réalisateur et son équipe, de réussir un maquillage ayant cette fonction de vieillissement, mais nous ne pouvons sortir de notre esprit l’idée que le résultat obtenu est vraiment raté. D’autant plus que, selon nous, il empêche l’acteur d’inscrire de façon relativement authentique ce que sont supposés être ses ressentis – la colère, l’angoisse, la peur- à même son visage, de les exprimer de façon crédible. Le personnage a une dimension théâtrale, et il est comme catapulté dans un film de facture neutre, réaliste. Étrange effet.

Dans son film, Kurosawa raconte les projets que nourrit le vieil homme pour se protéger de la menace qu’il sent peser sur lui et sur ses proches, et pour émigrer en Amérique du Sud. Les démarches entreprises par son entourage familial, visant à l’empêcher d’arriver à ses fins et à le faire placer sous tutelle par un juge. Lors des entretiens de la famille ou du protagoniste avec celui-ci, sont présents et prennent la parole des avocats, mais aussi un médiateur. Celui-ci est incarné par le fameux acteur Takashi Shimura dont nous avons déjà beaucoup parlé dans nos textes précédents sur les films de Kurosawa. C’est un dentiste qui a accepté la demande de l’Ordre des médecins de participer à la gestion de la situation conflictuelle qui constitue le nœud du film. Il n’est pas anodin qu’il soit un soignant et quelqu’un qui creuse. En l’occurrence, il est l’un de ceux qui va essayer de comprendre Nakajimi, qui va le défendre, en étudiant en profondeur sa situation, sa situation dans le cadre de celle du pays tout entier. Les discussions contradictoires et les interrogations complexes et parfois insolubles autour de la personne de Nakajimi constituent un élément très important du film. Nakajimi est-il fou ? Est-il le plus lucide de tous ? N’est-ce pas la société voulant le mettre hors d’état d’agir qui est folle ? Le vieil homme est-il un réel danger pour son entourage ? Fait-il avoir peur comme il a peur ? Est-il nécessaire de surmonter son effroi pour survivre malgré tout ? On pense à la seconde partie de Vivre par certains aspects – les dialogues évaluateurs autour du fonctionnaire décédé qui a accompli de son vivant un exploit en surmontant les multiples obstacles de la bureaucratie japonaise ; on pense à Europe ’51 de Roberto Rossellini par d’autres aspects – le procès de l’héroïne Irène Gerard, et les discussions autour de son asocialité, de sa supposée vésanie.

Le film prend un tour différent lorsque Nakajimi est poussé à commettre un acte destructeur et autodestructeur radical, pour tenter d’obliger définitivement sa famille à le suivre dans sa fuite en avant. Cet acte a des conséquences graves auxquelles n’avait pas pensé le vieil homme. Sa terreur l’a submergé et l’a aveuglé. Prenant conscience de la situation qu’il a créée, il se jette à terre, se traîne dans la boue, implore ceux à qui il peut avoir nui de lui pardonner ses errances. À travers les faits, les actions, paroles et gestes des personnages, la nature du décor dans laquelle ils se trouvent, on a l’impression de glisser plus ou moins brusquement dans une autre dimension : la tragédie. Le détail artificiel, théâtral que nous avions relevé au début du film prend finalement grand sens. La fin de Vivre dans la peur est poignante et glaçante – si l’on peut dire, puisque tout semble brûler, au moins dans l’esprit du protagoniste. Nous ne dévoilerons pas la façon dont se termine le récit et le sort qui est celui de Nakajimi – dont il faut dire qu’il est incarné avec maestria par Toshiro Mifune, qui a beaucoup travaillé son rôle pour se transfigurer, notamment au niveau de la gestuelle -, mais nous mentionnerons que, mutatis mutandis, nous avons perçu en lui quelque chose de l’hallucinant Docteur Mabuse des années trente.
Même si nous pensons comme Romain Lecler, qui a écrit il y a quelques semaines un article sur Vivre dans la peur dans Critikat, que quelques moments de dialogues sont forcés et relèvent du cliché, notamment ceux sur la relativité de la démence de Nakajimi, nous recevons le film de façon exactement opposée à lui. À notre sens, les scènes finales ne sont pas « poussives », mais au contraire elles font littéralement décoller le film.

 

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