« Saigon » m.e.s Caroline Guiela Nguyen

À huis non clos

Pour la seconde fois à Paris, Saigon créée par Caroline Guiela Nguyen joue aux Théâtre de l’Odéon – Ateliers Berthier jusqu’au 22 juin.

La scène est floue, derrière le voile on suspecte un restaurant assez calme. Une fois dévoilé, on repère la cuisine à gauche de cette malle-restaurant. Les herbes y sont hachées, la pâte déliée, le porc découpé, le caramel fondu : la matière est au travail. Les mangeurs, au centre, parlent la bouche pleine. Dans un coin, une petite scène fleurie accueille un micro dans l’attente de voix tues, de voix chantées, et autres cris du cœur.

La propriétaire de ce lieu de vie, Marie-Antoinette (Anh Thanh Thu Tô), ouvre son territoire aux autres. Elle fait de son restaurant, un lieu où se restaurer, un chez soi où chercher les mots et les histoires perdus au fond des soupes ou sur les cartes.

Ce restaurant a un pouvoir magique : il voyage à travers le temps et l’espace.

1956 – 1940 – 1996

Saïgon – Paris XIème – Hô-Chi-Minh-Ville

La lumière est notre seul repère : lumière-douce, lumière-fluorescente, lumière-nuit.

La pièce est un puzzle de témoignages récoltés entre tous ces lieux. Caroline Guiela Nguyen tente de retrouver le disparu « comme par exemple le français limité tel que le parlait ma grand-mère ou celui, différent, de mon oncle, créolisé », précise-t-elle. Un disparu qui cloue le bec des descendants. Le restaurant vert d’eau jouerait ce liant manquant à tous ces récits pour tenter d’attraper ce qui jamais n’a pu se dire.

Emmêler les récits pour y voir plus clair.

© Jean-Louis Fernandez

Voix-off : la voix sans corps

Comment palier à une absence trop prolongée ? En racontant des histoires. Dans cette pièce, les corps manquent – et pourtant ils ne cessent de se croiser. Les fantômes déjeunent et chantent avec le présent sans se rencontrer. Les corps absents ou disparus ne cessent de manquer. Mais les fantômes ne sont jamais parlés et traînent longuement dans ce présent qui n’en finit pas.

Au début de la pièce surgit une voix-off. La voix s’ouvre sans filtre, le corps – en décalé – cuisine sur scène. La présence continue de cette voix-fantôme nous laisse entendre que, pris dans la scène, dans l’histoire, aucun des personnages ne peut mettre des mots sur les traumatismes dus à l’exil, la guerre, et la colonisation. « Le souvenir de ce qui est arrivé est encore là sur mon cœur », dit la voix-off. Afin que la transmission opère a minima, il faut que la voix flotte dans l’espace, à l’écart du restaurant-maison, ici maître des coordonnées spatio-temporelles. Les histoires non-dites doivent emprunter d’autres chemins pour se faire entendre – s’écrire, se montrer, se taire ou se chanter.

La bande-son d’un exil

Pour dissiper la douleur, les personnages de chaque époque chantent sur la petite scène du karaoké. On oscille entre les paroles de Sylvie Vartan « Je vivrai pour deux », de Christophe « Aline », de Françoise Hardy « Parlez-moi de lui », incarnées dans d’autres corps, par d’autres timbres et accents.

« Dites-moi les mots »

« et répondez-moi vous ne dites rien » chante une des comédiennes.  

Isolées, les phrases nous en disent davantage sur les béances de l’histoire de cette famille exilée, organisée autour du manque. Les chansons françaises racontent ici un brin de ces absences prolongées.

 

Un restaurant sans adresse

La maison est le lieu détenteur de ce que l’on désire le plus, un objet inaccessible autour duquel on tournera sans cesse, ici les trous de l’histoire. Où se cachent-ils ?

Autour de la pièce centrale (cuisine, salle-à-manger, karaoké), deux lieux invisibles pour le spectateur. Leurs portes sont omniprésentes : les toilettes et la cour extérieure.

Dans les toilettes on s’y réfugie quand les mots manquent, on s’y déguise pour changer de statut. La porte battante vers l’extérieur transforme la pièce, comme l’entendait Michel Deguy, en huis non clos*. Mais les personnages retournent toujours à la même place, chacun son rôle. Entre ces murs gesticulent les villes et les histoires, mais elles ne s’entrechoquent pas assez. On aimerait que les fantômes et les présences se rencontrent.

Ce restaurant-maison agit donc comme un révélateur partiel, la photographie existe, chacun des personnages en porte un fragment, mais elle est encore à l’état de latence.

Un lieu existe pour donner forme à l’image négative et chacun s’en saisit.

La traduction est synonyme de perte

Traducere, faire passer, déplacer, selon l’étymologie des langues latines, suggèrent que la traduction est un mouvement. Le passage d’une langue à l’autre astreint (avec succès) le spectateur à une écoute flottante. Des murmures aux cris tout ne peut se traduire. Pour que les éléments circulent il faut donc accepter la perte.

Pour saisir les récits découpés par les temps, les espaces, les chapitrages : un dispositif de surtitrage est accompagné d’une traduction à même la pièce. À différents moments, c’est un personnage qui demande à un autre d’endosser le rôle de passeur de mots. Dans ce restaurant, vous n’entendrez « pas une langue commune, mais un corpus tournant de langues » (Camille de Toledo).

La transmission se fait donc en creux. Le creux laissé par cette traduction inaboutie. Les mots manquent et c’est ainsi que l’histoire avance. Un lien entre les divers personnages se confirme, il s’agit d’un lien de traduction. On aimerait que les surtitres disparaissent le temps de la représentation pour que nous, spectateur, ayons aussi le droit à l’oubli et à la remaniabilité.

Cette mise en scène d’une grande douceur met en mouvement ces histoires en voie de disparition. L’accord du jeu des comédiens permet au spectateur de tisser le fil de cette histoire morcelée. Au-delà des pleurs, les exils racontés dans Saigon résonnent dans d’autres langues.

Odéon-Théâtre de l’Europe du 5 au 22 juin 2019

*Esseuillement, Michel Deguy

Le dedans veut sortir

et le dehors entrer

la porte qui bat

invente à huis non clos

un seuil pour le rythme

qui répartit les deux côtés.

Au-dedans du dedans

reclosant l’intérieur

le cœur mis au secret

scelle et montre le tout

la partie qui l’intègre

n’ignore pas les autres

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A propos de Déborah Gutmann

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