Vincent Dumestre « Jamais un artiste ne doit se poser la question du renouvellement. Si on se renouvelle, c’est naturellement » (Partie 2)

Alors que les représentations du Couronnement de Poppée de Claudio Monteverdi battent leur plein à l’Athénée Théâtre Louis-Juvet avec Le Poème Harmonique et les artistes de l’Académie de l’Opéra national de Paris, voici la deuxième partie de notre entretien avec Vincent Dumestre.

 

Entre l’Italie de Monteverdi, l’Angleterre de Purcell,  la France de Couperin ou Lully, y a-t-il une musique de ton cœur ?
C’est un peu comme demander à Pierre Gagnaire quel légume il préfère cuisiner : cela dépend probablement des jours, et des saisons ! Mais s’il fallait faire un mono-régime, je pourrais me contenter assez longtemps de Purcell, pour la qualité intrinsèque de l’écriture, extraordinaire de synthèse dans l’histoire de la musique, comme Monteverdi et Lully. Il a su prendre ce qui était bon avant lui et faire la synthèse de ce qui était nouveau et fort en Europe. Londres était un centre culturel très fort. Beaucoup de musiciens italiens y émigraient ou y étaient invités, la musique française et espagnole y était très présente. Les ouvertures de Purcell sont à la française, mais il se nourrissant de contrepoint à la William Byrd ou à la Thomas Tallis. De ce fait, il sublime la période élisabéthaine dans son écriture. Et en même temps, ses opéras sont extrêmement vivants, avec de véritables caractères de personnages. La Musique pour les funérailles de la reine Mary est aussi belle qu’un Te Deum français, sans avoir besoin de passer par la pompe. J’ai aussi le grand plaisir de pouvoir jongler avec ces répertoires, et il n’y en a au final pas tant que ça car je n’ai ni la fibre ni l’ambition du répertoire romantique, contrairement à la plupart des chefs baroques, qui, à un moment de leur carrière, ont une forme d’aspiration vers le « grand » répertoire. Je suis vraiment heureux de rester dans une parcelle géographique et historique assez limitée.

Quelle est ton degré de liberté dans tes projets ?
Je suis entièrement libre, car fondateur d’un ensemble indépendant que je dirige. Le plafond de marge de liberté peut être lié à la contrainte des commandes, des propositions, du marché pour utiliser un mot qui ne me plait guère. Et le marché fait, par exemple, que la musique italienne est beaucoup plus attendue et proportionnellement demandée que la musique française.

© Lukas Beck

J’aime beaucoup également l’idée de ces projets également plus transversaux, tels que Mon amant de Saint Jean qui font des liens avec la musique populaire (on se souvient d’Aux marches du palais, il y a plus longtemps). Comment vois-tu ces rencontres ?
Ce projet ne me semble pas si différent des autres, en fait. Je suis mû par l’envie de mieux comprendre les XVIIe et XVIIIe siècles, mais dans cette petite sphère que représente cette musique, je n’ai aucune limite. C’est passionnant de toucher à autre chose qu’au répertoire « savant ». Je l’avais fait dans le disque Il Fásolo ?, avec des chansons vénitiennes et romaines du XVIIe qui utilisent des structures musicales populaires. Avec les albums Aux marches du palais et Plaisir d’amour, j’ai voulu rappeler que des chansons qu’on connaît aujourd’hui existaient déjà aux XIXe, XVIIIe et XVIIe, parfois même au XVIe. Dans le même ordre d’esprit, je trouve fascinant qu’on soit revenu à la musique ancienne après un siècle d’abandon. Vers 1750 en France, beaucoup de luths ont eu le manche coupé pour en faire des vielles à roue, avant de disparaître. Ça devient des souvenirs de cette « vieille musique », des objets dont parlent les poètes comme Apollinaire. Et puis fin XIXe, début XXe, on s’y penche à nouveau grâce à des ethnomusicologues ou à des gens comme Viollet-le-Duc, grâce à cette envie de retrouver le baroque, sous forme de néo-baroque. Un grand nombre de musicologues s’intéresse à la musique ancienne au moment où la nation française en guerre depuis les années 1870 contre l’Allemagne a besoin de se resserrer sur ses valeurs. Ses valeurs, c’est son Histoire, qui inclut notamment les musiques anciennes, les « vieilles chansons », comme on les appelait. La revue Paris qui chante, commencée en 1901, regroupait des partitions de chansons populaires et de courtes pièces baroques (Alessandro Scarlatti, Pierre Guédron…). Il y avait donc déjà une connexion entre ces musiques populaires et le répertoire « ancien », les deux ont vécu au même moment. Dans le programme Mon amant de Saint Jean, j’ai donc créé avec la mezzo-soprano Stéphanie d’Oustrac l’histoire d’une femme qui a chanté le grand répertoire et ensuite de la chanson, de façon à traverser ces différentes musiques. On est au début du XXe siècle avec des instruments baroques, mais aussi un accordéon. Je ne suis pas adepte du crossover, mixer les styles et les répertoires, mais je trouve intéressant que deux musiques se rencontrent et en produisent une nouvelle : cela peut prendre un siècle ! Les Espagnols arrivaient dans le nouveau monde et rencontraient la musique des esclaves qui venaient d’Afrique. Si on parle de Venise au XVIIe, on ne peut pas parler que de la musique imprimée – princière, donc riche –, car 80% de la musique était jouée et entendue par le peuple dans les rues. Si on veut avoir une photographie sonore du XVIIe à Venise, il faut aller creuser dans ces zones-là, d’autant plus difficiles à comprendre qu’il s’agit d’une tradition orale sans trace écrite.

Il peut aussi y avoir des réminiscences inattendues. Le rap peut tirer sa source de certaines structures du XVIIe siècle. Le tétracorde descendant, ces 4 ou 5 notes descendantes en boucle utilisées par Purcell durant toute sa vie et par bien d’autres, fonctionne encore dans les années 50 avec Hit the Road Jack de Ray Charles, et continue à fonctionner chez certains rappeurs qui utilisent ces mêmes mouvements. On a une même formule, elle est baroque et n’a jamais vraiment quitté nos oreilles. C’est une porte d’entrée pour un mélange d’arts à 200, 300, 400 ans de distance et qui peut fonctionner.

©Jean-Baptiste-Millot

En pensant à Vincent Dumestre peu de gens, probablement à tort, t’imagineraient écoutant de la pop en arrivant chez toi. Ecoutes-tu d’autres musiques ?
J’ai comme tout le monde besoin de musique au quotidien en plus de ce que je fais. J’apprécie les musiques qui sont associées à mon histoire personnelle, et notamment à mon enfance et mon adolescence. Mes parents écoutaient beaucoup de bossa nova (João Gilberto, Antônio Carlos Jobim ou Gilberto Gil) et avaient un petit orchestre de musique folklorique traditionnelle – ça a même fait partie de mes premiers passages sur scène quand j’avais 14 ans –, donc ça me suit encore un peu aujourd’hui. Et, adolescent, j’ai bien sûr vécu avec Supertramp, Joan Baez, Pink Floyd, U2, et même des vieilles choses comme Abba… J’adore y retourner ! J’ai eu la chance d’avoir un parcours un peu atypique et de ne pas être enfermé dans un conservatoire de musique jusqu’à mes 18 ans. Comme j’ai appris la musique très tard, j’ai eu la vie « normale » d’un adolescent des années 80. Et quand j’ai un peu envie de me nettoyer la tête, c’est ça que j’écoute. Si les gens aiment tant le duo « Pur ti miro », dans Le Couronnement de Poppée, c’est parce qu’ils l’associent à quelque chose de personnel. La musique a une force intrinsèque, mais quintuplée par l’association à nos sentiments en chacun de nous. C’est ce qui fait que personne n’écoute jamais vraiment la musique de la même manière, car on ne peut pas la dissocier de ce qui nous a construits.

Quelles affinités entretiens-tu avec les arts contemporains, je pense à la peinture ou la danse par exemple ? Tu n’envisagerais-tu pas des rencontres inattendues avec des artistes contemporains ?
Je suis donc complètement ouvert à des rencontres possibles à condition… que la rencontre soit possible ! Dans le répertoire baroque, certaines musiques se prêtent plus que d’autres à la rencontre. Le répertoire français, comme la tragédie lyrique, est un univers en soi avec son vocabulaire, qui se marie difficilement à autre chose. La langue de Racine, ou de Lully / Quinault, est l’aboutissement d’un travail sur la manière d’exprimer et suggérer les sentiments, avec ce lot de références de l’Antiquité. Pour cette musique, plus on va chercher les instruments – violes de gambe, clavecin, tempéraments – et les interprètes, plus ce monde est juste. Et puis il y a des musiques – comme, paradoxalement, la musique sacrée – qui se marient plus facilement à d’autres styles. Un Miserere d’Allegri n’évoque pas uniquement le Vatican ou le culte : il nous imprègne d’une spiritualité qui, en termes d’images, de rencontres et de danse, peut s’associer d’une manière assez flexible à des arts contemporains. J’ai par exemple travaillé avec Mathurin Bolze, un artiste trampoliniste exceptionnel.

©Jean-Baptiste-Millot

Pour poursuivre sur les rencontres avec ces autres arts, envisagerais-tu des ciné-concerts ?
Tout à fait, ça serait une belle manière de marier des styles différents et de pouvoir participer à des événements cinématographiques. Mais comme toujours, il y a toujours le problème du lieu : notre musique est quand même destinée à résonner dans un lieu, alors que le cinéma est destiné à résonner dans un cinéma. Le cadre serait très important afin de mettre en valeur à la fois le film et la musique, une salle de concert avec une belle acoustique qui accueille un écran. Ça serait assez drôle d’assumer un répertoire XVIIe / XVIIIe sur un film qui n’a rien à voir. Pour associer cinéma et musique, il ne faut pas forcément chercher une logique. Ce n’est pas forcément avec des instruments baroques qu’on raconte le mieux une histoire qui se passe à l’époque baroque. Il y a des musiques qui peuvent illustrer les sentiments d’un cinéma sans qu’elles aient un rapport direct avec le film. La poésie d’associations inattendues est rendue possibles par l’aspect universel de l’art.

Est-il vraiment nécessaire de chercher à se renouveler pour éviter une routine ?
Se renouveler ne peut pas être un choix. Ou alors les artistes qui font le choix de ne pas se renouveler ne sont vraiment pas les meilleurs. Ferruccio Soleri n’a quasiment fait dans sa vie que le rôle d’Arlequin pour Giorgio Strehler, mais on ne pouvait pas appeler ça de la routine : c’était du génie. Il a peaufiné ce personnage unique pendant toute une vie. Il faut évacuer la notion de routine ; si on se renouvelle, c’est naturellement. L’insatisfaction et les contraintes font que l’on travaille une matière artistique en perpétuelle évolution. Jamais un artiste ne doit se poser la question du renouvellement.

(Lien vers la première partie de l’entretien)

 

Il Nerone – L’incoronazione di Poppea (Le Couronnement de Poppée), de Claudio Monteverdi

Le Poème Harmonique
Direction musicale : Vincent Dumestre
Mise en scène : Alain Françon

Avec les solistes de l’Académie de l’Opéra national de Paris

A l’Athénée Théâtre Louis-Juvet (Paris 2e) du 2 au 12 mars 2022
A l’Opéra de Dijon (Grand Théâtre) du 20 au 26 mars 2022
A la Maison de la Culture d’Amiens le 1er avril 2022

Photo de couverture ©Diaghilev Festival

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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