Benjamin Biolay – La Superbe (Archives 2009)

Ton héritage…

Commençons cet examen minutieux du nouvel album de Benjamin Biolay en évoquant son disque précédent, Trash Yéyé, un album particulièrement noir avec ses tonnes de chansons trash et bien dégueulasses, ses mots blessants et acérés mais aussi forcément des vérités poignantes et des tonnes d’émotions (du rock aussi). BB s’y lâchait total, poussait sa voix comme jamais et c’était jubilatoire en partie d’ailleurs via cette absence totale de retenue dans cette noirceur, ce sexe, ces mots.
Il est important d’évoquer cet album parce que celui-ci suit le même chemin du côté des thématiques, des sujets pas particulièrement guillerets (on en reparlera) mais dans une veine tout de même plus soignée et accessible. Les puristes y verront peut-être un formatage mais c’est aussi et surtout une manière de toucher un public plus large sans le brosser forcément dans le sens du poil auditif.

L’observatoire…

« La Superbe » donc, voici un album long en bouche, 22 titres dans lesquels il est aisé de se perdre (surtout à l’heure du zapping aléatoire et de la shuffleisation de l’écoute), un double album comme son second disque « Négatif » (souvenez-vous des merveilles « Little Darlin’ », et « Chaise à Tokyo »), une abondance d’univers musicaux sous la multiple couche d’instruments (une habitude chez BB) qui nécessite du temps pour y trouver sa route bien que, petit à petit, chaque titre ou presque finisse par s’imposer et dessiner le chemin en chaque auditeur. Notons que la notion de double-album vaut pour son versant « physique », la version digitale proposant elle les 22 titres de manière indissociables, disons aussi que les deux disques sont liés l’un et l’autre et forment un grand tout (une chanson comme « 15 août » sur le premier et une autre comme « 15 septembre » sur le second par exemple).
La métaphore de la promenade est ici de première pertinence, on se promène au fil des titres entre des ambiances automnales ou crépusculaires, là où il pleut des (superbes) cordes sur un narrateur/chanteur revenu de tout et surtout de lui-même (le titre introductif « La superbe », « Ton héritage » ou le définitif « Brandt Rhapsodie » pour citer les plus mémorables), et des tempos plus altiers (et non légers) où des sonorités plus anglo-saxonnes émergent (si tant est que la basse ronflante soit une trademark uniquement estampillée british).
Ainsi le morceau éponyme qui ouvre le disque un peu comme « Le brasier » ouvrait un album d’Etienne Daho, ce solennel teinté d’amertume et de mélancolie absolument sublime (même si pour les différencier on dirait volontiers que Daho ne peut s’empêcher de chanter en se dodelinant même doucement là où Biolay lui donne toujours l’impression de chanter assis). Car si Biolay peut agacer par moment dans sa manière de dire les choses (on se souvient de cette interview néo-rebelle à Teknikart par exemple) il est évident qu’il possède un immense talent de mélodiste et d’arrangeur. Toutes les musiques de ce double album sont ainsi presque exemplaires, chacune dans son propre style (de la pop altière au tempo piano jazz en passant par des chapes de violonneries ou des petits riffs de guitare du meilleur gout) , il semble arriver ici et bien plus que sur ses précédents disques à une certaine maestria (on ne dira pas maturité tant ce mot fait horreur et semble signifier davantage un pourrissement à venir qu’une apogée momentanée) musicale et trône en tous les cas à des hauteurs peu atteintes au sein de la pop hexagonale (on dira aussi « variété française » dans le sens le plus noble du terme).
Si les styles éclatent il en va de même pour les références, non pas à entendre du côté des « comme si… » mais plutôt du voisinage et du cousinage. Quelques éléments du dossier ? Et bien cette ambiance très Forestière à la Cure sur « Prenons le large » (à moins que ce ne soit un écho lointain aux premiers U2 ?), le superbe « Jaloux de tout » qui pourrait être la meilleure chanson de Sébastien Tellier si celui-ci s’attachait un jour à écrire des paroles dignes de ce nom, ce « Buenos Aires » étonnant qui sonne comme un reggae Gainsbourien salopé par Manu Chao, et oui.
Toujours et encore également une efficacité pop d’ensemble symbolisée peut-être par la classe d’un « Si tu suis mon regard », cette ambiance à la Renaud Paravel sur « Miss Catastrophe » (quelle sublime musique !) ou encore une mélodie proche de l’univers développé par Bruno Maman sur son dernier album à l’occasion de « Tu es mon amour ». On insiste sur le fait que ce n’est là la preuve de nul emprunt (évidemment) mais simplement un cousinage fécond. Ce maelstrom musical toujours pertinent et jamais gratuit qui rend le disque magistral et rappelle combien Biolay à travers toute cette diversité fait avant tout et surtout du Biolay.

Regarder la lumière…

Car cette diversité des styles (que l’exercice du double album favorise) n’est en rien synonyme d’armée mexicaine en grande partie de par le chant de traîne de Biolay, sa singularité comme sa limite, ce chant qui évoque le Gainsbourg parlant-récitant des années 70 (et non celui « chantant » des débuts) et qui colle aux mélodies le plus souvent avec bonheur (mais pas toujours). On cite Gainsbourg mais on pourrait aussi citer aussi Dominique A ou bien Jean-Louis Murat, bref ces adeptes du parlé-chanté (ici majoritaire), ce fameux « sprechgesang ».
Cette voix qui chante des mots souvent amers. Les thématiques développés ici comme auparavant sur ses albums peuvent finalement se résumer aux questions suscitées par la temporalité et la finitude : Finitude des corps, des vies et des êtres tout d’abord mais aussi finitude d’un amour, d’un désir, d’une pulsion. Ces textes qui ciblent le plus souvent ce fil temporel qui est le nôtre à travers l’idée d’un inéluctable déclin, celui des corps mais aussi de l’amour et puis la mort au bout du chemin. On pense là-encore et plus que jamais à Gainsbourg (cette phrase surtout « L’amour physique est sans issue ») mais aussi à Miossec, cet éditorialiste de la rubrique des amoureux écrasés d’autant que certaines facilités sémantiques rognent par moment un enthousiasme par ailleurs survolté (« La toxicomanie », mouais). On pense à l’un (surtout) et à l’autre (bien plus brouillon et moins subtil que Biolay), on peut éventuellement parler d’héritage (difficile de faire de la pop ou de la chanson française par chez nous sans y trouver la trace de Gainsbourg) mais petitement et surtout pas en en faisant une synthèse paresseuse et fallacieuse sur les questions de filiation consanguine (qu’est-ce que ça aurait été si Biolay avait dragué Charlotte et non Chiara d’ailleurs, Lou aussi peut-être).
Non BB n’est pas l’Héritier (avec un H majuscule) d’un Gainsbourg ni même d’un Bashung ou encore d’autres de ces compatriotes. Bashung affichait déjà plus de 60 printemps à l’heure de sa mort, Gainsbourg aurait plus de 80 ans aujourd’hui, sans leur faire la moindre injure on peut tout de même dire que de l’eau a coulé sous les ponts et le monde dans lequel ils sont nés n’est pas celui de la crise économique et climatique et de la mondialisation de ces crises qui ont vu naître BB.  Le monde entier, comme un gigantesque tsunami, est passé par le territoire hexagonal (avec 15 ans de plus, Etienne Daho le savait déjà). Alors des figures tutélaires sans doute, des ombres voraces sûrement pas.
Wake up ! On peut aimer nos vieux sans faire des fixettes annihilantes pour les 15 générations qui vont suivre. On souhaite simplement à Biolay de ne pas se transformer à son tour en un cynique « Biolard» surtout que le risque existe, compte tenu de sa consommation d’alcool, de l’aveu même de l’auteur. Cette posture du dandy cynique et désabusé est sans doute l’écueil principal que devra éviter Biolay à l’avenir. Mais revenons à cette Superbe. Ce qui émeut paradoxalement chez BB c’est aussi sa timidité (comme chez Gainsbourg d’ailleurs tiens mais chut, oui ca ne sera pas facile de résister à la tentation du calque, il le faut pourtant). Voilà ce qui donne plus de force encore à cet album, son élégance, sa profondeur. Voilà un type ultra doué, empêché par sa voix pas puissante (sauf quand il la pousse, et il faut qu’il la pousse parce qu’alors elle est terrible), par ses névroses multiples, son obsession de l’échec, sa célébrité people, sa fausse image de faux garçon rebelle gendre idéal ayant viré au queutard, et qui l’air de rien, vous emmène très loin, sur des chemins inédits, inattendus, inouïs.

Brandt Rhapsodie…

Et puis en bout du premier disque il y a ce « Brandt Rhapsodie », une chanson touchante comme rarement. On peut certes dire que c’est avec le magnifique « Ton héritage » que Biolay réussit le passage de l’instant classic et de la chanson éternelle de par sa thématique et la profondeur de sa musique mais c’est avec cette idée de départ toute bête (vous pensez, l’histoire d’un couple de sa naissance à sa mort racontée via des petites notes laissées à l’un pour l’autre au fil des jours, des phrases d’amour et de désir du début aux textos en mode SMS de fin, des sentiments dévoilés dans l’instant de leur ressenti jusqu’à l’énoncé froid des « tâches » à accomplir) mais d’une justesse incroyable. Une chanson touchée par la grâce (et ce jusqu’à son titre).
Biolay a étonné quand il a avoué que cette chanson était en fait une parodie de toute ces chansons pour bobos et ces ritournelles qui cherchent à faire swinger le quotidien le plus asphyxiant. La présence de Jeanne Cherhal déjà comme voix féminine accrédite cette thèse d’autant qu’on peut dire aussi qu’on tient là une version trash du « 4 murs et un toit » de Bena-babar mais la circonspection reste tout de même de mise devait pareil propos.
Déjà ce côté pudique ou timide qu’il développe par ailleurs peut faire pencher cette déclaration du côté du masque de la pudeur, aussi et surtout il est difficile d’imaginer que Biolay montre aussi peu de respect pour son public sans compter que c’est là un terrain d’interprétation sans doute trop familier. Le sens parodique existe peut-être mais ce n’est sans doute pas là la visée principale de l’objet. On peut creuser d’ailleurs la question en suivant une piste plus intéressante et plus gratifiante : celle de son ambiguïté perpétuelle entre « grandes idées » et « ancrage dans le quotidien », cet appel à l’identification ou son éternel retour à l’idée qu’on est tous confrontés aux mêmes démons du quotidien. S’il y a parodie, c’est alors peut-être une parodie de lui-même, une sorte d’autodérision délicate.

Billy Bob a raison….

Vous l’aurez sans doute compris, Benjamin Biolay réussit avec « La Superbe » et d’assez loin son meilleur travail et sans doute l’un des disques les plus impressionnants depuis longtemps (le Rio Baril de Florent Marchet ou bien encore le plus récent Cristal Ballroom de Babx mais ces deux superbes disques opèrent finalement dans une veine bien plus étroite musicalement parlant que cette Superbe).
Il vient de réaliser ici une sorte de petit livre (disque?) blanc de la pop à la française. Une sorte de bréviaire qui pourrait à la fois symboliser cette élégance pop française (de Gainsbourg à Daho en passant par des noms moins reconnus) comme servir de guide aux futurs apprentis sorciers de l’arrangement qui tue et du texte définitif. Un superbe disque de variétés à la française, dans le sens le plus noble du terme, l’occasion de citer aussi Arthur H, cet autre sorcier auquel Biolay ici se rapproche non pas du point de vue du résultat mais du côté de l’exigence et de la créativité manifeste d’un album à l’autre.
La sensation, que nous partageons tous à Culturopoing (enfin une large partie), et nous ne sommes pas les seuls, d’être face à un disque qui marquera non seulement son époque mais les décennies à venir. Ce qui ne veut absolument pas dire qu’il se vendra bien, d’ailleurs.
C’est peut-être en ça qu’il se rapproche le plus de Gainsbourg, tenez… D’autant qu’on a du mal à ne pas penser que tôt ou tard Biolay nous fera un complexe lui aussi sur la « petite musique » pop au vue de sa formation classique et de ses immenses connaissances en la matière (sa peinture à lui ?). Il n’est pas facile de se défaire d’un penchant d’accointance par trop forcée avec le grand Serge qu’on prête abusivement à Benjamin Biolay. C’est juste qu’il n’est pas fréquent d’écouter pareil disque capable d’un aussi grand écart musical sans jamais perdre grâce et fulgurance. La dernière fois ça devait peut-être se passer du côté de Montréal en 1976 et puis parce que ce n’était pas de la musique, c’était une certaine Nadia Comaneci, un perfect 10.

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