Décidément, la rentrée Christian Bourgeois peut se lire toute entière comme une ode au récit : après la confession intime, tendre et violente (le beau « Bientôt ca sera vide »), et son pendant loufoque, exogène et non moins inquiet (« De parcourir le monde »), voici venir, avec l’unique titre étranger, le récit choral, éclatant les points de vue pour mieux creuser la mélancolie et la haine.

C’est que « Les autres américains » de Laila Lalami, arrivant dans nos contrées auréolé d’une critique américaine extatique, d’une position de finaliste au National Book Award et d’une bafouille de JM Coetzee, excusez du peu, démarre avec brutalité :

« Mon père a été tué une nuit de printemps, il y a quatre ans, alors que j’étais installée à une table d’un nouveau bistro à Oakland. »

Cette voix, c’est celle de Nora, sa fille, l’immigrée de seconde génération, trahissant les ambitions familiales de réussite (dentiste, comme sa sœur) pour vivre sa vie de bohème. Mais elle n’est qu’une habitante de ce récit parmi d’autres, qui tous vont se pencher tout au long de ces pages sur ce fait banal mais qui va hanter et interroger aussi bien la famille que les proches (enquêteurs, voisins) et faire ressurgir les fantômes d’une Amérique pas si à l’aise avec elle-même.

C’est une nuit de printemps, donc, et Driss Guerraoui, américain d’origine marocaine, sort de son diner, acquis à force de travail. Il ferme la porte à clef, et, traversant la route, se fait heurter de plein fouet par une voiture. Il mourra sur le coup, saignant sur le trottoir.

  • Fausse enquête et vrai deuil

L’ouvrage se déploie alors en deux versants : le premier, factuel et nécessaire, est celui du tempo de l’enquête, faux suspens et vrai faits divers à la clef. Qui sont les responsables ? Comment réussir à faire face ? Comment relire encore et encore cet instant, à travers le prisme de tous les points de vue, témoin, enquêteurs, famille ? Est-ce un accident ou un crime ?
Mais s’il n’était que cela, « Les autres américains » ne serait au mieux qu’un roman de gare, et encore, un plutôt raté vu son absence de tension.

Ce qui intéresse Lalami, au contraire, c’est le second versant, plus secret, plus douloureux aussi. Déployant l’incident et ses répercussions dans une toile à la fois lâche et obsessionnelle, qui viendra même contaminer l’enquête, elle la perfuse d’un sentiment noir.

« J’avais essayé de remplir le vide que mon père avait laissé en m’accrochant à ce qui lui avait appartenu -son chalet, son restaurant, ses secrets- et je voyais dorénavant clairement que rien de tout cela n’était un rempart contre la mort. Le chagrin requérait que je capitule. Il fallait que je cède. Je devais apprendre à vivre uniquement avec les souvenirs, et rien de plus. »

Loin de la fresque, c’est une Amérique des rebords, du quotidien, qui s’ouvre à nos yeux par l’obsession du détail des traits de Lalami : celle des diners vieillissants, des villes sans charmes, « sur la route de », des spectacles de fin d’année et des middle class aux rêves restreints par le réel et les fins de mois compliquées.

  • Mrs Dalloway chez les spectres

Une sorte de livre d’hiver, où la neige serait remplacée par le bagage de chaque membre de cette chorale mélancolique : Nora, Salma, Jeremy, A.J., Coleman, Efrain, Maryam. Fille, sœur, mère, voisin plus ou moins délicats, témoins effrayés par l’absence de papiers, anciens amants ou nouvel amour impossible, tous viendront tour à tour prendre la parole, pour interroger l’évènement, rebondissant à une action du chapitre précédent, ou alors plongeant dans leurs propres racines, souvent à nues.

Oscillant des mort aux vivants, de l’interiorité de chacun au lien global qui les unit (l’exteriorité, la communauté, l’Amérique), Lalami dévoile alors une maitrise impressionnante dans sa manière de déployer à chaque paragraphe chacune de ces voix avec leurs spécificités, de revenir sans cesse à cette ville de rien, à sa communauté, et à transmettre de mots en mots le même sentiment aigu de deuil, de rêves déchus ou oubliés, tous « pas assez » ou « trop » quelque chose, jamais dans une norme qui finalement n’existe pas mais ne sert qu’à faire rebondir les frustrations intimes de chacun.

C’est Maryam, forcée par la violence de fuir son pays, et qui découvre avec son mari la haine ordinaire qui bascule après le 11/09. C’est Nora, leur fille, ni suffisamment blanche pour le regard des autres, ni dentiste comme sa sœur pour ses parents. Qu’importe que cette dernière se shoote en secret pour étouffer un mariage triste.

C’est aussi A.J., le fils du responsable du bowling, parti pour faire fortune dans une entreprise canine qui est obligé d’habiter chez ses parents après une banqueroute dû à « une chinoise », entretenant sa haine. Coleman, la policière en charge de l’enquête, trop noire pour les collègues, qui gère tant bien que mal un enfant « pas assez » intégré, et sans doute homosexuel.

C’est Jeremy, le personnage le plus classique mais aussi touchant, le vétéran de l’armée hantée par sa violence, l’ex-gros, objet des quolibets, qui espérait fuir un horizon trop bouché et un père trop buveur mais qui a détruit sa psyché sur les murs des explosions d’Irak.

  • Eloge et critique des fantômes

C’est enfin d’autres fantômes, et quand la fiction passe la barrière de la mort pour laisser parler Driss, le patriarche écrasé sous les roues d’une Ford argentée, l’ouvrage assume et révèle tout son potentiel hanté et, l’intriquant comme en un murmure de colère, politique.

Difficile de résumer en si peu de mots combien elle parvient, sans jamais s’appuyer, à mélanger le deuil intime avec celui d’une certaine Amérique, combien du regret elle fait naitre la violence sourde.

« Ayant grandi dans cette ville, cela faisait longtemps que j’avais appris que la sauvagerie d’un homme prénommé Mohammed était rarement mise en doute, mais que son humanité restait toujours à prouver. »

De la pudeur, contre le vulgaire : il ne faut pas imaginer qu’il y aura une issue, un grand méchant (ou alors il est face au Bureau Ovale), un retournement de situation ou une grande scène cathartique. Bien plus impressionniste que démonstrative, loin de se réduire à une fable, Lalami ne cesse de délayer les contours de son horizon sans jamais les émousser.

« Les autres américains » maintiendra jusqu’au bout son récit sous chape, écrasé de l’absence et du silence, un brûlot qui aurait été conté façon jazz mineur, « in a silent way » : un chant à la fois doux et insupportable, parce que sans issue et l’acceptant dans une défaite douloureuse. Chacun son deuil, chacun son Amérique.

Comment être étranger ? A soi ? A ses proches ? A son pays et à sa Nation ?

Il en faut peu parfois pour que naisse un grand récit politique : « Les autres américains » est de ceux-la, et d’une manière bouleversante.

En suivant les pas de ses fantômes, elle accouche des nôtres : cantus d’une Amérique en lambeaux, mausolée pour une absence autant que deuil d’un American Dream. La chorale d’un miserere intime et sociétale.

Editions Christian Bourgois, 512 pages, 22.50 euros. En libraire.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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