Beatrice Alemagna  – La gigantesque petite chose (Casterman)

Ces moments furtifs qui nous traversent intensément et nous échappent simultanément, des instants qui nous emplissent et se sont enfuis avant que soyons parvenus à les définir. Ce sont autant de merveilles éphémères de la vie que traduit La gigantesque petite chose de Beatrice Alemagna au titre si approprié. Les vestiges d’une joie passée arrivent sur le bout de la langue d’un vieux monsieur goûtant la neige et se sentant « redevenir tout petit », une goutte de pluie qui touche le visage, la vision d’une couleur, la sensation d’une matière sous la main invitent les sens de façon alchimique, définissant le bonheur comme une entité volatile, fantôme, inexplicable. Si le livre de Beatrice Alemagna est si beau c’est également parce qu’il ne s’aventure pas dans le cliché de la perfection, que le bonheur est également lié à la mélancolie, soit parce qu’il rappelle le passé révolu, celui du vieux monsieur qui ne retournera pas en arrière, celui de la dame qui ne l’a pas vu venir et l’a laissé partir, ou des enfants qui tentent de l’enfermer pour le garder comme un cadeau, mais prennent conscience que sa permanence est irrémédiablement liée à son évanouissement dès qu’on tente de l’attraper. « Un jour, comme par blague, elle s’est cachée dans une larme et a rempli un homme de nostalgie ». Ces mots splendides expriment combien le bonheur, contrairement aux idées reçues, ne combat pas les pleurs mais marche parfois à leurs côtés, les accompagne parfois main dans la main comme de fidèles amies. Plus on grandit plus le bonheur perd de son évidence spontanée, quelque part entre une exigence croissante et une incapacité à profiter du présent. Mais Beatrice Alemagna, dans son magnifique optimisme, voit ça aussi comme une forme d’élévation spirituelle, de chemin de la sagesse :

Beaucoup d’enfants, en grandissant, découvrent qu’elle [la gigantesque petite chose] n’est plus dans le tiroir des jouets, plus dans la boite à bonbons.

« Tant mieux comme ça » se disent-ils. ».

La magie est pourtant intacte, celle de l’être humain livré à ces vives émotions qu’il serait si facile de faire rentrer dans des cases. Dans les albums jeunesse, ces émotions sont beaucoup trop souvent ramenées à une essence manichéenne où tout doit être dit, compréhensible et sans zone d’ombre. C’est donc une aubaine que de relire ce classique qui ne simplifie pas les sensations et en retient l’insaisissable. Quoi de plus émouvant en cette période si compliquée que cet appel à rester éveillés, les yeux grands ouverts, pour saisir combien le bonheur nous atteint chaque jour au détour d’un regard, du vent dans les branches, ou d’une odeur. La grâce infinie se situe justement dans cette « petite chose ». Si l’individu ne conserve pas cette capacité élémentaire, cette aptitude à comprendre que l’essentiel est parfois si peu visible, car si peu démonstratif, il s’expose au marasme, au désespoir, à l’isolement, comme en témoigne le spectacle de cet homme prostré au seuil de sa maison.  Jamais peut-être le graphisme d’Alemagna n’aura été aussi approprié au thème abordé. Les collages d’éléments disparates, morceaux de journaux, motifs décoratifs, morceaux de photos, sont autant de bribes de vie éparpillées qui en révèlent paradoxalement l’harmonie. De cette somme de découpages, de collages et de dessins naît une profonde unité, donnant à son illustration une dimension presque métaphysique, définissant une forme de philosophie de l’existence pleine d’espoir et de douceur. (O.R.)

 

Monique Touvay / Suzy Chic et Cécille Weber – A l’infini  (Didier Jeunesse)

Le petit narrateur d’A l’infini est une drôle de créature qui, sous le pinceau de Monique Touvay, ressemblerait un peu au Moomin de Tove Jansson ou à un petit fantôme. La dessinatrice lui donne en effet un aspect stylisé très épuré, une forme qui vise à la transparence de la goutte d’eau – et quoi de plus approprié justement que la peinture à l’eau pour la traduire ! , avec deux petits points en guise d’yeux, une ligne pour bouche, et un museau lorsqu’il est de profil. Il est tout mignon, attendrissant, cet enfant d’une espèce féérique qui, au contact des éléments, se pose les mêmes questions que nous. Dans l’approche du monde d’A l’infini, tout part de la sensation : joie d’être réveillé par le soleil qui « chatouille les yeux », joie de pousser les feuilles qui tiennent chaud la nuit, d’aller boire à la source avant de sentir la caresse de l’eau qui sent la menthe sauvage sur la peau.  A l’infini est un petit livre qui, en appelant à cet éveil des sens, ouvre les yeux sur la beauté de l’univers. De là, notre petit héros s’interroge donc sur la provenance de cette eau, d’où elle part puis où elle va. Les réponses sont à la fois sensées et poétiques, et c’est là qu’à l’unisson des mots candides et doux de Suzy Chic et Cécille Weber, l’illustration de Monique Touvay se libère dans un infini fidèle à son titre, qui courtise l’abstraction. Splendides étendues vertes et bleutées, nuages, ciels, visions liquides traduisent le spectacle des paysages d’une façon presque cosmique, dans des symboliques de flaques, de ruisseaux, de nuages. Les courbes et l’incertitude émerveillent et stimulent l’imagination au point de nous donner à nous aussi l’irrésistible envie de trouver notre point d’eau pour nous y immerger, retrouver la sensation enfantine parfois perdue de cette communion avec les éléments. Sous des allures naïves, A l’infini touche à l’essentiel, dans une simplicité qui coule de source. (O.R.)

 

Trudy Ludwig et Patrice Barton – Le garçon invisible (Editions d’Eux)

Arthur ne prend pas de place : pendant qu’à l’école beaucoup hurlent, rient, chantent, il garde le silence. Et quand on doit choisir un sport, il garde son regard baissé, il sait qu’il sera le dernier. Plus que vingt minutes de repas, à regarder les autres parler de fêtes où il n’a jamais été invité. En attendant, Arthur rêve, et dessine des histoires fantastiques.
Et puis un jour, un nouveau camarade arrive, Justin, un coréen dont tout le monde se moque. Qui sait, peut-être que l’amitié pourra redonner des couleurs à notre Arthur tout gris ?

C’est un livre subtil et bouleversant que proposent Trudy Ludwig et Patrice Barton. Emouvant parce qu’il parvient à faire de son handicap une force : si on pouvait craindre une forme larmoyante ou didactique à son propos, la douceur des dessins parvient à lisser et faire résonner chaque scène d’une justesse touchante.

Mieux : en abordant d’une manière aussi frontale et peu romancée les situations d’exclusion, ils font ressurgir chez chacun les souvenirs honteux de petites humiliations que provoque parfois la violence des enfants entre eux. Qui ne se souvient pas de la honte de ne pas pouvoir partager un jeu ? Qui n’a jamais ressenti la douleur de ne pouvoir exister dans un groupe ?

Les souvenirs reviennent aux grands, la catharsis aux petits. Et dans un geste de douceur, l’ouvrage offre à tous, adultes comme enfants, une voie de sortie : c’est par l’attention à l’autre, par son regard ou par le geste, que peut surgir la couleur de nos vies. Nous existons, tous, et en avons le droit. D’un simple sourire ou d’un dessin, allons chercher les couleurs. (JNS)

 

Aurore Petit – C’est chez moi  (La Martinière Jeunesse)

C’est un petit bijou d’une beauté incroyable que nous propose Aurore Petit dans ce magnifique « C’est chez moi ! » : soit un voyage, en quelques pages et autant de créativité, dans le domaine et la maison des espèces.

Un aigle au dessus de montagnes qui se dressent à 90° de la page, un soleil qui apparait subtilement au dessus de la plage du crabe, une vague de minuscules bandes qui dissimulent un scorpion dans le sable ou des blocs de glaces créant un labyrinthe pour le phoque, quand la page d’après, ces mêmes blocs deviennent forêt d’immeubles pour l’homme.

Plus qu’à penser, c’est un livre à manipuler et à rêver, dans ses tons de vert, d’ocre et de noir : il faut ressentir ses plis, ses volumes qui se dressent, saisir la poésie qui se cache devant le minimalisme géométrique de chaque représentation. Quelques pages et autant de lieux, de volumes, d’espaces de la page ou de la planète : tous citoyens de la Terre, qui nous offre un dernier clin d’œil, dans ce sublime objet à savourer. (JNS)

 

Sébastien Mourrain – 55 jours chez mon chat (Editions de La Martinière)

Les 55 dessins de ce beau petit livre carré, à la couverture jaune d’or, ont été réalisés pendant le premier confinement de 2020. Il faut se rappeler que l’époque était morose parce qu’angoissante. Elle était pleine de grandes peurs légitimes, pleine d’effroi. Combien de personnes le virus va-t-il encore tuer ? A quand mon tour d’être malade ? Pourquoi n’y a-t-il pas de masques pour nous protéger ? Mais que fait le gouvernement ? Lors de ce premier confinement, on restait chez soi, et dès qu’il fallait faire les courses, c’était avec la peur panique de ramener le virus à la maison. D’une certaine manière et l’air de rien, Sébastien Mourrain a très bien rendu cette atmosphère particulière. Habituellement, quand il est question de chat, il est aussi question de facéties, de bêtises et de câlins. Ici, Sébastien est le chat qui est Sébastien. L’illusion que les deux créatures fusionnent par moment n’est pas une vue de l’esprit : c’est sérieux, ça ne rigole pas. Mais l’instinctive animalité se défend bien contre l’immobilité imposée au corps et à l’esprit. On commence par se poser et par prendre son temps. On regarde la lumière qui balaye une pièce, puis une autre. On lit, on fait une cordelette avec des bouts de ficelle, on s’approvisionne en courage. On travaille, on dessine. Systèmes D, plan B.

Le trait noir du feutre-pinceau est moelleux, courbe, nourri. De temps à autres, une lumière plus vive, une note plus aiguë : le chat-mourrain a fait une bêtise. On rit. De repas pris en famille, de discussions autour d’une table, de mains qui caressent, point. C’est qu’une pandémie, ça coupe en deux l’élan vital. Ca isole en soi. Mais attention, qu’on ne s’y trompe pas, la tendresse n’a pas disparu, elle est en suspens. D’ailleurs elle enveloppe chaque dessin, il faut juste regarder. Et maintenant qu’on s’est attaché à la petite famille, on aimerait pouvoir lire une suite, un jour. (P.V.)

 

Marianne Dubuc – L’ombre de Petit Guépard (Albin Michel Jeunesse)

De tous les livres jeunesse publiés ces dernières années, il y en a quelques uns qui sont particulièrement fabuleux, dont Le Lion et l’oiseau de Marianne Dubuc, sorti en 2013. Alors chaque fois que cette grande autrice et illustratrice publie un nouvel album, c’est toujours avec une grande impatience qu’on attend de le découvrir. Avec L’ombre de Petit Guépard, Marianne Dubuc nous propose une allégorie de ce que peut être une relation à deux. La métaphore de l’ombre qui endosserait presque un costume d’anamorphose est inattendue. Car en effet, la trouvaille de Marianne Dubuc de représenter une ombre de forme différente du sujet vivant qui la produit surprend et ravit. Ainsi, ce sujet vivant est ici un animal féroce, sauvage, « un guépard » ; et son ombre est une petite souris. Soit une créature futée, certes, mais fragile. Une manière de faire entendre que Guépard est un gros chat qui s’amuse avec sa souris. Il ne la dévore pas, non, mais il ne la traite pas tout à fait bien non plus. On s’insurge un peu et puis à mesure que la lecture avance, on s’amuse de constater que dans une relation à deux, celui qui a le pouvoir n’est pas toujours celui qu’on croit. Que les rôles s’inversent constamment. C’est à dire que tout est question de dosage et que celui-ci se règle dans l’attention portée à l’autre, l’attention gestuelle et langagière.

Pour exprimer cette simplissime complexité, Marianne Dubuc a choisi des contours sombres et de la peinture à l’eau. Comment faire mieux ? Les petits seront enchantés par l’histoire du Petit Guépard qui a perdu son ombre. Les adultes sauront leur faire découvrir à cette occasion ce qu’est un sens caché et comment se construit une vraie relation d’amitié ou d’amour. (P.V.)

Hervé Eparvier / Kei Lam –  Le livre debout (Tourbillon)

Ca commence par le livre dans le livre. C’est à dire que dans Le livre debout, on parle précisément du livre debout, ça comment comme ça. C’est un livre qui s’auto-explique, qui s’auto-raconte, parce qu’il a la parole. C’est en somme une nouvelle forme d’autoportrait. C’est rigolo. Un livre étroit tout en hauteur, c’est un joli cadeau mais ça ne peut montrer que ce qu’on y voit. Ca coule de source, mais de bas en haut. Par exemple une girafe, c’est un animal qui s’y voit bien, ça tombe sous le sens. Et une fois que le sens est tombé, on s’aperçoit que le livre s’est couché. On profite de sa sieste pour y rencontrer une équipe entière de foot, car tout ce petit monde entre sans problème dans cette horizontalité-là, c’est très marrant. Et puis il y a mode penché, le secoué, mais on ne dira pas tout, parce que ce serait trop, et que le trop vide le plein, finalement. Bref, on s’amuse avec ce surprenant livre allongé debout. Et on aime le toucher, il est doux, cartonné de partout, il tient debout tout seul, on peut se cacher derrière, se protéger du vent, des regards indiscrets, des lumières trop vives, jouer avec le chat, l’ouvrir en éventail.

Bref, un livre pareil ça change la vie. Et avoir tout ça pour seulement 12 euros, on se demande si l’éditeur n’est pas un peu sorcier ou marabout (de ficelles). (P.V.)

 

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